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"Université : pas de normalisation par le bas", "Le Monde" du 6 janvier 2009
lundi 5 janvier 2009, par
Pour lire cette "opinion" sur le site du Monde.
Le ministère de l’enseignement supérieur et de la recherche vient de diffuser un projet de décret sur le statut des universitaires qui concrétise la loi sur la responsabilité des universités (LRU) - d’autonomie des universités d’août 2007.
Deux réformes majeures sont prévues. D’une part, la possibilité d’une modulation des services d’enseignement est introduite en fonction de l’intensité et du niveau de la recherche de chaque universitaire : avoir une activité de recherche "soutenue" permettrait d’enseigner moins ; ne pas remplir cette condition exposerait à devoir enseigner plus. D’autre part, l’essentiel du déroulement de la carrière (recrutement, avancement, octroi de primes ou de congés sabbatiques et modulation des services) est confié à l’instance universitaire locale, vidant de sa substance le statut de fonctionnaires d’Etat maintenu par le décret pour les professeurs et maîtres de conférences.
Les signataires du présent texte proviennent de disciplines diverses, leurs opinions politiques, leurs appartenances syndicales sont variées, mais ils sont unanimes à considérer qu’un tel projet est, en l’état, inacceptable. Ils ne se mobilisent pas seulement pour défendre leur statut et leurs droits, mais aussi parce que, demain, si les réformes annoncées s’appliquaient, le service public auquel ils sont attachés en serait affaibli, et les premières victimes en seraient ses premiers usagers, les étudiants qu’il leur incombe de former.
Ce projet est d’abord inacceptable parce qu’il repose sur une logique de défiance à l’égard des universitaires, suspectés de ne pas accomplir correctement leur double tâche d’enseignement et de recherche. Faire dépendre le service d’enseignement de critères d’évaluation de la recherche - pour l’instant incertains -, c’est risquer d’assimiler l’activité noble qu’est l’enseignement à une sanction. Cela revient en tout cas à introduire entre les deux missions des enseignants-chercheurs une hiérarchie : ou bien un bon enseignant n’a nul besoin de s’adonner à des recherches, ou bien un chercheur peu productif suffit à faire un enseignant performant.
Ce projet est ensuite inacceptable parce que, à supposer qu’on admette le principe d’une modulation des services liée à une évaluation permanente de l’activité de recherche, les modalités proposées pour cette modulation ne garantissent nullement contre l’arbitraire. Le pouvoir de décision serait en effet aux mains du président d’université (ou du directeur d’établissement) et du conseil d’administration, le second étant conçu par la loi LRU comme un instrument du premier.
Le projet de décret accentue les effets nocifs de la loi LRU, qui a concentré tous les pouvoirs aux mains des présidents d’université. Or dans les universités des pays comparables, si le pouvoir de gestion est entièrement confié à la présidence conçue comme une instance administrative, celle-ci ne détient pas légitimement le pouvoir académique, qui relève des universitaires. En outre, compte tenu des contraintes budgétaires, rien ne garantit que la modulation ne soit le cheval de Troie de l’augmentation du service d’enseignement.
Ce projet est enfin inacceptable parce que, en vidant de son contenu le statut de fonctionnaires d’Etat des universitaires, il porte une grave atteinte aux libertés académiques sans lesquelles il n’y a pas d’universités dignes de ce nom. Depuis des années, le ministère de l’enseignement supérieur s’attaque à la ressource la plus précieuse de l’universitaire : son temps d’autonomie. C’est grâce à lui qu’il peut féconder son enseignement par ses lectures, ses recherches, ses échanges avec d’autres spécialistes, en France et à l’étranger.
Le projet de décret poursuit méthodiquement cette traque de deux manières. D’une part, il vise à transformer l’universitaire en un "employé de l’université" bon à tout faire : non seulement de l’enseignement et de la recherche, mais aussi de la direction d’unités de recherches, de l’ouverture vers l’international, de l’orientation professionnelle, du tutorat, de la levée de fonds, de fonctions d’intendance ou de secrétariat pour lesquelles le personnel administratif qualifié n’est pas assez nombreux. D’autre part, ce texte méconnaît le principe pour lequel le statut de fonctionnaire d’Etat a été conféré aux universitaires : pour garantir leur liberté. Celle-ci est la condition essentielle du développement de leur vocation : associer l’enseignement à la recherche dans un cadre serein et approprié.
Si l’assimilation bureaucratique de l’université à une "entreprise", et de l’enseignant-chercheur à un "employé" comme les autres, ne s’arrête pas, tout le monde y perdra. Non seulement les universitaires, incités à déserter une institution de plus en plus hostile, mais aussi les étudiants, exposés à voir diminuer la qualité de leurs formations en raison de la fuite, déjà entamée, de leurs meilleurs enseignants, et enfin l’université elle-même. Les réformateurs veulent à tout prix normaliser vers le bas une institution qu’ils comprennent mal et à laquelle ils sont étrangers. Rien d’étonnant à cela : ceux qui tiennent la plume du ministre et donc, de facto, celle du pouvoir législatif et du pouvoir réglementaire, sont justement ceux qui ont troqué la toge d’universitaire contre l’habit de conseiller du Prince.
Le ministère n’a jamais été aussi dirigiste que depuis qu’il prétend octroyer aux universités leur autonomie. Il serait grand temps qu’il daigne écouter les universitaires, c’est-à-dire ceux qui "sont l’Université", comme le disait si justement Simon Leys. Ils lui diront le fossé abyssal qui existe entre les beaux discours sur l’excellence, ou encore sur le pari de rendre attractives les universités françaises, et la réalité qui se dessine déjà : celle d’universités abandonnées au féodalisme et au clientélisme d’administrateurs locaux.
Loin d’être partisans du statu quo, nous sommes les mieux placés pour connaître l’ampleur des problèmes rencontrés par l’université et l’urgence de les résoudre. Mais en raison du déséquilibre manifeste qui est ici introduit entre les obligations (étendues) et les droits (restreints) des universitaires, nous demandons au ministère de suspendre la procédure d’édition de ce décret et de procéder à des amendements importants, de façon à redonner à ce statut l’équilibre grâce auquel il est une garantie institutionnelle au profit non seulement des universitaires, mais de l’université.
Olivier Beaud, juriste, Paris-II ;
Guy Carcassonne, juriste, Paris-X ;
Christophe Charle, historien, Paris-I ;
Jean-François Chanet, historien, Lille-III ;
Jean-Pierre Demailly, mathématicien, Grenoble-I ;
Philippe Dumas, physicien, Aix-Marseille-II ;
Jacques Elion, biochimiste, université Paris-Diderot ;
Pierre Encrenaz, astronome, université Pierre-et-Marie-Curie et Observatoire de Paris ;
André Guyaux, littérature, Paris-IV Sorbonne ;
Olivier Ihl, politiste, IEP Grenoble ;
Bernard Lahire, sociologue, ENS-LSH (Lyon) ;
Sandra Laugier, philosophe, université de Picardie ;
Franck Lessay, angliciste, Paris-III-Sorbonne nouvelle.