Accueil > Revue de presse > "Chers étudiants, voici pourquoi je ne donnerai pas vos notes", par Nicolas (...)
"Chers étudiants, voici pourquoi je ne donnerai pas vos notes", par Nicolas Guillet, "Rue89", 1er février 2009
mardi 3 février 2009, par
Pour lire l’article sur le site de Rue89.
Alors que les universités s’apprêtent à entamer ce lundi un blocage de durée indéfinie, Rue89 a demandé à Nicolas Guillet, un de ses internautes, maître de conférenced en droit à l’université du Havre, de nous expliquer pourquoi il s’apprêtait comme ses collègues à faire la grève des notes.
En nous proposant une tribune, il nous a expliqué que les enseignants havrais "bloquent le système en ne réunissant pas les jurys", "perturbent Pécresse par l’envoi des notes à son adresse e-mail puis par envoi postal".
Précisant que certains profs faisaient même téléphoner leurs étudiants au cabinet de la ministre de l’Enseignement supérieur et de la recherche, il nous a proposé de publier le courrier qu’il destinait à ses élèves, dont certains commençaient à râler.
Chères étudiantes, chers étudiants,
Depuis l’affichage de l’envoi des notes à la ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, j’entends -et mes collègues également- monter une forme d’étonnement, d’inquiétude, voire d’exaspération parmi vous.
Le syndicat UNI (habituel cache-sexe universitaire de l’UMP) a même distribué un tract pour tenter de vous convaincre de l’absurdité de notre action… Je vais donc tenter de vous démontrer en quoi cette action n’est non seulement pas absurde mais qu’elle au contraire parfaitement légitime et légale.
Une action à la fois légale...
D’abord, notre action est tout à fait légale. En effet, la décision de renvoi des jurys d’examen comme celle d’envoi des notes à la ministre Valérie Pécresse ont été décidées par le conseil de département de Droit, repris par d’autres conseils et probablement votée vendredi prochain par le conseil d’UFR des affaires internationales, et d’autres encore. Il s’agit de nos instances représentatives, y compris les vôtres puisque vous y avez des délégués.
De même, si la grève est votée, je rappelle qu’elle est un droit constitutionnel ; il appartiendrait à chaque enseignant et personnel administratif de faire grève ou non. Donc toute action de perturbation induite par la cessation concertée du travail serait légale.
... et légitime
Ensuite, notre action est tout à fait légitime. En effet, depuis plusieurs années (processus de Bologne, LMD…), mais singulièrement avec l’entrée en vigueur de la LRU et les "réformes" actuelles, nous assistons à une lente descente de l’université publique française vers la marchandisation : on ne pense plus "pédagogie" mais "crédits ECTS" ; on ne pense plus "transmission du savoir" mais "acquisition de diplôme " ; on ne pense plus "esprit critique" mais "insertion professionnelle".
Sans parler de la bureaucratisation rampante qui fera bientôt passer le Gosplan et le plan quinquennal soviétiques pour une aimable plaisanterie !
Bref, une université radicalement nouvelle apparaît, centrée sur l’utilitarisme, placée dans une concurrence exacerbée entre formations supérieures. Mais sans les moyens de lutter : l’Etat se désengage financièrement, et il n’est pas question d’augmenter les frais d’inscription, ce qui pénaliserait l’accès de toutes et tous à l’enseignement supérieur public.
Pas contre toute réforme... mais contre celle-ci
Je ne dis pas qu’il faut conserver le système universitaire en l’état, ni que la professionnalisation est inutile. Je dis seulement que la pente actuelle est dangereuse parce qu’elle ne permettra pas aux étudiants de réussir. Prenons un exemple : le taux d’échec en première année. Le gouvernement dit que c’est inacceptable ; nous sommes d’accord.
Mais quels moyens a-t-on pour y remédier ? Très peu en réalité : impossible de créer une "propédeutique" pour que les étudiants fassent leurs 3humanités" ; impossible de mettre en place des systèmes d’acquisition des connaissances et de la méthodologie par petits groupes -tout simplement parce que nous n’avons ni les moyens humains ni les moyens financiers d’actions que nous avons pourtant débattues, par exemple au sein du conseil de département de droit l’année passée.
La réalité est donc le "service minimum"… et le "double discours" : d’un côté, la proclamation de "l’excellence", de l’autre la baisse des moyens d’enseigner ! (Et la même logique se décline dans tous les services publics…)
A terme, en poursuivant dans cette voie, l’enseignement et l’éducation publiques seront profondément affaiblis, en contradiction totale avec la logique républicaine qui s’est construite notamment depuis la Révolution française.
Vous n’êtes pas des otages dans ce mouvement, vous en êtes acteurs
La question est donc politique : étudiantes, étudiants, que voulez-vous ? Voulez-vous une université qui vous ouvre au monde, qui vous fasse réfléchir tout en vous apportant les connaissances indispensables à votre insertion dans le monde professionnel ?
Ou bien voulez-vous un sous-enseignement, coupé de la recherche scientifique, destiné à faire de vous une main d’œuvre d’autant plus malléable qu’elle n’aura pas été habituée à réfléchir ?
En conséquence, faut-il vous arrêter au constat de votre problème immédiat (l’impossibilité d’avoir vos notes) ou bien penser l’action actuelle dans une réflexion d’ensemble ? Pensez-vous d’ailleurs sérieusement que des enseignants-chercheurs dont la vocation est de vous servir puissent songer à vous nuire ?
Aussi je conclus sur l’argument selon lequel vous seriez "pris en otage"… Je pense qu’il faut justement être sérieux et que manier sans précaution cette expression est une insulte à celles et ceux qui ont été véritablement soumis à la menace de mort par prise d’otage : les résistants et les civils pendant la Seconde Guerre mondiale, Florence Aubenas ou Ingrid Bétancourt plus récemment.
Vous n’êtes justement pas des otages, bien au contraire, vous êtes -tout comme nous sommes- les acteurs de la défense et de la promotion de l’université française en général et de l’université du Havre en particulier !