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"Les universitaires doivent prendre leurs responsabilités", par Jean-Robert Pitte, "Le Monde" du 5 février 2009
jeudi 5 février 2009, par
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Vette fois-ci, ce sont les professeurs qui manifestent leur mauvaise humeur. Nombre d’entre eux, toutes sensibilités confondues, s’inquiètent de l’application d’une disposition de la loi du 10 août 2007 portant sur les libertés et responsabilités universitaires et sur la modulation des services.
Celle-ci permet aux présidents de répartir le service des enseignants-chercheurs entre leurs différentes missions, en plein accord avec les souhaits des intéressés et après avis des directeurs ou doyens d’UFR et des conseils en formation restreinte aux enseignants. C’est plus de liberté pour concevoir l’exercice de son métier selon ses goûts, avec la possibilité de moduler la répartition des tâches d’une période à l’autre de sa carrière, voire de l’année universitaire.
Avant d’aller plus loin dans l’examen de ses avantages, rappelons sur quelles craintes repose l’opposition à une telle mesure : c’est celle que les présidents abusent de leur pouvoir et imposent de lourdes tâches d’enseignement à ceux qui ne seraient pas jugés assez performants en recherche et de larges décharges de cours à d’autres. Les promotions seraient accordées aux seconds, au détriment des premiers. L’attachement des universitaires à la gestion collective de leur carrière rend très improbables de telles dérives qui mettraient les présidents dans l’impossibilité de diriger leurs établissements. La majorité des universitaires doivent être des enseignants-chercheurs, cela n’est pas contestable. C’est ce qui explique que les services pleins d’enseignement soient de 192 heures d’équivalents travaux dirigés (ou 128 heures de cours magistraux), soit la moitié du service d’un professeur du secondaire.
Première remarque : tous les universitaires consacrent-ils réellement 50 % de leur temps de travail à la recherche ? Loin s’en faut, et tout le monde le sait, en premier lieu les étudiants un peu avancés qui savent reconnaître le bon cours, renouvelé chaque année et reposant sur une activité de recherche soutenue du professeur. C’est à eux qu’ils demandent d’encadrer leurs travaux personnels de mastère et leurs thèses de doctorat. Beaucoup dirigent en outre des laboratoires ou exercent des responsabilités administratives. Chacun sait que les plus dévoués à exercer ces tâches ingrates sont souvent d’excellents chercheurs et pédagogues, l’inverse n’étant pas nécessairement vrai. D’autres, sans être de médiocres enseignants, ont perdu le goût de la recherche et celui de la mobilité. Ils ne contribuent pas à la grandeur de l’institution universitaire. Que le statu quo les satisfasse, on le comprend, mais c’est indécent. Quant aux autres, qu’ils n’aspirent pas à bénéficier d’un peu plus de temps pour leurs recherches est incompréhensible.
La France est l’un des seuls pays développés dans lesquels les universitaires ne disposent pas d’année sabbatique, c’est-à-dire une pleine année de liberté pour se concentrer sur des recherches approfondies, mener des expériences complexes en laboratoire, achever une synthèse, se reconvertir vers des thématiques nouvelles, partir enseigner ou mener des recherches à l’étranger.
C’est même l’une des raisons de la démobilisation de certains vis-à-vis de la recherche, alors que tous sont de haut niveau au moment de leur recrutement garantit le Conseil national des universités (CNU). La modulation des services permet aux établissements qui le décideront d’établir l’année sabbatique pour tous. Pourquoi ne pas l’oser en se saisissant de cette possibilité ?
Qui s’en plaindrait ? Certainement pas les étudiants, en tout cas, qui retrouveraient des enseignants ressourcés et enthousiastes. Pourquoi, par ailleurs, exclure que certains universitaires expriment le souhait de se consacrer à l’administration ou aux relations internationales à un certain stade de leur carrière ?
L’enseignement à l’université n’est en rien une punition ou, en tout cas, il ne devrait pas l’être. Tout professeur sait combien les cours aident à clarifier les sujets traités et conduisent même parfois à des intuitions fulgurantes. A contrario, on sait que dans certaines disciplines, dont les sciences humaines, les chercheurs purs relevant de divers organismes ne brillent pas toujours par leur clarté et leur originalité, sans parler de la rareté de leurs publications.
Cependant, l’enseignement universitaire n’est en rien une partie de plaisir, surtout dans les deux premières années de licence. Animer des groupes pléthoriques de TD ou donner un cours magistral dans un amphi bondé d’étudiants plus ou moins motivés n’a rien d’exaltant lorsqu’on sait que, malgré le tutorat et sans faire preuve d’une grande sévérité de notation, de 50 % à 90 % des étudiants de première année échoueront. Et ce, faute d’avoir été bien orientés, ce à quoi la loi LRU permet aussi de remédier grâce à la procédure de préinscription qu’elle institue. La refuser, comme certains le voudraient, c’est continuer à accepter que 40 % des lycéens - les meilleurs - soient happés par les filières sélectives performantes et débouchant sur l’emploi (BTS, IUT, classes préparatoires et grandes écoles, etc.) et que les universités en soient réduites à faire du social et à feindre de trouver normal que le bac soit le premier grade de l’enseignement supérieur.
On peut comprendre, dans ces conditions, que de nombreux universitaires recherchent les quelques possibilités de bénéficier d’un peu plus de temps pour la recherche : rares semestres sabbatiques laissés à la discrétion des établissements ou du CNU, détachements au CNRS, ou dans divers organismes et écoles françaises à l’étranger, bourses de la Fondation Thiers, élections convoitées à l’Ecole pratique des hautes études, à l’Ecole des hautes études en sciences sociales ou au prestigieux Collège de France. Les jeunes maîtres de conférence qui ont bénéficié de facilités lorsqu’ils préparaient leur thèse, les normaliens en particulier, sont friands de ces filières et déploient des stratégies habiles pour s’y glisser. Qui pourrait leur en vouloir ?
Les universités françaises ne doivent plus se couper du pays réel et de l’avenir de sa jeunesse. On ne forme pas les cadres de la France et de la planète mondialisée sans les nourrir d’une culture du questionnement et de la remise en cause que seule la recherche peut permettre d’acquérir, celle des étudiants et celle des maîtres. Tant que les meilleurs lycéens éviteront presque tous de venir à l’université en premier cycle, notre enseignement supérieur restera bancal, puisque les filières sélectives sont très peu orientées vers la recherche. Certes, la modulation des services des enseignants-chercheurs n’est pas une panacée, mais elle peut permettre de répondre aux besoins des universités, ainsi qu’aux goûts et aux capacités de chacun qui varient sur la durée d’une carrière.
Elle peut redonner dignité et plaisir à l’exercice du difficile métier d’universitaire. Elle fait partie de la panoplie de mesures permettant aux universités d’être plus performantes, mieux, au service de la société, de sortir enfin du paradoxe qui leur fait refuser toute ingérence du pouvoir politique sur leur fonctionnement et en même temps la liberté de se gérer elles-mêmes sous la houlette de leur président.
Jean-Robert Pitte est ancien président de l’université Paris-Sorbonne, membre de l’Institut.