Accueil > Revue de presse > "Quand les cours font le trottoir", par Véronique Soulé, Libéblog, "C’est (...)
"Quand les cours font le trottoir", par Véronique Soulé, Libéblog, "C’est classe !", 21 février 2009
samedi 21 février 2009, par
Pour lire cet article sur le blog de Véronique Soulé.
Un journaliste, ça court toujours, ça passe d’un sujet à un autre, enchaîne interviews, reportages, confs de presse. Alors voilà : vendredi après-midi, fait exceptionnel, je n’avais rien à faire. J’ai alors décidé de prendre le temps, de me poser un peu et d’aller suivre des cours dans tout Paris.
Le programme, envoyé par mail par Valérie Robert, l’infatigable chargée de Presse de SLU (Sauvons l’Université), est appétissant. J’ai raté le matin avec les matheux de Paris 6 et Paris 7 - j’avais une excuse : une conf de presse de Sud Etudiants. Et le cours alternatif-déjeuner de Paris 3 avec sandwiches et café. Mais il reste de quoi se nourrir intellectuellement jusqu’au soir.
. 15 heures 30, devant la statue de Montaigne, rue des Ecoles, juste en face de la grande entrée de la Sorbonne.
"... Et ne point trouver amer le venin de la servitude"... Les profs de Paris 3 viennent de commencer la lecture du "Discours sur la servitude volontaire" de La Boétie devant le buste de Montaigne. Un très beau texte que l’on relirait bien en entier si l’on avait le temps, bienvenu en ces temps de rébellion universitaire. Certains profs le disent avec le ton, d’autres sont un peu monocordes et alors on s’accroche.
Christine Baron, maître de conférences en littérature générale et comparée à Paris 3, distribue des tracts aux passants - "Pourquoi la communauté universitaire est-elle en grève ?". Certains prennent, d’autres non et marmonnent des choses désagréables sur ces profs qui n’en fichent pas une.
"Nous nous battons aussi contre les tendances défavorables aux sciences humaines, dit-elle, il y a Nicolas Sarkozy et La Princesse de Clèves, on sent chez nos gouvernants de la haine, du mépris de la culture classique, un refus de financer les études de sciences humaines. A la rentrée à Paris 3, nous avons 7 postes supprimés" dans ces disciplines.
Les profs sont un peu déçus. Une quinzaine de personnes, étudiants, enseignants, curieux, écoutent. Moins qu’aux cours alternatifs précédents. Peut-être que l’endroit n’est pas très bien choisi. Le trottoir est étroit. Des gens râlent parce qu’ils ne peuvent pas passer. A côté, on tombe dans le couloir de bus. Ou alors est-ce La Boétie ? La Princesse de Clèves a déjà été lue dans plusieurs villes, et elle a fait un tabac.
. 16 heures 15, au début de l’avenue de l’Observatoire, tout près du Jardin du Luxembourg, devant l’Ena (l’Ecole nationale d’administration). Comme on a voulu décentraliser les énarques, le siège est à Strasbourg. Mais l’école a tout de même gardé des locaux parisiens.
Là, c’est du lourd, un vrai cours de socio, très politique, en prise avec le mouvement, dispensé par un enseignant de Paris 8. Le titre : "Les inégalités sociales dans l’enseignement supérieur", le sous-titre : "Une leçon pour Pécresse". On va même nous distribuer trois feuilles avec des tableaux statistiques du ministère de l’Education nationale pour suivre.
Une petite introduction avant de commencer pour les passants qui s’étonnent. "Nous sommes contre le décret que Valérie Pécresse veut faire passer, explique un prof, car l’enseignement y est présenté comme une punition pour l’enseignant-chercheur et les étudiants comme des boulets. Contre les masters enseignants (...). A Paris 8, nous demandons aussi l’abrogation de la LRU (loi sur l’autonomie des universités, votée en août 2007)".
Charles Soulié, maître de conférences en sociologie à Paris 8 Vincennes-Saint Denis, explique d’abord pourquoi on est devant l’Ena : "c’est devenu un des hauts lieux de la reproduction sociale, de la noblesse d’Etat, qui va rejoindre ensuite les état-majors politiques de droite comme du PS, devenir des promoteurs zélés des réformes néolibérales. Parmi les anciens de l’Ena, une certaine Valérie Pécresse. On peut dire que l’Ena est une anthithèse de Vincennes qui accueille des étudiants salariés à plein temps, des enfants d’immigrés, un public coloré"...
Une vingtaine d’étudiants sont assis par terre. Certains prennent des notes. Des profs transformés en hommes-sandwichs distribuent des tracts pour gagner l’opinion. "Tout le monde voit bien la ligne "enfants d’enseignants" ?, demande le prof, 12,8% sortent du système scolaire avec un diplôme inférieur au bac ou sans diplôme, c’est six fois plus pour les enfants d’ouvriers".
Il fait plutôt doux, autour de dix degrés. L’endroit est magnifique, avec les arbres centenaires du Luxembourg et le bâtiment de l’Observatoire. Je serais bien restée encore un peu. Mais en tant que rubricarde Educ, c’est un sujet que je connais. Et puis j’ai maintenant cours d’histoire géo.
. 17 heures 30, sur les marches de l’Opéra Bastille, sur la place du même nom. Bus, voitures, motos font un sacré bruit de fond. Les profs vont devoir parler fort.
J’ai de la chance, les cours ont du retard. Pas évident de trouver un coin tranquille sur l’escalier qui est occupé par la faune habituelle, jeunes SDF, alcoolisés, iroquois, etc. Six enseignants-chercheurs, des historiens et des géographes de Paris 7 en "grève active" depuis cinq semaines, vont se succéder. Dix minutes par personne, en théorie. Chacun enfile une chasuble jaune avec des slogans comme "Les universitaires en colère". Certains ont l’air un peu gêné. Pas l’habitude de s’exhiber.
Pendant que l’un fait cours, les autres distribuent des tracts pour expliquer le mouvement au grand public. L’opinion semble partagée. "Ils demandent quoi ? de l’argent ?, grogne un passant, ils feraient mieux d’aller voir dans d’autres pays comment ça se passe". "On est avec vous mais qu’est-ce que vous voulez ? Ils ont voté pour Sarkozy, ils l’ont maintenant et voilà le résultat", confie une dame fataliste.
Annie Lacroix-Riz , spécialiste d’histoire contemporaine et de relations internationales, a choisi de parler aujourd’hui de la montée d’Hitler au pouvoir. "On entend parfois dire que ce n’est pas le grand patronat qui a financé son ascension fulgurante mais le petit patronat, les adhérents du parti nazi (...). C’est faux.Parmi ses soutiens les plus importants, à l’étranger, il y a Henry Ford qui est souvent présenté comme un patron social. Mais il ne l’était pas du tout dans ses usines. En plus, il était un antisémite virulent. Il publiait "The international jew" où Hitler a même dit avoir trouvé des idées"...
Evelyne Cohen enchaîne. Sa spécialité, l’histoire de Paris. Elle explore les contenus symboliques des lieux par où passent les grandes manifestations.
Les historiennes sont passionnantes. Mais un peu longues. A 18 heures, il commence à faire sérieusement humide. On se serre sur les marches. Pour les cours de géo, j’ai peur de prendre froid. Je crois que je vais sécher. D’autant que je dois repasser au journal pour les résultats de la coordination nationale des universités.
"Vous ne voulez pas suivre des petits cours d’histoire ou de géo, pour voir ce que font les universitaires ? "... Annie Lacroix-Riz est infatigable. Elle vient d’interpeler deux jeunes filles. "On n’est plus étudiantes, mais on est nostalgiques". "Alors si vous êtes nostalgiques, allez donc écouter un cours sur les marches". Ravies, elles s’exécutent. Et j’en profite pour m’éclipser.