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Réforme de l’Université : il n’y a pas que la France qui résiste - Jade Lindgaard, Médiapart, 20 mars 2009

samedi 21 mars 2009, par Laurence

C’est un angle mort du conflit autour des universités : la dimension européenne du débat. Pourtant, universitaires et chercheurs italiens étaient en grève mercredi, les Finlandais ont manifesté le 13 mars, l’équivalent de la LRU a été voté au Danemark en 2003, et des réformes semblables se retrouvent en Espagne, en Allemangne, au Royaume-Uni et en Grèce. A quelques semaines des élections européennes, une mobilisation prend corps au sein de l’Union pour dénoncer la création d’un « marché de la connaissance ». Une troisième journée d’action en ce sens s’achève vendredi 20 mars.

Comment expliquer la similarité de réformes touchant des systèmes d’éducation et de recherche encore très disparates d’un pays à l’autre ? Analyse critique avec Isabelle Bruno, maître de conférences en sciences politiques à l’université de Lille 2 et auteur en 2008 de A vos marques, prêts... cherchez ! (éditions du Croquant).

LRU, masterisation de la formation des enseignants, réorganisation du CNRS : ces trois réformes en cours en France aujourd’hui trouvent-elles leur origine dans l’Union européenne ?

Isabelle Bruno. On en retrouve de semblables actuellement en Espagne, en Italie, en Finlande, au Danemark, en Allemagne, au Royaume-Uni et en Grèce. Elles s’inscrivent dans le cadre d’une stratégie européenne. Un programme politique cohérent décidé conjointement par les chefs d’Etat et de gouvernement au moment du sommet de Lisbonne en mars 2000 et qui se fixait l’horizon 2010 pour atteindre certains objectifs chiffrés (notamment l’équivalent de 3% du PIB investi dans la connaissance). Il ne s’agit pas d’une politique européenne à proprement parler, comme on parle de politique agricole commune, car dans les domaines de l’éducation et de la recherche, il n’y a pas de compétence communautaire. Les Etats membres se coordonnent, élaborent des stratégies en commun, se comparent et s’évaluent mutuellement sans qu’aucune disposition juridique ne leur impose quoi que ce soit.

Quels points communs alors entre les lois sur l’université en Europe ?

Il y a des lois sur l’autonomie des universités en Finlande, au Danemark, en Italie et en France qui toutes visent à responsabiliser les universités et transformer leur gouvernance sur le modèle de l’entreprise. Au Danemark, l’équivalent de notre LRU a été voté en 2003. Elle a suscité des résistances : l’université de Copenhague a été occupée et une pétition nationale engagée. Les nouvelles lois italiennes organisent un retrait du financement de l’Etat en incitant les entreprises à se substituer aux subventions.

La cinquième liberté de circulation


Quels sont les objectifs de la stratégie de Lisbonne ?

Faire de l’Union européenne l’économie de la connaissance la plus compétitive et la plus dynamique du monde d’ici 2010. Pour atteindre cet objectif, il fut décidé de coordonner plus étroitement les politiques nationales dans les domaines de la recherche, de l’éducation, de la santé... On cherche à rapprocher les universités des entreprises par des partenariats public-privé ; à faciliter l’entrée des entreprises dans les conseils d’administration des universités, de leur donner la possibilité de financer l’université et la recherche ; et l’on introduit dans les universités des outils de la science managériale. Cette politique rompt avec les principes du service public d’enseignement supérieur et de recherche.

On retrouve une communication de 2006 sur l’autonomie des universités émise par la Commission européenne. La même année, en mars, un conseil européen des ministres chargés de la recherche, de l’industrie et de la concurrence – depuis 2004, les questions relatives à la recherche et l’enseignement supérieur sont traitées dans le cadre d’un conseil chargé de la « compétitivité » – défend les principes mis en œuvre un an plus tard par la LRU en France.

Depuis 2002, il existe un objectif européen de l’équivalent de 3% du PIB en dépenses pour la recherche et le développement. Ces 3% sont ventilés entre 1% de dépenses publiques et 2% de dépenses privées. Cela se traduit par des mesures visant à inciter les entreprises à investir dans la connaissance : incitations fiscales, crédits d’impôt... Ce qui se passe à l’université procède d’une même logique que ce qui se passe dans les milieux hospitaliers. La stratégie de Lisbonne concerne aussi la santé, la fiscalité, les politiques d’entreprise, les retraites...

D’où vient cette idée d’économie de la connaissance ?

De chercheurs en économie et en sociologie des organisations. Celui qui l’a le plus théorisée est un économiste et sociologue danois, Bengt-Ake Lundvall. Mais on peut remonter plus loin. L’expression « économie de la connaissance » apparaît dans des documents de l’OCDE dans les années 1990. C’est lié au « new public management », c’est-à-dire à l’idée qu’on peut appliquer les principes de la gestion privée à la gestion publique. Concrètement, cela met en place un système de gouvernement qui permet de calculer des scores à l’aide d’indicateurs de performance, de les rendre publics à travers des palmarès et de confronter par exemple les résultats chiffrés des universités. Ce sont des outils forgés dans le monde de l’entreprise à des fins de rentabilité et de profit. On est en train de construire un canevas de l’environnement concurrentiel, un marché.

Depuis 2005, la stratégie de Lisbonne a mis à l’écart les objectifs sociaux et environnementaux initiaux pour se recentrer sur trois priorités : la connaissance (enseignement et recherche), les politiques d’entreprises (réduction des charges bureaucratiques et fiscales lors de la création d’entreprise, diffusion de l’esprit d’entreprise), emploi (flexisécurité). Il s’agit désormais d’établir la « cinquième liberté de circulation » : après les biens, les services, les capitaux et les hommes, celle des connaissances. Cela passe notamment par la création d’un brevet européen.

Une méthode adaptée à la crise

Initiée en 2000 par des gouvernements de gauche, la stratégie de Lisbonne devait fonder l’Europe sociale. Comment se fait-il que dix ans plus tard elle se traduise par des désengagements de l’Etat ?

La stratégie de Lisbonne a été lancée alors que l’Union européenne comptait 11 pays sur 15 gouvernés au centre gauche (Prodi, Blair, Schroeder, Jospin...). L’idée était d’ouvrir le chantier de la « nouvelle économie », avec l’ambition de lancer la construction européenne dans les domaines non marchands, là où il n’y avait pas de compétence communautaire, pour mettre en place l’Europe sociale. Certains parlaient de « la revanche de Maastricht ». C’était la première fois qu’à l’échelle européenne les chefs d’Etat et de gouvernement mettaient à l’ordre du jour de leurs sommets la lutte contre l’exclusion sociale, la pauvreté, la protection sociale, l’éducation...

Mais l’originalité de cette stratégie tient au fait qu’elle met en place une nouvelle méthode de construction communautaire : la méthode ouverte de coordination. Elle recourt à des moyens managériaux et disciplinaires alors que la construction européenne s’est faite par des moyens juridiques et diplomatiques. Cela explique que progressivement le volet social de la stratégie de Lisbonne a été marginalisé. Ces techniques managériales ne sont pas neutres politiquement. Elles produisent des effets. Le fait de mettre en comparaison et en compétition les systèmes de protection sociale au moyen d’indicateurs de performance est paralysant pour la mise en œuvre de politiques sociales.

Dans tous les domaines sociaux où on a voulu mettre en œuvre cette méthode, ça n’a pas fonctionné. Car elle suppose d’établir des objectifs chiffrés, de les appuyer sur une petite liste d’indicateurs de performance. Mais la pauvreté ou l’exclusion sociale sont des phénomènes très complexes, rétifs à une réduction à quelques chiffres. Les statisticiens qui ont travaillé consciencieusement se sont retrouvés avec des centaines d’indicateurs. Or le benchmarking (se mesurer et comparer) ne peut pas fonctionner avec autant d’indicateurs.


La crise économique peut-elle avoir une influence sur ces politiques ?

Elles ont l’avantage de conforter la logique monétariste de réduction de la dette et des déficits publics en proposant des outils qui permettent à l’Etat de se désengager. De ce point de vue, elles sont adaptées à la crise. En 2005, des rapports d’évaluation sur la stratégie de Lisbonne ont conclu à un constat d’insatisfaction. Les objectifs affichés ne sont pas atteints. Mais c’est mal comprendre l’utilité de ce dispositif de benchmarking et de méthode ouverte de coopération qui fixe de tels objectifs chiffrés, non pas pour qu’ils soient atteints, mais pour tenir en permanence les Etats membres sous pression afin qu’ils intensifient leurs efforts dans le sens convenu. Cette cible des 3% ne sera jamais atteinte. Ça ne veut pas dire qu’elle n’est pas efficace.