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"Et pourtant, ils tournent encore…" - Ixchel Delaporte, "L’Humanité", 17 avril 2009
samedi 18 avril 2009, par
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« La ronde c’est comme l’usine, on fait les trois-huit ! » La comparaison amusée de Chloé, étudiante à Paris-IV, en dit long sur une organisation déjà bien rodée. Depuis le lundi 23 mars, soit environ 550 heures, la Ronde infinie des obstinés (1) tourne sans interruption sur la place de l’Hôtel-de-Ville à Paris. Depuis vingt-six jours, les marcheurs réguliers ont pris leurs habitudes sur cette ancienne place de Grève. Jean-Michel, professeur de cinéma à Paris-VIII, détaille : « Il y a notre cantine, un petit vietnamien pas cher, il y a le bistrot en face, duquel on peut continuer à jeter un oeil sur la ronde en buvant un verre, et les apéros qui s’improvisent vers 19 heures. On s’y donne même des rendez-vous… » Et puis, ce rituel qui, chaque heure, vient rappeler le temps de la ténacité. Ce mardi matin, une vingtaine d’obstinés entonnaient : « La ronde infinie des obstinés tourne depuis 526 heures ! »
force d’attraction
Comment devient-on « rondeur infini » ? Certains, novices, s’approchent du centre, où sont posés sac à dos, jus de fruits et tracts et demandent l’autorisation. « Comment on fait ? Il faut s’inscrire ? », demandent deux lycéennes de Créteil. D’autres, plus familiers, s’immiscent sans gêne dans la marche en saluant des connaissances. Selon les gens, la durée de la marche varie entre un tour de ronde et huit heures non-stop. On peut marcher seul, à deux, à trois. On peut marcher en lisant, en téléphonant, en chantant, en réfléchissant ou en jouant de la musique. On peut marcher lentement ou à toute vitesse. À chacun sa ronde.
Parfois, les observateurs finissent par céder à l’attraction de la giration. Comme certains touristes interloqués. « Les Anglais, Italiens ou Espagnols qui connaissent bien le processus de Lisbonne, viennent volontiers y faire un tour », remarque Julie, professeur à l’université de Paris-VIII au département danse et très investie dans l’organisation. Nabil, lui, est américain. Cet universitaire de Los Angeles, à Paris pour les vacances, a fini par se lasser des monuments historiques. « Depuis que je les ai vus, j’ai décidé de venir tourner tous les jours pendant deux heures en solidarité. J’ai fait beaucoup de rencontres, je discute en tournant. Quand je rentrerai à L.A., je raconterai comment les Français se battent pour garder une université de qualité pour tous. »
Venus de moins loin, un couple d’Aixois, Nicole et Roger, enseignants à la retraite, ont pris quelques jours pour visiter la capitale. Avec leur guide Michelin sous le coude, ils se mêlent à la ronde sans hésiter : « Je suis d’accord avec eux, dit Nicole en signalant les pancartes. Je suis contre la casse de l’enseignement public. Je fais partie des obstinés. Si le gouvernement continue à rien lâcher, ça va finir par éclater. »
méthode pacifique
À quelques pas du ballet circulaire, René, professeur de biologie à Paris-VI, s’affaire. Il a ramené du fil de fer et quelques outils pour accrocher un panneau. Le sien vient s’ajouter à une bonne dizaine, écrits en japonais, en allemand ou en anglais. « La ronde est une méthode originale, pacifique. En quarante ans de carrière, je n’ai jamais vu un tel mépris de nos gouvernants. »
D’un pas mal assuré, une petite femme de 70 ans marche à son rythme en lisant : « Je révise mon vocabulaire, je me suis remise à l’italien. » Annie a fait le déplacement de Vélizy (Yvelines) : « Mes enfants sont chercheurs. Je veux les soutenir. Je pensais même venir la nuit parce qu’ils ne doivent pas être nombreux, la nuit. » Comme Annie, Chantal arrive tout droit de banlieue. Avant de tourner, elle a déposé au pied des banderoles des fleurs avec une petite carte pour dire son soutien. « L’autre jour, je suis venue marcher la nuit. Je viens aujourd’hui pour les soutenir pendant les vacances. Je connais les raisons du mouvement car mon fils est doctorant. Mais même s’il ne l’avait pas été, je serais venue marcher. Je trouve juste que les profs se battent pour que l’université reste égalitaire et donne le droit aux jeunes précaires d’étudier. »
Sur les raisons de la lutte, les rondeurs ne cessent de converser. Chloé, étudiante très mobilisée, apprécie ce lieu dans lequel, « on prend le temps de réfléchir aux questions fondamentales du mouvement ». Ici, on ne se souhaite donc pas bonne journée, mais « bonne ronde » en signe de résistance partagée. Sur la place de l’Hôtel-de-Ville, on marche souvent par deux pour échanger. Julie, universitaire, raconte la teneur des discussions : « On prend le temps de parler politique, mais aussi de recherche, on croise des collègues à qui on n’avait jamais parlé. Des collègues du primaire et du secondaire viennent nous soutenir, des collectifs de mal-logés, des retraités. Nous sommes péripathétiques », s’amuse-t-elle. Pour Jean-Michel, le prof de cinéma, si la ronde fait partie des nombreuses actions menées depuis presque trois mois, celle-ci est une adresse toute particulière au gouvernement : « S’ils croient qu’on n’est pas capables d’être déterminés, ils se trompent. On ne renoncera pas à faire disparaître la LRU. À pouvoir méprisant, réponse obstinée. » Il est 21 heures, les lampadaires s’allument. Et deux cents sociologues sont venus étoffer la ronde qui s’étale sur la moitié de la place. La ronde de jour cède la place à la ronde de nuit. Après le 1er mai, elle soufflera ses 1 000 heures de vol.
Ixchel Delaporte