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Notre enquête : au fait, Claude Allègre est-il un si brillant chercheur ? - Jade Lindgaard, Médiapart, 17 mai 2009
lundi 18 mai 2009, par
Mediapart a une première fois publié cette enquête en mars 2008. Il était déjà question de l’entrée de Claude Allègre au gouvernement. L’article n’a rien perd de son actualité...
Frissons d’inquiétude sur les pentes de la montagne Sainte-Geneviève où voisinent Normale Sup, le Collège de France, sociétés savantes, et laboratoires : on annonce le retour d’« Ivan le terrible », Claude Allègre. Coups de fil stupéfaits, déjeuners mouvementés, regards incrédules, soupirs abattus… L’éventuelle entrée dans le gouvernement Fillon de l’ancien ministre de Lionel Jospin suscite l’exaspération et les craintes d’un milieu déjà malmené par la disette budgétaire et les restructurations en cours. Car le cas Allègre dépasse les désaccords sur la politique de recherche. Il pose aux scientifiques un problème particulier : que faire de cette personnalité ayant bâti sa carrière politique sur une renommée de savant aujourd’hui contestée ?
La controverse de la boule de pétanque et de la balle de tennis
C’est devenu un jeu chez les esprits les plus pointilleux : repérer les erreurs qui parsèment les livres publiés par Claude Allègre. D’une discipline à l’autre, chacun a son favori. Pour Joël Martin, physicien du Commissariat à l’énergie atomique (CEA) aujourd’hui à la retraite, c’est Un peu de science pour tout le monde (2003, 60 000 exemplaires vendus). Il a consigné les méprises les plus flagrantes dans une lettre envoyée à l’auteur et à son éditeur, Fayard. Missive restée sans réponse. Il y a la mauvaise définition du joule, unité de mesure énergétique, pourtant enseignée au lycée ; le mauvais calcul de l’Unité Astronomique qui confond une distance traversée par la lumière en huit minutes et une parcourue en…3, 26 années.
Cette erreur a valu à Claude Allègre le « gluon d’honneur » de Scintillations, le journal de l’institut de recherche sur les lois fondamentales de l’univers.
La liste continue avec une vision approximative de l’atome ; une mauvaise interprétation astronomique : « la lune tourne autour de la Terre parce que cette dernière exerce sur elle une force d’attraction de type gravitationnel », alors que c’est parce qu’elle tourne autour de la Terre que la lune ne tombe pas sur elle malgré l’attraction gravitationnelle. On note encore une définition erronée de la lumière « constituée de sept couleurs fondamentales » alors qu’elle est faite en réalité d’un dégradé de couleurs du violet au rouge. Enumération non exhaustive.
Mais surtout se joue dans cet ouvrage un nouvel épisode de la controverse de la balle de tennis et de la boule de pétanque qui va opposer quatre ans durant Claude Allègre au Canard enchaîné.
Elle débute en 1999, sur un plateau de TF1, quand celui qui est alors ministre de l’Education nationale déclare : « Vous prenez un élève, vous lui demandez : vous prenez une boule de pétanque et une balle de tennis, vous les lâchez, laquelle arrive la première ? L’élève va vous dire : la boule de pétanque. Eh bien non, elles arrivent ensemble ». La semaine suivante, l’hebdo satirique corrige le membre de l’Académie des sciences : le principe énoncé n’est valable que dans le vide total. Dans l’air, « environnement le plus fréquent pour un ustensile sportif », la boule de pétanque touche terre la première.
Surprise, l’échange ne s’arrête pas là. Une autre lettre du ministre s’attire un nouveau démenti de l’hebdomadaire, lui-même suivi en 2003 d’une nouvelle justification par Claude Allègre dans son livre qui relance la discussion sur l’exemple, cette fois-ci, d’une boule de papier et d’un objet lourd. Dans un fax envoyé au Canard enchaîné, le prix Nobel de physique Georges Charpak confirme l’exactitude des propos du journal.
Cinq ans après la parution du livre, et près de neuf ans après la sortie du ministre, on trouve encore en 2008 des sites internet qui calculent la différence de vitesse de chute entre la boule de pétanque et la balle de tennis. Pour Joël Martin, « prise une à une, ces fautes passeraient inaperçues. Mais ce qui est remarquable, c’est la densité d’erreurs par ouvrage, et le refus de les corriger ».
Raymond Pierrehumbert, professeur de géosciences à l’université de Chicago, a corrigé sur le site real climate un autre bestseller de Claude Allègre, Ma vérité sur la planète (2007, 90 000 exemplaires vendus) dans un article cruellement moqueur : "Les chevaliers de la terre plate".
Il y relève lui aussi des erreurs de base : confondre l’imprévisibilité de la météorologie avec la détermination de l’évolution du climat (« J’ai peine à croire que l’on puisse prédire avec précision le temps qu’il fera dans un siècle alors qu’on ne peut pas prévoir celui qu’il fera dans une semaine », écrit l’ancien ministre) ; manifester une ignorance patente des méthodes de calcul du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC), prix Nobel de la Paix 2007 ; affirmer que la disparition des glaciers du Kilimandjaro est due à un soulèvement tectonique et non au changement climatique ; contester le rôle du CO2sur le climat en ignorant un siècle de physique des gaz. « Avec sa litanie d’erreurs, d’idées fausses et de déformations de la réalité, il a renoncé à toute prétention d’être considéré sérieusement en tant que scientifique lorsqu’il parle du changement climatique », conclut le chercheur.
Son Dictionnaire amoureux de la science (2005) recèle lui aussi de gros impairs, touchant à des points fondamentaux de la philosophie et de l’histoire des sciences : notion de relativité grossièrement réduite à « tout est relatif » ; erreurs biographiques sur Albert Einstein ; explication inexacte du principe d’indétermination en mécanique quantique ; à propos d’Heidegger, reprise d’une idée reçue selon laquelle il aurait dit « la science ne pense pas » ; mauvaise explication de l’accident de la navette américaine Challenger. Là encore, la liste pourrait se poursuivre.
C’est un dur métier que d’éditer les manuscrits de Claude Allègre. Une correctrice, exigeant l’anonymat et refusant que soit cité l’ouvrage dont elle eut le brouillon entre les mains par crainte de représailles professionnelles, indique certaines des erreurs signalées à Claude Allègre, qui en refusa la correction. Elle souffle aussi avoir dû masculiniser ses commentaires écrits afin de passer pour un homme, pour gagner l’estime d’un auteur goûtant peu d’être corrigé par les femmes.
Expérimentateur remarquable
Autant d’erreurs et d’approximations ont fini par jeter le doute. Que vaut le chercheur Allègre ? Raoul Madariaga, ancien directeur du laboratoire de sismologie de l’Institut de physique du globe (IPG) qu’a dirigé Claude Allègre, qui s’y rend toujours chaque semaine à 71 ans, souligne l’importance de ses découvertes : « Allègre a été un expérimentateur remarquable. Géochimiste, il a développé des techniques qui permettent de mesurer des éléments difficiles à détecter car apparaissant en quantité infinitésimale. Cela a permis de dater l’histoire des roches, de distinguer les pierres volcaniques des météorites. C’est ce qu’on appelle la géochimie isotopique. C’est pour cela qu’il a obtenu le prix Crafoord. » En 1986, le Français reçoit avec son concurrent américain Gerald Waserburg, du California Institute of Technology, ce prix financièrement très bien doté (environ 140 000 euros), créé par l’Académie royale suédoise pour récompenser les domaines scientifiques non couverts par les prix Nobel. Selon son ancien collaborateur, aujourd’hui, « cela fait longtemps que Claude Allègre n’a plus d’activité de chercheur. Dès le début des années 1990, il a fait beaucoup de politique scientifique, formé des étudiants mais a cessé de conduire ses travaux de mesure qui nécessitent un travail quotidien pendant des mois ».
A la fin des années 1980, alors que s’estompe la période la plus créative de ses recherches, Claude Allègre entame une carrière politique et devient conseiller spécial de Lionel Jospin au ministère de l’Education. « A partir du moment où il est entré au Parti socialiste, il a toujours aidé au développement de l’IPG », ajoute Raoul Manariaga. En 1990, l’Institut obtient le statut de grand établissement, qui lui permet de négocier son budget directement avec le ministère, comme une université, et contrairement aux laboratoires de taille comparable à l’IPG. Les mauvaises langues remarquent que, pour asseoir le prestige de l’Institut, Claude Allègre a choisi une stratégie de développement contradictoire avec les grands principes qu’il prône par ailleurs, plaçant l’université au cœur du système de recherche.
« Ce n’est qu’un modèle, ça va passer de mode »
En 1994, se crée un comité anti-amiante à l’université de Jussieu, après l’apparition des premiers cas de maladie professionnelle sur le campus. Un diagnostic conduit sur les bâtiments de l’université recommande la prise de mesures d’urgence. Par ailleurs, un rapport de l’Inserm évalue le nombre général de décès par cancer dû à l’amiante en 1996 à un minimum de 1950, ce nombre étant appelé à croître dans les années futures. Claude Allègre, alors ancien directeur de l’Institut de physique du Globe, l’un des trois établissements du site, entame une campagne contre le désamiantage de Jussieu, au nom du risque minime que représente réellement l’état du bâtiment. A propos de Jussieu, la position de Claude Allègre se fonde sur le refus de « la philosophie du risque ». « Une société qui n’assume pas les risques est une société vouée à la mort car seule la mort est sans risque », écrit-il en 1996 dans Le Point.
Pour illustrer son point de vue, il compare Jussieu aux plages du Nord, qui n’exposent, dit-il, pas plus les vacanciers à la silicose que les étudiants et enseignants parisiens aux pathologies de l’amiante. « C’est une erreur scientifique majeure ! conteste Michel Parigot, chargé de recherche en mathématique à Paris 7, et fondateur du comité anti-amiante. La silicose se compare à l’asbestose, grave affection des poumons causée par l’inhalation d’amiante à haute dose, qui est donc liée à la quantité de poussières dans l’environnement. Ce n’est pas du tout la situation de Jussieu, où existent des risques de cancer, et non d’asbestose, qui sont eux indépendants de la quantité d’amiante dans l’air ». En 1998, le professeur Claude Got rend un rapport au ministre de la Santé, Bernard Kouchner, indiquant qu’à Jussieu, le niveau d’exposition à l’amiante, bien qu’inférieur à 5 fibres par litre, « impose aux yeux des experts un enlèvement rapide et complet ». Pourtant l’ancien ministre écrit toujours en 2007 dans Ma vérité sur la planète que l’amiante à faible dose ne présente pas de danger avéré.
En d’autres occasions, Claude Allègre semble manifester une méfiance vis-à-vis de la théorie et de l’abstraction qui jure avec la culture scientifique. Il s’en prend aux mathématiques (La Défaite de Platon, 1995) : "Va-t-on continuer à recourir aux mathématiques pour calculer ? (...) L’ordinateur va nous conduire à considérer les mathématiques comme un auxiliaire de la science" et"Les mathématiques ne constituent pas à proprement parler une science". Le mathématicien Michel Broué (président de la société des amis de Mediapart) se souvient, à cette époque, « d’un débat auquel nous avions tous les deux participé à propos des mathématiques, au palais de la Découverte : il y avait défendu une conception plus que rudimentaire du matérialisme,à côté de laquelle le Lénine du Matérialisme et Empiriocriticisme apparaît comme un modèle de nuance et de finesse. Au point qu’il avait fini par dire que, ’’ Oui, bien sûr, il l’avait touché, le champ électro-magnétique’’ ».
L’auteur d’un livre traitant de physique quantique – qui préfère garder l’anonymat – se souvient avoir croisé Claude Allègre lors de la remise d’un prix et s’être entendu adresser : « Ce n’est qu’un modèle, ça va passer de mode. » Lors d’un déplacement pour inaugurer la machine franco-italienne Virgo, destinée à mesurer les ondes de gravitation prévues par la théorie de la relativité générale, qu’aucun physicien ne met en doute, le ministre lâche aux chercheurs qui l’accompagnent : « Tout ça, ce sont des conneries de théoricien. » Pour Michel Broué, « Claude Allègre est pour moi doublement a-scientifique : d’abord parce qu’il méprise la théorie, parce qu’il est totalement rétif à la dialectique du concret et de l’abstrait. Ensuite parce que, en tout cas dans la manière dont il pratique la politique, il a tendance à adapter les faits à ses besoins, la réalité à son baratin, ce qui a peu de choses à voir, je dois dire, avec la méthode scientifique. »
« Négationnisme écologique »
Claude Allègre abuse-t-il de son autorité scientifique ? Les propos qu’il a tenus en diverses occasions, contestant le rôle de l’activité humaine dans le changement climatique, lui ont valu de sévères réprimandes de la communauté scientifique. Pour Pierre Joliot, professeur honoraire au Collège de France, membre de l’Académie des sciences, et petit-fils de Pierre et Marie Curie : « Comme Claude Allègre, je considère que la contestation des dogmes dominants est souvent à l’origine des progrès de la science. Cependant, si le scientifique à l’intérieur de son laboratoire doit être laissé libre de contester les dogmes qui dominent sa discipline, il doit impérativement s’exprimer de manière responsable et mesurée devant les médias et devant les politiques. La défense de thèses apparemment révolutionnaires est une manière trop facile de conforter sa popularité. L’attitude de Claude Allègre vis-à-vis du changement climatique me paraît de ce point de vue inadmissible. Toute justification tendant à démobiliser les gouvernements, dont les efforts dans ce domaine sont encore très insuffisants, pourrait avoir des conséquences dramatiques pour l’avenir de l’humanité. »
Edouard Brézin, physicien, ancien président de l’Académie des sciences, estime pour sa part que Claude Allègre
« est capable d’écraser ses contradicteurs sous un argument d’autorité fondé sur son prestige scientifique.Il utilise même des arguments surprenants de la part d’un scientifique. Par exemple, dans ses prises de position sur le changement climatique, il dit : "Je ne crois pas aux modèles." Ce n’est pas un argument scientifique ! Il s’exprime d’ailleurs souvent sur des sujets sur lesquels il n’a jamais travaillé. C’est son droit de citoyen,mais utiliser son prestigepour s’exprimer, comme s’il relevait de sa compétence, sur un domaine qui n’est pas le sien, n’est pas une bonne pratique.Sa célébrité ouvre un large écho à ses propos dans les médias. La science française n’en sort pas toujours grandie. » Encore plus sévère, Pierre-Henri Gouyon, directeur du laboratoire UPS-CNRS d’Ecologie, Systématique et Evolution, voit dans les prises de position de l’ancien ministre un manque de fair-play : « Cela fait des dizaines d’années que les chercheurs qui travaillent sur le climat supposent que l’activité humaine est responsable du changement climatique. Mais ils ont attendu patiemment d’en avoir la preuve (rapport du GIEC) avant de le dire. C’est remarquable. Il est inadmissible qu’Allègre remette tout cela en doute pour vendre un livre. Je suis horrifié. C’est du négationnisme écologique : que la même personne nie en bloc les problèmes posés par l’amiante à Jussieu, l’action humaine sur le réchauffement climatique et les problèmes que posent les OGM, ça finit par faire beaucoup. Il est aveuglé par son idéologie. Le danger qui guette tout scientifique, c’est de ne pas accepter qu’on lui dise qu’on n’est pas d’accord avec lui. »
Bien au-delà du cas Allègre, c’est la confusion créée dans le débat public qui inquiète Hervé Le Treut, directeur du laboratoire de météorologie dynamique de l’Ecole normale supérieure, membre de l’Académie des sciences et expert du GIEC : « Il y a deux écueils importants : sortir le débat scientifique de là où il doit être argumenté et contre-argumenté en détail, et transformer le nécessaire débat contradictoire scientifique en controverse médiatique. C’est toute la difficulté de vulgariser les savoirs. L’enjeu est d’éviter au maximum les débats inutiles et les polémiques qui compliquent l’expression publique d’un débat pas facile à transmettre. Ce qui m’ennuie le plus, ce n’est pas tant qu’Allègre se prononce sur des sujets en dehors de son domaine scientifique, c’est la place que cela a pris. »
Populisme institutionnel
Pour Bernard Legras, directeur de recherche au laboratoire de météorologie dynamique de l’Ecole normale supérieure, « il n’y a rien de plus dangereux qu’un scientifique reconnu dans son domaine qui se croit devenu omniscient, qui se prend pour un Galilée des temps modernes. Tout le monde a le droit d’avoir une opinion mais un scientifique qui s’exprime comme scientifique sur un sujet scientifique ne peut pas s’exprimer sur des sujets auxquels il ne comprend rien. Ce serait une imposture et un abus d’autorité. Le risque, avec Claude Allègre quand il pose au grand chercheur incompris, c’est que des gens qui n’ont pas de formation scientifique croient à ses inepties ».
Le livre que Claude Allègre s’apprêtait à publier chez Fayard ce printemps 2008, mais dont il a suspendu la parution en attendant d’en savoir plus sur son sort gouvernemental, devait s’intituler : Journal d’un anti-Panurge. Au-delà de l’erreur qui se hisse cette fois-ci dans le titre même de l’ouvrage, avec cette confusion étrange entre le berger de Rabelais et ses moutons, l’expression éclaire d’un jour révélateur le parcours du scientifique : à la fois au cœur du pouvoir (ancien ministre de la gauche il a tout de même trouvé sa place dans les cercles sarkozystes), membre de prestigieuses institutions (académies des sciences française et américaine), auteur de bestsellers, mais pourfendant les dogmes dominants. A la fois dedans et dehors. Une carrière institutionnelle parvenue au sommet, et un discours médiatique d’outsider. Ce positionnement paradoxal dessine les contours d’une forme de populisme institutionnel.
Sollicité à plusieurs reprises par Mediapart, Claude Allègre n’a pas souhaité répondre à nos questions.