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"L’université malade du modèle néolibéral", par Robert Charvin, professeur émérite de l’université de Nice, doyen honoraire de la faculté de droit, tribune libre dans L’Humanité, 26 mai 2009
mercredi 27 mai 2009, par
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Chaque génération d’étudiants connaît sa crise. Elle la croit inédite. Il en est de même pour les enseignants les plus jeunes. En réalité, depuis des décennies, l’université connaît à la fois une paupérisation désastreuse et une massification exigeant au contraire des moyens matériels et surtout humains supplémentaires. De surcroît, le monde des affaires et ses VRP politiques exigent aujourd’hui, après une série de contre-réformes plus modestes, un alignement rapide, pur et simple sur les besoins à court terme d’une économie elle-même malade, tout en réduisant le coût des dépenses publiques. La « professionnalisation » et l’« alternance », présentées comme des panacées, ne sont en fait qu’une éducation marchande mettant progressivement à l’écart des disciplines culturelles, visant à produire de la « ressource humaine » employable le plus rapidement possible et à bas prix. Cette entreprise rencontre des complices chez les enseignants et les étudiants qui croient « bien faire » en oubliant que le chômage est structurel dans le cadre du capitalisme financier. Les sciences humaines et sociales, qui ont une moindre utilité marchande et qui produisent des citoyens critiques, sont évidemment sacrifiées, à l’exception de la formation d’une super-élite idéologiquement soumise à la logique du système et formatée dans quelques « pôles d’excellence » afin qu’elle admette avec indulgence non seulement le marché roi mais aussi ses perversions naturelles (la corruption, la liquidation des services publics, les licenciements boursiers, les délocalisations, les concentrations, etc.) Dans le même esprit, il n’est de recherche rentable à court terme qu’« appliquée », selon une logique absurde bien digne de l’économie capitaliste : aux chercheurs de contracter avec les firmes ayant besoin d’innovations.
Dans ce climat destructeur de l’intelligence, développé avec persévérance par la plupart des ministres successifs, les mêmes comportements se reproduisent. Quelques professeurs (de moins en moins nombreux cependant), carriéristes et opportunistes, à la recherche de « médailles en chocolat », se font les champions des contre-réformes massives en cours, sous couvert d’une approbation de leur « modernité » et de leur « nécessité » (le soutien à une pseudo-autonomie est significatif) ; ce petit contingent s’appuie sur ceux qui, traditionnellement, ne supportent ni revendication ni contestation, le désordre établi suffisant à leur conservatisme. Quelques étudiants, les plus liés aux milieux dominants (comme l’UNI financée dès l’origine par le MEDEF), sous des étiquettes variées « apolitiques » ou ouvertement de droite, s’agitent en mettant en avant (c’est une vieille pratique) « la question des examens », faisant preuve, entre deux sorties en boîte organisées par leurs soins, de la démagogie la plus basse vis-à-vis des étudiants les moins informés. Ces petits jeunes gens ne perdent pas leur temps : ils préparent, à cette occasion, leur avenir en nouant des relations étroites avec « l’élite » locale ou nationale en faisant la démonstration de leur « engagement ».
Ce qui est plus nouveau en 2009, c’est la disparition chez un nombre non négligeable d’enseignants de tout esprit de service public, ce qui les conduit à une indifférence profonde vis-à-vis de leur mission. Du coup, ils oublient aussi les « franchises » traditionnelles exprimant l’esprit d’indépendance qui caractérise une université digne de ce nom. Certains doyens et présidents irresponsables n’hésitent plus à faire appel à la police alors que leurs prédécesseurs faisaient l’impossible pour éviter ce recours. Les crises à répétition sont de plus en plus profondes dans une université de plus en plus démunie, mais ce ne sont pas des phénomènes isolés des autres. Elles sont liées à la dégradation de toute la société ; c’est pourquoi elles se produisent dans toutes les universités du monde néolibéral (1). Le travail humain est devenu objet, maltraité dans son rapport au capital. Il s’agit pour l’université de produire de la « ressource humaine » dont la valeur est déterminée par le bilan de l’entreprise, modèle et référence exclusive, selon le ministre et ses satellites. Se profilent déjà à l’horizon des « universités » virtuelles financées par les grandes firmes privées, définissant des programmes standards, privilégiant les domaines techno-scientifiques et managériaux.
Les valeurs diffusées doivent permettre l’acquisition d’une « culture de guerre » (mieux réussir que les autres et à leur place) et non une culture de vie, apprenant le vivre ensemble avec la préoccupation de l’intérêt général et du bien commun. Ces « formatés » doivent pouvoir être des « employables » peu coûteux, faciles à remplacer, et aptes à s’inscrire dans la logique de la compétitivité capitaliste et à accepter cette vie impossible pour tous qu’elle impose. L’université est transformée en usine à fabriquer des gladiateurs destinés à se battre pour leur survie. Les inégalités et l’exploitation du plus grand nombre par une petite minorité étant considérés comme « naturelles », « inévitables », « objectives », il n’est pas logique de travailler à corriger ces phénomènes afin de rendre plus viable la société humaine. Au contraire, il convient d’exalter la fonction sélective du système éducatif (d’où l’esprit obnubilé de certains par l’examen et les concours qui éliminent selon des modalités à remettre pourtant en cause (2) qui aurait les mêmes vertus que la soi-disant « libre » concurrence, source de l’« efficacité » des entreprises.
À la persévérance gouvernementale à faire dépérir l’université depuis des décennies, s’ajoute désormais le désir pécressien d’accélérer le mouvement : finances et patronat obligent ! Avec en prime le mépris pour la masse des étudiants (jugés inaptes) et pour nombre d’enseignants tournés davantage vers les travaux réalisés par l’Unesco que vers les exigences du MEDEF. Au sein de cette institution internationale dont les recherches ne sont jamais médiatisées, on travaille à l’apprentissage du respect de l’autre, de la démocratie, c’est-à-dire de la participation lucide et du développement humain. Les tristes collaborateurs qui se soumettent (pour pas cher) à la politique sarkozyenne jouent à un jeu dangereux. Ces enseignants, à vouloir à tout prix - y compris en piétinant les libertés universitaires et les droits des étudiants, en maniant la provocation et en appelant à la violence - refonder une université visant à fabriquer des guerriers de la concurrence et du marché, au lieu d’aider à promouvoir la création d’une richesse commune, ne méritent pas le titre de professeur : ils n’enseignent rien si ce n’est la toute-puissance de l’argent. Le pire, peut être, est que certains d’entre eux pensaient et agissaient autrement hier. Ces « ex » estiment sans doute que seuls les imbéciles ne changent pas. À l’évidence, alors, ils sont devenus géniaux. En face, comme jamais, des masses d’enseignants et d’étudiants, y compris dans les facultés traditionnellement les plus conservatrices, se sont levés et, sous des formes diverses, refusant de plier devant le diktat sarkozyen. La prise de conscience de la communauté universitaire est plus large qu’elle ne l’a jamais été et plus profonde aussi. Quel que soit le résultat de ce combat, le divorce avec la politique de liquidation de l’université est prononcé. La médiocrité marchande, si le gouvernement l’emporte, ne sera que provisoire.
(1) Voir l’Éducation, victime de cinq pièges, de Riccardo Petrella (Montréal 2000).
(2) André Santini, secrétaire d’État à la Fonction publique, a cru génial de réduire la part de la culture générale dans les concours administratifs, en la remplaçant par des « questions de bon sens » ! Il s’inscrit ainsi dans la « jurisprudence Bigard élyséenne » !