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Un assassinat invisible et sans violence - Guillaume Pigeard de Gurbert, professeur de philosophie en terminale et première sup. au lycée Bellevue de Fort-de-France, L’Humanité, 18 juin 2009
dimanche 21 juin 2009, par
I. La stratégie du laissez-faire
La stratégie propre à la gouvernementalité néolibérale consiste à obtenir d’une population le comportement désiré, non pas en lui interdisant de faire, mais en lui faisant faire, tout en maintenant, au niveau de la propagande, l’ancienne idéologie libérale du laissez-faire. Tel est bien le ressort de la réforme actuelle qui semble se préparer concernant la place de la philosophie au lycée. C’est déjà le même mécanisme qui permet à un élève de première de passer en terminale contre l’avis du conseil de classe et sans avoir à passer devant une commission d’appel : d’un côté, suppression manifeste de l’interdiction de passer en terminale et démantèlement subreptice du droit de redoubler (dont le gain pédagogique est considérable mais le coût économique important) et, de l’autre, création d’une nouvelle liberté qui se présente comme un laissez-faire, en l’occurrence comme un laissez-passer. Dans la réalité, ce sont des populations entières que l’administration scolaire fait passer en terminale dans l’intention de gérer les flux d’élèves de façon à éviter tout encombrement onéreux en classe de première. Au niveau individuel de l’élève et de sa famille, cette possibilité est vécue comme une nouvelle liberté de faire alors que dans les faits elle fonctionne comme un dispositif très efficace de gestion à bas coût des flux d’élèves : par ici la sortie !
Du reste, les seuls et rares élèves de première à accepter encore le redoublement prononcé par le conseil de classe viennent de milieux favorisés et au fait du système scolaire, conscients de l’utilité pédagogique et de la légitimité du droit de redoubler. Le cursus scolaire de tous les autres élèves est géré de façon exclusivement administrative selon un impératif économique et non plus pédagogique. De même, la réforme en cours des lycées revendique haut et fort une nouvelle liberté pour les élèves, celle de choisir de suivre ou non un enseignement philosophique lourd, en faisant d’une partie de celui-ci une option, alors qu’on cherche de cette façon à faire renoncer les élèves littéraires à la philosophie, avec ici aussi quelques économies à la clé. Sans parler des économies substantielles que permettrait le passage à un module de trois heures pour les élèves qui en ont actuellement quatre ou huit, économies qui ne seraient aucunement compromises par l’éventuel passage des séries technologiques de deux à trois heures, du fait du dédoublement ordinairement de rigueur dans ces séries.
Cette stratégie du faire-faire s’inscrit directement et explicitement dans la logique néolibérale de la lettre-programme adressée par Nicolas Sarkozy « aux éducateurs » à la rentrée 2007, qui entend réconcilier l’école avec « le monde de l’entreprise » (p. 21) en l’adaptant « aux attentes de la société » (p. 24) et en la soumettant à un « objectif économique » (p. 30). Il s’agit bel et bien de dissoudre l’exigence scolaire dans l’impératif économique. Telle est désormais la mission de l’administration des populations scolaires : veiller à ce que « l’économie dispose d’une main-d’oeuvre bien formée » (p. 30). Dans ces conditions, laisser la liberté de choisir l’option philosophie ou pas permet effectivement de faire faire le choix conforme aux attentes de l’économie sans avoir besoin d’interdire de faire de la philosophie autant qu’à l’heure actuelle. Ce droit à la liberté de choisir s’impose comme une évidence imparable, pétrie de bon sens : on ne va tout de même pas forcer les jeunes à faire de la philosophie, qui, soit dit entre nous, ne sert pas à grand-chose. Déjà que la Princesse de Clèves, c’est prise de tête, forcer les jeunes à se farcir du Kant, c’est carrément n’importe quoi.
Rien d’étonnant dans ces conditions à ce que la formation continue des professeurs eux-mêmes soit visée et revue à la baisse : non seulement il y a là encore des économies à faire, mais la représentation du savoir ou de la pensée comme une marchandise qui se possède rend aveugle au processus continu d’approfondissement, voire de mutation de la pensée. Tout professeurs que nous soyons, nous faisons l’expérience quotidienne de la nécessaire poursuite de notre formation, et notamment dans le travail en commun comme lieu privilégié du partage réciproque de nos lumières et de nos doutes respectifs : « Penserions-nous beaucoup, et penserions-nous bien, si nous ne pensions pas pour ainsi dire en commun avec d’autres, qui nous font part de leurs pensées et auxquels nous communiquons les nôtres ? » (Kant). La formation continue des professeurs n’est rien de moins que cet espace public où ne cesse de se faire et de se refaire l’enseignement philosophique. En d’autres termes, c’est le garant de sa vitalité. En diminuant la formation continue, c’est bien à la vie de l’enseignement philosophique que l’on attente.
II. Les paralogismes de la raison néolibérale
Deux dangers immédiats menacent la philosophie au lycée. Il y a d’une part cet assassinat invisible et sans violence de l’enseignement philosophique par la réduction du volume horaire des cours et de la formation. Terminé, les huit heures en série littéraire : qui serait assez fou pour choisir un tel horaire avec un coefficient en conséquence à l’examen pour une matière dont la rentabilité économique échappe ? Si les élèves n’en veulent pas davantage, on ne va quand même pas les gaver de force ! On doit respecter la volonté des élèves. Mais, au-delà du cas symbolique de la série littéraire, le passage à trois heures de base pour tous les modules opérerait de fait une diminution globale de l’enseignement philosophique, tout en ayant l’air de l’étendre.
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