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« L’histoire, ça mène à quoi ? », Isabelle Heullant-Donat, "Libération", 9 octobre 2009

samedi 10 octobre 2009

« L’histoire, ça mène à quoi ? »

En dehors des débouchés classiques tels que l’enseignement ou la recherche, l’étude de la discipline peut se révéler un réel atout dans des métiers a priori inattendus. Témoignages.

Par ISABELLE HEULLANT-DONAT Professeure d’histoire du Moyen Age à l’université de Reims Champagne-Ardenne

Pour les historiens, « Papa, explique-moi à quoi sert l’histoire » est l’équivalent du « Longtemps, je me suis couché de bonne heure » pour les amateurs de Proust. Cette phrase, simple et familière, est la première de l’Apologie pour l’histoire ou Métier d’historien, un livre écrit en 1942-1943 par le médiéviste Marc Bloch, exécuté pour fait de résistance en 1944. Aujourd’hui, alors que le débat sur l’« utilité » ou la « nécessité » de l’histoire est régulièrement alimenté [1], la question serait plutôt : « À quoi mène l’histoire ? » Elle revient de manière récurrente dans la bouche des partisans de la professionnalisation immédiate des études qui postulent, sans le démontrer, que des formations « spéculatives » ou « fondamentales » ne produisent que chômage et désespérance parmi les diplômés. Elle vient aussi à l’esprit des parents, légitimement angoissés par le devenir professionnel de leur progéniture quand elle fait ce genre de choix.

Qui sont-ils, ces anciens étudiants passionnés par leur discipline, mais qui ne sont pas devenus enseignant ou chercheur, à l’image d’Alexandre ? Escrimeur et aspirant maître d’armes, il a fait une maîtrise sur l’histoire du duel au Moyen Age : une manière pour lui de concilier sa passion sportive et la curiosité pour l’histoire de cette discipline. Ou de Sylvie qui, après avoir travaillé sur « Le diable dans les fresques du haut pays niçois au XVIe siècle », est devenue commissaire de police. Qui sont ces anciens étudiants en histoire qui n’exercent pas des métiers attendus dans le journalisme, l’édition, voire la haute administration de l’Etat ? Voici quelques témoignages, recueillis de manière empirique.

« Chanter une autre musique »

Fanou, 24 ans, de parents ayant huit enfants et originaires du Bénin, achève un Master 1 (Paris Ouest-Nanterre) sur « La sous-traitance en France après 1945 ». Ancienne élève d’un collège classé ZEP, « où l’on peut très bien réussir si on est bien encadré », elle raconte son choix de formation : « J’ai choisi l’histoire grâce à mon professeur de trosième qui m’en a donné le goût, sans forcément penser à mon avenir. Mes parents ne m’ont pas donné leur avis, même si mon père aurait sûrement souhaité que je m’oriente vers le droit. » Aujourd’hui, elle mène parallèlement un cursus de yoruba, la principale langue du Nigeria, à l’Inalco (Institut national des langues et civilisations orientales), dans la perspective de travailler entre l’Afrique et la France, peut-être dans l’urbanisme. Elle pense ainsi que l’histoire « aide à la réflexion, à ne pas prendre pour argent comptant tout ce qu’on nous dit », mais reconnaît toutefois que certaines filières permettent d’entrer plus facilement sur le marché du travail.

Emmanuelle, 38 ans, est titulaire d’une licence d’histoire (Sorbonne). Après avoir abandonné ses études, elle suit son mari en Côte d’Ivoire, où elle a l’idée de faire une maîtrise et un DEA en histoire moderne sur les guerres de religion. Durant un an, elle enseigne l’histoire-géo avant de se retrouver directrice d’une école privée sans eau ni électricité. Elle dit avoir alors « pris goût à la gestion humaine et financière, à l’organisation ».

Deux ans plus tard, de retour en France, elle est recrutée par une grande entreprise industrielle en province. La direction du personnel juge son profil intéressant parce que différent, et lui propose un emploi de technicienne. Après huit mois de formation à l’organisation d’entreprise, elle gère pendant sept ans les approvisionnements entre les lieux de production et de vente en Europe, mais n’est toujours pas cadre. Grâce à la formation continue, elle intègre par équivalence un Master 2 dans un Institut d’administration d’entreprise s : « J’ai acquis de bons réflexes lors de ma licence. » Ses formateurs notent qu’elle sait apprendre avec méthode, chercher vite et bien une information, la valider en évitant les fausses pistes, et qu’elle n’a pas de problème avec le travail de synthèse.

À l’issue de cette formation, elle revient à Paris et se fait embaucher par une entreprise de formation permanente pour adultes. « J’étais responsable de formations et chargée de la promotion de celles-ci auprès des cadres supérieurs de grosses entreprises. » Ce que l’on apprécie alors chez elle ? Sa formation qui lui a donné une capacité à avoir un regard différent, « à chanter une autre musique ». Elle ajoute : « Pour s’adresser à un certain niveau de management et de décision, il est nécessaire d’avoir des références, une certaine culture, de la rigueur aussi. » Avec la crise, elle vient d’être licenciée, mais avoue ne pas être inquiète : « J’ai une bonne expérience et une formation solide. Bizarrement, j’attire les DRH. Je n’ai pas eu de problème pour trouver du boulot. »

Ceux qui réussissent le mieux dans des secteurs a priori éloignés de leur formation historique initiale semblent être ceux qui ont poussé leur cursus le plus loin, l’ancienne maîtrise (bac+4) et le master (bac+5), voire le doctorat (bac+8). Ainsi Christelle, 32 ans, avait le goût de l’histoire. Après une maîtrise sur « Le mari idéal à la fin du Moyen Age », tel que les sermons en latin le décrivent, elle prépare le Capes mais « craque » rapidement. Elle s’inscrit dans une agence d’intérim et entre en CDD, comme assistante de communication, chez un fabricant d’appareils photo : « Un travail administratif, d’organisation, sans responsabilités. » Elle comprend que pour « monter », il lui faut un DESS, car son employeur tient à ce diplôme. Finalement, elle est embauchée en CDD comme assistante de publicité par une PME qui travaille avec son entreprise. On lui confie la coordination d’un guide professionnel dans l’optique, puis son contrat est transformé en CDI. Après ces détours, elle est aujourd’hui rédactrice dans la même société et pense que son entreprise a apprécié sa rigueur, son autonomie, sa capacité de réflexion et d’analyse, son aptitude à trouver et mettre en œuvre des informations et à rédiger.

Appréciés dans les entreprises qui osent faire confiance à des individus ayant acquis un bon niveau d’études, mais pas une compétence technique immédiatement identifiable, les anciens étudiants en histoire se retrouvent souvent dans l’administration des collectivités territoriales à des postes plus ou moins inattendus.C’est le cas de Sébastien, 35 ans, qui a obtenu une maîtrise d’archéologie et d’histoire à Tours en 1999 sur « La morphogenèse du réseau paroissial en Touraine du XVe au XVIIIe siècle ». Après son service militaire, il est recruté, en emploi jeune, comme animateur d’un centre de documentation et d’information :« Il y avait 8 ordinateurs. On m’a demandé de les faire fonctionner. Je savais faire ! » Après avoir suivi une formation continue en informatique à l’Ecole polytechnique de Tours, il est aujourd’hui administrateur du réseau informatique du centre de formation des apprentis de la ville.

Une formation en histoire permet aussi d’entrer dans les grandes entreprises soucieuses de reconstruire leur passé. Certains de ces étudiants ont d’ailleurs déjà travaillé sur leurs archives durant leurs études, avant que les entreprises ne les embauchent. Une telle expérience sert de tremplin vers d’autres postes, dans la gestion des ressources humaines ou le management, parfois à un haut niveau de responsabilité et dans des domaines inattendus. Les grandes maisons de champagne, les entreprises du luxe ou les banques offrent ce type de carrière dans des domaines plus opérationnels. Ainsi Marc Meuleau, recruté par Indosuez pour en faire l’histoire en 1985, était en 2007 responsable de financements export à Calyon, filiale du Crédit agricole.

Les grincheux et les optimistes

D’autres entreprises recourent à des agences spécialisées qui font métier de leur fournir, ainsi qu’aux communicants, les historiens dont elles ont besoin pour une mission précise. Il peut alors s’agir de construire une histoire - dans le cadre d’une campagne de promotion ou de lancement d’un produit -, mais aussi d’utiliser les compétences d’historiens pour expliquer des habitudes de consommation.

Les cursus d’histoire, dès lors qu’il s’agit de sortir du champ disciplinaire et de l’enseignement, ne permettent pas de raisonner sur des métiers précis. Ils nécessitent parfois une formation en complément, plus technique, et ouvrent donc la voie à des études longues, et coûteuses, alors qu’elles attirent moins les enfants de milieux favorisés qu’il y a vingt ans parce qu’elles se font dans un cadre universitaire déprécié. La frilosité des DRH ou des entrepreneurs est très franco-française. Le monde anglo-saxon, et nombre de pays d’Europe, pensent davantage au niveau sanctionné par le diplôme qu’à la discipline dans laquelle il a été obtenu, fût-elle l’histoire. Julie Coudry, directrice de La Manu, une association qui met en contact les étudiants des universités et les entreprises, explique que des portes d’entrée dans les entreprises existent, mais que les étudiants en sciences humaines ne les connaissent pas. Elle souligne que « les entrepreneurs souhaitent recruter des individus aux formations humanistes larges, car ils sont une source de richesse de plus en plus recherchée et permettent de diversifier les regards ».« Lors des recrutements, ajoute-t-elle, les étudiants mettent trop en avant leurs connaissances disciplinaires et ne sont pas capables de valoriser leurs compétences acquises grâce à elles. »

Les stages en entreprise durant le cursus permettent aux étudiants d’ouvrir des voies, et surtout de mieux cerner les compétences qu’ils peuvent faire valoir. Dans l’attente d’enquêtes fines sur le devenir des étudiants d’histoire en France, les grincheux pourront continuer de dire que cette formation ne mène à rien dans le monde d’aujourd’hui. Les optimistes - dont nous sommes - prétendront le contraire, au motif qu’une tête bien faite l’est quelle que soit la discipline qui l’a formée.


[1« L’histoire (du Moyen Age) est un sport de combat. Réflexions sur les finalités de l’histoire du Moyen Age destinées à une société dans laquelle même les étudiants d’histoire s’interrogent », de Joseph Morsel. A lire sur http://lamop.univ-paris1.fr/W3/JosephMorsel/index.htm