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Lettre ouverte de Sophie Roux, MCF en philosophie (Grenoble II), à propos de l’AERES (21 février 2010)
dimanche 21 février 2010, par
Grenoble, le 08 février 2010
Cher Denis, chère Loredana, chers collègues, chers doctorants,
Je ne serai pas là le jour de la visite du groupe d’experts mandatés par l’AERES.
J’aurais pu prétexter une maladie, accomplir une mission dans quelque obscur fonds ancien, ou encore ne pas écrire cette lettre. Mais il me semble que notre statut de fonctionnaire nous garantit le droit de dire ce que nous pensons, et je crois de mon devoir d’intellectuelle d’essayer de rendre raison de quelques-uns au moins de mes actes. Vous me pardonnerez donc l’explication qui va suivre.
Il va sans dire que je n’ai rien contre l’évaluation. Les critiques que des collègues m’ont adressées concernant non seulement mes travaux, mais plus fondamentalement mes pratiques, ont toujours été d’importance pour moi. Je peux dès lors très bien concevoir qu’un regard extérieur du même genre, mutatis mutandis, permette d’améliorer ce qu’on appelle la vie d’une équipe de recherche. On pourrait par exemple imaginer une évaluation écrite réalisée à partir du dossier général que nous avons rendu et de quelques publications que nous tiendrions pour exemplaires, suivie d’une rencontre limitée à quelques questions identiques pour toutes les visites, qui concerneraient le fonctionnement des équipes.
Je suis cependant convaincue que l’AERES ne prend pas du tout le chemin qui permettrait cette amélioration de la vie des équipes, et je suis donc politiquement opposée à cette institution nouvelle. Il me semble plus précisément qu’elle est susceptible d’être critiquée à divers égards :
• Dans son organisation. Contrairement à d’autres instances d’évaluation (le CNU, l’ancien CNE par exemple), les comités de visite ne sont pas constitués selon des principes clairs pour représenter les communautés scientifiques ; ils sont ad hoc, ce qui permet assurément une adéquation à chaque équipe, mais interdit toute forme de stabilité d’une visite à l’autre, alors que cette dernière semble une des recettes les plus sûres en matière d’évaluation collégiale [1]
.
• Dans son coût. Il faut, pour évaluer une équipe aussi petite que la nôtre que se déplacent, soient nourris, logés, et défrayés huit collègues enseignants-chercheurs [2]. C’est d’ailleurs l’occasion de rappeler, ce qui ne me semble pas anodin, que les comités de visite ne comprennent pas toujours de personnels ITA ou BIATOSS. On sait pourtant que la question de l’encadrement administratif est un des problèmes lourds de l’Université française [3].
• Dans ses méthodes. Les collègues qui jouent le rôle d’experts dans ces visites sont animés des meilleures intentions du monde. Chacun sait toutefois que l’enfer est pavé de bonnes intentions. Penser qu’on peut jouer le jeu de l’évaluation managériale sans s’y laisser prendre me semble relever d’une illusion caractéristique de ceux qui, faisant l’impasse sur les rapports sociaux, acceptent de croire à la neutralité de la rationalité technocratique. Tout me semble indiquer que les experts ne sont pas maîtres de l’expertise qu’ils réalisent et des outils que cette dernière mobilise (par exemple, les listes de revues en SHS, les indicateurs bibliométriques en sciences). En un mot, ils sont en train de saborder sans le souhaiter l’évaluation par les pairs, dans ce qu’elle avait de long, de complexe et parfois de contradictoire [4].
• Dans ses éventuels effets sur les financements de la recherche, et donc sur son fonctionnement. Que les experts le veuillent ou pas, le résultat est clair : il s’agit de mettre en concurrence les équipes de recherche à l’intérieur d’un même établissement ou, pour les équipes d’une même discipline, d’un établissement à l’autre [5]. Il n’est pas besoin d’être devin pour comprendre quelles vont être les conséquences financières d’une notation en A+, A, B, C lorsque, dans le cadre de la LRU, 20% des budgets qui seront alloués à chaque université dépendront d’une « performance », d’ailleurs encore en manque de définition et d’indicateurs un peu sérieux [6].
• Dans ces dégâts humains. Là encore, quelle que soit la bienveillance des experts, ces évaluations risquent d’avoir un coût. Y a-t-il un seul d’entre nous qui n’a pas comparé, « pour voir », sa fiche individuelle à celle de son voisin ? On peut d’ailleurs se demander pourquoi l’évaluation d’équipes, de structures donc, nécessiterait que nous remplissions des fiches individuelles — je dois reconnaître avoir rapidement rempli la mienne il y a quelques mois sans réfléchir, parce qu’on ne peut pas, toujours, en tous points, réfléchir et résister. Il faudra en tout état de cause une résistance singulière des individus pour qu’ils ne s’identifient pas rapidement à la note de leur équipe : il n’est que de penser à la manière dont, déjà aujourd’hui, se développent chez certains les phantasmes de supériorité ou les complexes d’infériorité selon qu’ils appartiennent à une « grosse » équipe ou pas.
Tout ce que je viens d’avancer vaut de l’AERES en général. Il me semble de surcroît que, dans notre discipline, étant donné le petit nombre d’enseignants-chercheurs (sans parler des chercheurs, qui se dénombrent au compte-gouttes), l’évaluation des unités ressemblera inéluctablement à un jeu de chaises musicales : en simplifiant, les années paires, des membres des équipes X évalueront les équipes Y, et le contraire les années impaires. Le premier de nous deux qui rira aura une tapette.
Je n’ai aucun doute sur le fait que la visite du comité de visite se passera bien — à dire vrai, c’est aussi parce que je n’ai pas de doute là-dessus que je n’hésite pas à m’absenter ce jour-là. Nous nous connaissons depuis longtemps, évalués et évaluants. Nous déjeunerons ensemble, nous discuterons aimablement de nos projets en cours ou du dernier colloque. Peut-être même — qui sait ? — déplorerons-nous tous en chœur, les réformes actuelles et la fièvre de l’évaluation. Objectivement d’ailleurs, Philosophie, langages et cognition est dans son genre, c’est-à-dire en tenant compte de sa petite taille et du fait qu’il ne s’agit pas d’une UMR, une équipe de recherche solide et dynamique. Ses membres sont des « publiants », ils assument des responsabilités nationales et ils participent à une recherche de niveau international ; si nous nous comparons aux équipes similaires de notre discipline, nous avons de surcroît une vie collective soutenue. Il nous faudra certainement faire valoir, éternelle antienne, que nous aurions besoin de bureaux, et qu’il est souhaitable que Loredana reste rattachée à temps complet à l’équipe. Et, en un sens, c’est peut-être la conviction que tout se passera bien et de manière prévisible qui me gêne le plus : l’évaluation d’une équipe de recherche devrait se réaliser un peu moins entre soi, et prendre des formes moins conviviales.
J’ai réfléchi à ce qui pouvait motiver, sinon justifier, ma décision. Il est clair qu’elle aurait été plus difficile si j’avais été professeur, plus encore si j’avais été directrice d’une équipe de recherche comme la nôtre. La directrice d’une petite équipe de recherches a en effet plus que jamais aujourd’hui la responsabilité de naviguer à vue entre des potentats locaux et une instance de contrôle nationale, espérant jouer la bonne note que lui donnera éventuellement la seconde pour obtenir des premiers de n’être pas mise au pain sec et à l’eau. Les jeux du savoir ont été détrônés par des jeux de pouvoir, et je ne suis pas loin de penser que ces derniers sont en grande partie déterminés à l’instar de ceux qui les jouent par ce qu’on appelle maintenant « l’économie de la connaissance ».
Toutefois, défendre une certaine forme d’intégrité ou de fidélité aux convictions qui déterminent ma vie d’universitaire sont actuellement les seules responsabilités qui m’incombent. Bienheureux ceux qui peuvent se payer le luxe de prendre des décisions qui n’engagent qu’eux ! J’ai souvent parlé avec certains d’entre vous de ce que pouvait être aujourd’hui l’action politique : vous comprendrez, j’en suis sûre, que je continue aussi à essayer de faire au coup par coup un partage, que faute de mieux, je qualifierais d’éthique, entre ce que je peux faire sans renoncer à moi-même, et ce qui, au contraire, dans les circonstances actuelles, équivaudrait pour moi à une capitulation.
A très bientôt,
Sophie
P.S. Cette lettre est évidemment publique et peut être diffusée comme vous l’entendez.
[1] Pour une comparaison de l’AERES et du CNE, voir Sylvain Piron. Sur les mécanismes de l’évaluation collégiale, voir en général les travaux de Michèle Lamont ; on trouve en particulier un compte rendu de son dernier ouvrage par Claire Lemercier ici.
[2] Sur le coût de l’AERES, voir. On peut aussi tout simplement s’en rapporter aux rapports d’activité de l’AERES : son budget pour 2008 était d’environ 13 millions d’euros, dont 4 pour la rémunération des permanents, 3,5 pour les locaux, 1,7 pour le défraiement d’expertises, et 2,6 pour le remboursement de missions.
[3] Le rapport enseignant/biatoss est de 1 enseignant/2 biatoss (OCDE) et de 2 enseignants/1 biatoss (France). Le rapport biatoss/étudiant est de 1 biatoss/7,5 étudiants (OCDE) et 1 biatoss/36 étudiants (France).
[4] Les deux contributions les plus convaincantes sur ce point que j’ai pu lire et entendre sont celles de Nicolas Dodier,
et de Michel Barthélémy.
[5] Que les effets de cette mise en concurrence soient déjà en train de se faire sentir me semble manifeste. L’analyse théorique du fonctionnement de l’AERES que je suis en train de faire semble partagée par une majorité de collègues. On peut donc se demander ce qui fait que, au lieu de passer à l’acte, ils se plient bien sagement au rituel des visites. Il y a bien sûr ceux qui y voient une occasion de copiner avec les puissants de ce petit monde — ils seront peut-être assez habiles pour devenir experts au prochain round. Il y a aussi que, collectivement, nous avons désormais peur de n’être pas bien classé ! C’est aussi pourquoi, me semble-t-il, le seul collectif à avoir osé refuser les visites de l’AERES est un groupe de collègues de l’EHESS, autrement dit d’une institution « hors-classe », qui peut se permettre des actions exemplaires de ce genre. Voir ici
[6] Sur l’évaluation de la performance, et l’on est tenté de dire la définition de l’évaluation par la performance, voir les deux billets de Sylvain Piron : http://evaluation.hypotheses.org/354 et http://evaluation.hypotheses.org/374. On peut aussi faire l’hypothèse que les notations de l’AERES ne seront prises en compte par personne !