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François Dubet, sociologue : « Une société juste ne saurait être seulement méritocratique », EducPros, 21 juin 2010
mardi 22 juin 2010, par
Dans son dernier livre, Les Places et les Chances (éd. du Seuil, collection « La République des idées »), le sociologue François Dubet interroge le modèle français de lutte contre les inégalités, notamment à l’école et dans l’enseignement supérieur. Contre l’air du temps, il pointe les limites des dispositifs d’égalité des chances qui dominent aujourd’hui et plaide plutôt en faveur du principe d’égalité des places. Loin d’être un « exercice gratuit de philosophie sociale », cet essai important pose les bases d’une réflexion pour « repenser la justice sociale ».
Égalité des places ou égalité des chances, en quoi consistent ces deux conceptions de la justice sociale ?
Ces deux modèles visent à résoudre le problème essentiel des sociétés démocratiques qui affirment l’égalité des individus tout en acceptant l’inégalité des positions sociales. Cela crée une tension fondamentale qui ne nous a jamais quittés depuis la Révolution française. Le modèle de l’égalité des places consiste à dire que l’on peut réduire cette tension, donc aller vers plus de justice sociale, en resserrant l’éventail des positions sociales, disons les conditions de vie, de revenus, etc. entre les ouvriers et les cadres, mais sans faire de la mobilité une priorité. Le second modèle, celui de l’égalité des chances, ne touche pas aux inégalités entre les positions sociales, mais vise à faire en sorte qu’à chaque génération tous les enfants aient les mêmes chances de se répartir, en fonction de leur mérite, dans toutes les positions sociales.
Pourquoi le modèle d’égalité des places est-il aujourd’hui éclipsé par celui de l’égalité des chances ?
L’égalité des places reposait sur l’idée que l’école devait offrir un bien commun à tous. Ce modèle a bien marché tant qu’on a eu de fortes périodes de croissance. Il a permis, avec la massification scolaire, à des enfants des classes populaires d’accéder à des études et à des diplômes dont ils ont longtemps été privés. Seulement aujourd’hui les places sont rares et la compétition se durcit. C’est la métaphore du jeu des chaises musicales : moins il y a de chaises, plus on se dispute et plus on discute de l’équité de l’arbitre. La rareté relative des places, le fait qu’il faut de plus en plus de diplômes pour faire la différence sur le marché de l’emploi, a créé un sentiment de déclassement. Par ailleurs, derrière une égalité de façade, il y a une grande inégalité de l’offre scolaire : les établissements ne se valent pas tous et on s’est rendu compte que l’école n’était pas si équitable que ça.
Que reprochez-vous aux dispositifs d’égalité des chances aujourd’hui en vogue ?
Une politique volontaire pour compenser les inégalités de départ est certes juste. Il est juste que les individus entrent dans une compétition équitable. Seulement quand ce modèle devient le seul modèle de justice, il faut en souligner les limites. Tout d’abord, les dispositifs qui aident quelques enfants issus de milieux défavorisés à entrer dans de grandes écoles ne concernent qu’une minorité d’élèves. On ne dit pas ce qu’on fait des autres, des dizaines de milliers d’élèves qui galèrent, qui errent dans des formations qui n’en sont pas. Il y a même un risque que la situation de ceux à qui on a donné leur chance et qui n’ont pas pu ou su s’en saisir se dégrade. L’égalité des chances vise à démocratiser l’accès aux élites, pas à donner à chacun une position acceptable. Ce modèle est plus sensible au succès et aux parcours glorieux de quelques-uns qu’à l’échec du plus grand nombre.
Comment promouvoir la justice sociale sans tout sacrifier à la compétition méritocratique ?
Je dirais que l’école est comme écrasée par sa fonction de sélection. On finit par perdre de vue ses fonctions proprement éducatives. L’école devient une sorte de vaste tournoi sportif que l’on s’efforce de rendre le plus équitable possible. Or, les élèves qui, de façon assez précoce, savent qu’ils ne gagneront jamais ce tournoi, ne veulent plus y aller, ou y foutent le feu... Il est certes juste de récompenser le mérite. Le seul problème est que les plus méritants sont aussi les plus favorisés socialement et que la société donne ainsi plus à ceux qui ont déjà plus. Une société juste ne saurait être seulement méritocratique, elle devrait d’abord se soucier du sort des vaincus de la compétition sociale et scolaire.
Vous plaidez pour l’égalité des places. Concrètement, qu’est-ce que cela impliquerait ?
Tout d’abord, il faudrait faire porter l’effort sur l’école élémentaire afin que le niveau scolaire acquis par tous soit le plus élevé possible. Il n’est pas acceptable qu’un tiers des enfants arrivent au collège avec de lourdes difficultés. Je défends le modèle scandinave qui estime que les inégalités scolaires sont acceptables dès lors que les plus faibles des élèves ont le meilleur niveau possible.
Et au niveau de l’enseignement supérieur ?
L’une des urgences est de renforcer la qualité de l’offre de formation en premier cycle à l’université, notamment en déployant les formations professionnelles courtes et en multipliant les passerelles avec les classes préparatoires. De plus, s’il est hors de question que chacun n’ait pas une place, il faut une régulation des flux en rompant avec l’incroyable hypocrisie de la sélection. Au nom de la liberté de s’inscrire, vous sélectionnez à l’usure. Par ailleurs, l’idéal que s’est donné l’école d’être une institution juste qui va répartir les individus équitablement en fonction de leurs mérites est une croyance viscérale dont il est difficile de se défaire.
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Pour lire aussil’analyse que faisait le même F. Dubet du mouvement universitaire en mai 2009