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"Prépas", élites et inégalités, Agnès Van Zanten, sociologue, Le Monde, 14 septembre 2010
mardi 14 septembre 2010, par
La politique favorisant l’accès de jeunes de milieux défavorisés aux filières d’excellence ne réduit pas les handicaps fondamentaux devant l’éducation
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Depuis une dizaine d’années, on assiste à l’éclosion de politiques dites d’"ouverture sociale" ou d’"égalité des chances", qui accordent divers avantages à de jeunes lycéens issus de groupes défavorisés afin de faciliter leur accès aux filières d’excellence de l’enseignement supérieur. Sciences Po amorça le mouvement en 2001 avec les conventions éducation prioritaire (CEP), suivie par l’Ecole supérieure des sciences économiques et commerciales (ESSEC), qui lança son projet, "Pourquoi pas moi ?" (PQPM) en 2003, puis par le lycée Henri-IV à Paris, qui proposa à la rentrée 2006 une classe préparatoire aux études supérieures (CPES).
Ces initiatives se sont généralisées et institutionnalisées depuis cinq ans. La Conférence des grandes écoles (CGE) a joué un rôle important dans la diffusion auprès d’autres écoles du programme PQPM. L’Etat, par le biais d’une "charte pour l’égalité des chances dans l’accès aux formations d’excellence" datant de 2005, puis d’un label, "les cordées de la réussite", les encadre désormais et leur a fixé un objectif de mixité sociale : 30 % de boursiers dans les classes préparatoires aux grandes écoles (CPGE) et dans les grandes écoles.
Ces politiques englobent diverses actions en direction d’élèves scolarisés dans des lycées concentrant des catégories défavorisées : la création par Sciences Po d’une voie d’accès spécifique, du tutorat par des jeunes issus des formations d’excellence, l’octroi de bourses et l’organisation d’activités d’ouverture à la culture et aux entreprises. Ces actions instaurent des liens tout à fait nouveaux entre les filières d’élite et ces établissements. Pourtant, dès lors que l’on se penche sur les modalités de leur mise en oeuvre, on constate qu’elles renforcent plutôt qu’elles ne transforment le modèle français de formation des élites.
Les réformes du système d’enseignement du début de la Ve République devaient permettre à tous les enfants de concourir dans les mêmes conditions pour les meilleures carrières. Les travaux de recherche montrent une autre réalité : celle d’une école qui exclut de plus en plus d’élèves de milieux défavorisés au fur et à mesure de leur progression entre les niveaux d’enseignement et d’une institution segmentée, non seulement au sommet, entre filières sélectives et non sélectives de l’enseignement supérieur, mais à la base, entre établissements identiques dont le public et les résultats diffèrent. Ce qui, comme le montrent ces mêmes enquêtes, ne nuit pas à l’émergence dans chaque génération d’une élite scolaire.
Ces élus de l’école n’usurpent pas leur place. Ils fournissent tout au long de leur scolarité, et notamment en CPGE, de réels efforts pour répondre aux exigences institutionnelles et soutenir la concurrence interindividuelle. L’excellence de leurs résultats et de leur trajectoire n’est pas due à leur seul mérite. Ces élèves bénéficient aussi tout au long de leurs études d’un double parrainage.
Le premier est celui de leurs parents. Provenant de familles des classes supérieures cumulant capitaux économiques et culturels, comme en témoigne le pourcentage élevé de jeunes dans les grandes écoles dont le père est cadre et la mère enseignante, ces élèves baignent dans un environnement favorable à l’acquisition de connaissances et de dispositions conformes aux attentes des enseignants. Leurs carrières scolaires doivent aussi beaucoup à l’investissement de leurs parents dans le choix de leurs établissements et l’enrichissement de leurs études par des cours particuliers et des séjours à l’étranger, ainsi qu’à leur action au sein des établissements.
Le second est celui de l’institution scolaire elle-même. En évitant d’analyser les biais sociaux à l’oeuvre dans leurs pratiques pédagogiques, les enseignants aggravent les différences sociales. Le système y ajoute un parrainage institutionnel, qui se traduit par la constitution de parcours privilégiés et balisés : admis dans des options sélectives dès le collège, les bons élèves de milieux favorisés se retrouvent en filière scientifique dans quelques lycées des grandes villes. Cela accroît leurs chances d’accéder aux classes préparatoires les plus réputées, qui, à leur tour, leur fourniront d’importants avantages positionnels pour réussir les concours d’accès aux grandes écoles.
Les politiques dites d’"égalité des chances dans l’accès aux formations d’excellence" s’inscrivent dans ce modèle. Leur but n’est pas d’ouvrir l’accès de tous les lycéens aux filières d’élite, mais de diversifier leur composition sociale par le recrutement ou l’accompagnement d’un petit nombre de nouveaux élus auxquels elles proposent un parrainage "compensatoire".
De façon significative, la plupart des grandes écoles et des CPGE investies dans ces politiques ont écarté l’idée d’un appel à des candidatures individuelles, préférant une ouverture limitée à un petit vivier de lycées défavorisés. Ce choix obéit à des raisons financières et pratiques. Il intègre aussi des contraintes politiques. Dans la continuité des politiques de discrimination positive, il évite de faire des distinctions trop visibles entre individus sur la base de leurs origines sociales ou culturelles.
Mais ce choix vise aussi à préserver les avantages du système de parrainage traditionnel dans lequel l’existence d’un mécanisme de canalisation institutionnelle entre un nombre réduit de lycées pourvoyeurs d’élèves et les filières d’excellence du supérieur favorise la construction d’un système cohérent de normes pédagogiques et réduit l’incertitude au moment de la sélection.
On pourra rétorquer que, proche par sa forme du parrainage traditionnel, ce parrainage compensatoire est quand même d’une tout autre nature puisqu’il s’adresse à des élèves dont les profils scolaires et sociaux diffèrent de ceux qui empruntent les parcours d’élite. C’est vrai, mais dans une certaine mesure seulement.
Ainsi, si les bénéficiaires de ces programmes ne sont pas le plus souvent des élèves "excellents", ce sont cependant les meilleurs élèves des filières générales des établissements en question, sérieux et motivés, les "pépites de banlieue ", comme les appellent certains. Et si dans certains programmes le mode de sélection vise à élargir la notion de talent pour inclure d’autres qualités, comme la capacité à faire face à l’adversité, l’anticipation des exigences d’ordre intellectuel auxquelles ces élèves auront à faire face conduit souvent ceux qui recrutent à privilégier les critères habituels d’évaluation de la qualité scolaire.
Ces élèves n’appartiennent pas non plus à l’élite sociale. On trouve parmi eux un pourcentage très élevé d’enfants issus de l’immigration (entre deux tiers et trois quarts dans les programmes de Sciences Po et de l’Essec, par exemple). Toutefois, le double ciblage - d’établissements d’une part, qui, classés comme défavorisés, sont cependant loin d’être des ghettos sociaux ou ethniques, et de bons élèves très motivés, d’autre part - conduit à intégrer des élèves issus des classes populaires, mais aussi des classes moyennes (ces derniers représentent entre la moitié et les deux tiers des bénéficiaires dans les programmes cités). Si l’on ajoute le fait que ces politiques ne concernent qu’un nombre d’élèves très réduit, on est en droit de conclure qu’elles ne visent qu’un renouvellement modéré et contrôlé des élites scolaires.
Cette visée circonscrite n’empêche pas ces politiques d’avoir des effets positifs, dont certains doivent toutefois être nuancés. Tous les jeunes sélectionnés ne réussissent pas à intégrer des filières d’élite et une proportion non négligeable peine à y réussir. Des études doivent en outre appréhender les effets subjectifs de ces expériences radicales d’acculturation et évaluer si, malgré leur bagage scolaire, les origines sociales, ethniques ou géographiques de ces jeunes continuent à peser sur leur trajectoire ultérieure. Mais beaucoup de leurs bénéficiaires ont connu des parcours auxquels ils n’auraient pas pu accéder autrement.
Par ailleurs, dans certains lycées insérés dans ces dispositifs, des changements significatifs dans les choix collectifs de poursuite d’études ont été observés. Dans d’autres cependant, aucun effet n’est perceptible ou alors des effets d’un autre type, à savoir des tensions entre les élèves bénéficiant de ces nouvelles "faveurs" et les autres.
Les nouveaux dispositifs ont favorisé également la mobilisation pédagogique de chefs d’établissement et d’enseignants que l’empilement de réformes étatiques inabouties depuis trente ans avait rendus rétifs à toute innovation. Mais cette mobilisation a eu pour corollaire l’apparition concomitante de clivages internes d’ordre idéologique et d’une concurrence accrue pour l’accès aux nouvelles ressources matérielles et symboliques, ainsi que la monopolisation de la nouvelle manne par certains lycées impliqués dans plusieurs initiatives, avec à la clé le développement de nouvelles inégalités entre établissements.
Enfin, aspect que leurs promoteurs mettent moins en avant mais qui ne doit pas être négligé : ces politiques ont contribué à renouveler l’action publique dans le domaine de l’éducation tant sur le plan du contenu que des modalités d’action. En mettant en lumière les fortes inégalités entre établissements dans l’accompagnement des projets d’études des élèves, elles ont favorisé le lancement des politiques étatiques d’"orientation active" dans l’enseignement supérieur.
Grâce aux compétences, aux ressources et aux réseaux nouveaux qu’apportent les établissements d’élite, leur intervention a en outre redonné du sens à des outils du nouveau management public (projets, conventions, partenariats) dont la portée avait jusqu’à présent été limitée par le poids des logiques bureaucratiques dans l’éducation nationale.
Ces mesures rencontrent un écho très favorable dans les partis politiques, non seulement parce que leurs membres adhèrent à des initiatives qui légitiment le modèle de formation des élites dont ils sont le produit, mais parce que, en panne de projets et en quête de consensus, ils y voient un moyen de retrouver les voix des classes moyennes et des enseignants. Les premières, coincées entre des classes supérieures avantagées par leurs ressources et des classes populaires bénéficiant d’actions prioritaires, y voient un instrument de justice sociale. Les seconds y retrouvent le rôle symbolique, très valorisant à leurs yeux, d’agents de la mobilité scolaire et sociale des bons élèves qui était le leur avant les réformes ayant entraîné la massification de l’enseignement secondaire.
Ces politiques ne sont pas la panacée même si l’on se place du seul point de vue du renouvellement des élites. L’ouverture de l’accès à ces établissements supposerait, en effet, de revoir l’ensemble des composantes du système. La taille des établissements, car le malthusianisme des grandes écoles est un obstacle majeur à la transformation qualitative de leur public. Leurs modes de sélection, car la diversification du recrutement se heurte à la promotion par le concours d’une vision scolaire de l’excellence, mettant au centre des savoirs dont le degré d’abstraction ou les modes d’acquisition s’avèrent discriminants, et faisant une faible place aux élèves issus de filières technologiques. Les liens organiques entre les grandes écoles et les classes préparatoires, enfin, qui sont au coeur de la logique de parrainage.
Mais le principal danger serait de laisser croire qu’une diversification des élites, même plus ambitieuse que celle en cours, pourrait tenir lieu de politique de lutte contre les inégalités. Or, parce que les politiques d’ouverture sociale paraissent prendre le relais des actions en direction des territoires défavorisés, notamment de l’éducation prioritaire aux résultats controversés, parce qu’elles bénéficient d’importantes ressources, d’une grande médiatisation et d’un large consensus dans l’opinion et, surtout, parce qu’elles viennent combler des vides criants dans l’action étatique, cette idée fait son chemin.
Déjà, les orientations privilégiées par ces actions (définition large du désavantage permettant l’inclusion des classes moyennes, sélection et extraction des élèves des territoires défavorisés plutôt qu’action sur ces territoires, focalisation sur les bons élèves et sur la motivation comme ressource pour surmonter les difficultés) se diffusent dans d’autres politiques ayant pour visée la mixité sociale et l’amélioration des résultats des élèves des milieux populaires. Ainsi, tandis que l’assouplissement de la carte scolaire est censé favoriser la mobilité scolaire des boursiers, notamment des boursiers "méritants", les internats de réussite éducative cèdent la vedette aux "internats d’excellence" destinés à ce même type d’élèves.
Sur un plan plus qualitatif, on n’a par ailleurs aucun mal à imaginer que les enseignants trouvent plus gratifiant de détecter des talents et d’encourager de bons élèves que de s’efforcer d’améliorer les résultats des élèves en difficulté. Ni que les parents des classes moyennes préfèrent profiter de nouvelles voies de préparation et d’accès aux filières d’élite dans certains lycées plutôt que de se battre pour améliorer le fonctionnement de l’établissement de leur quartier. Et ce depuis que l’ensemble des responsables politiques et administratifs sont tentés de privilégier des actions qui produisent des résultats visibles à court terme plutôt que des projets de longue durée aux effets incertains.
Le risque est grand de délaisser et de décrédibiliser ainsi toutes les actions globales nécessaires pour améliorer l’efficacité et l’équité du système d’enseignement, qu’il s’agisse de la formation des enseignants, de la lutte contre la ségrégation entre établissements ou de diverses formes de remédiation et d’aide au travail des élèves. Faire émerger de nouvelles élites et lutter contre les inégalités sont deux options différentes dont le succès ne repose pas sur les mêmes bases. Le parrainage des meilleurs a un rôle à jouer dans une politique éducative ambitieuse. Il ne saurait en tenir lieu.