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La Maison de l’Histoire de France : l’instrumentalisation de la science - par Isabelle Backouche, historienne à l’EHESS - Le Monde, 20 décembre 2010
lundi 20 décembre 2010, par
Pour lire ce point de vue sur le site du Monde.
Alors qu’ils ont été marginalisés, les historiens, sous diverses formes, ont pris la parole et la plume pour donner leur sentiment sur le projet de Maison de l’Histoire de France. Cette mobilisation historienne repose sur leur capacité critique à propos des liens complexes qu’entretiennent le passé et le présent, selon des visions multiples et des articulations variables, qui toutes sont des constructions intellectuelles. Cette capacité critique peut s’appliquer à l’objet Maison de l’histoire de France, exercice au fondement de la vie démocratique de notre pays par ce qu’il met au jour à propos du fonctionnement de l’Etat aujourd’hui.
Un rythme effréné peu propice à la concertation.
Après trois rapports de préfiguration rendus depuis 2008, le rythme s’accélère une fois l’annonce faite par le président de la République du lancement de l’opération en septembre. Les lettres de mission envoyées le 27 septembre à Philippe Belaval, directeur général des patrimoines, et Jean-François Hébert, président de l’association de préfiguration, demandent que les premières orientations du projet scientifique et culturel soient rendues au premier trimestre 2011, qu’une exposition de préfiguration soit inaugurée à la fin de l’année 2011, et enfin, que le calendrier préparatoire se boucle au 1er janvier 2012 avec la création d’un établissement public dénommé Maison de l’histoire de France, en forme de "confédération de neuf musées nationaux".
Ainsi en moins d’un an, la structure juridique et les contenus scientifiques sont arrêtés. Comment prétendre, avec un tel calendrier, que le futur équipement sera le fruit d’une large concertation et d’une réflexion approfondie ? Comment faire vivre le dialogue que Frédéric Mitterrand appelle de tous ses vœux ? Il semble au contraire qu’il sera difficile d’échapper dans ces conditions à "une histoire normative", écartée pourtant par le ministre de la culture.
Un tel calendrier n’obéit pas à une logique scientifique et il obère irrémédiablement la possibilité d’une comparaison avec le Musée historique allemand de Berlin que tous les défenseurs du projet brandissent en exemple. L’historien Etienne François a détaillé les modalités d’élaboration du musée : l’idée est lancée en 1981, plusieurs commissions réunissant historiens et responsables de musées ont travaillé sur le projet envoyé à 3 000 correspondants allemands et étrangers tandis que trois grandes discussions publiques ont été organisées pour nourrir la critique. Et il aura fallu cinq années de discussions, controverses, propositions et auditions publiques pour que les contours du projet se dessinent et que le musée soit inauguré le 27 octobre 1987. En France, la prétendue perte de repères des Français associée à leur "désir d’histoire" ne peuvent justifier l’impasse faite sur le débat scientifique et démocratique, et cette absence donne consistance à la critique politique qu’on peut faire du projet. Seul un large débat animé par les historiens est la garantie d’une maturation du projet à l’interface entre les nécessités scientifiques et les attentes du public.
Alors pourquoi une telle précipitation ? S’agit-il d’obéir au calendrier électoral et de faire en sorte que la Maison de l’histoire de France soit en ordre de marche pour 2012 ? Assorties d’un tel calendrier, les ambiguïtés et les incohérences dans la présentation du projet, comme les hésitations entre lieu de recherche ou lieu d’instruction publique, rendent l’ambition illisible à moins qu’elle ne réponde à d’autres logiques. Ne s’inscrirait-elle pas plutôt dans le rythme effréné des réformes que notre pays connaît ces trois dernières années ? Des réformes qui donnent naissance à des "pôles emploi" ou des "pôles de recherche et d’enseignement supérieur" censés rationaliser les activités sociales et leur donner plus de visibilité. Et si la Maison de l’Histoire de France n’était pas autre chose qu’un énième avatar de ces "pôles" ?
La disparition de la mission culturelle de l’Etat.
Derrière le motif sans cesse répété d’unifier les ressources disponibles en histoire grâce à la Maison de l’histoire de France, une vaste réforme des musées français est au cœur de l’opération, frappant de plein fouet plusieurs institutions culturelles à qui l’on promet une vitrine au soleil en étant adossées à la Maison de l’Histoire de France. Un tel objectif ne peut évidemment pas donner corps ni élan à un grand projet présidentiel, d’où sa présence relativement discrète dans les argumentaires. Pourtant il est central et permet d’expliquer la vacuité du projet scientifique.
De quoi s’agit-il ? Depuis 2007, le gouvernement a mis en route une politique d’évolution des musées sous statut de "service à compétence nationale" (SCN). Actuellement sans personnalité morale, ni ressources propres, ces musées seront transformés en établissements publics, "administratif" ou "industriel et commercial". Dans les deux cas, ces établissements sont plus autonomes vis à vis de l’Etat et doivent chercher des ressources propres pour subsister. L’objectif général étant le désengagement de l’Etat de tous ces lieux culturels au profit d’une mise en orbite d’établissements qui seront soumis à la concurrence entre eux. Et dans un certain nombre de cas, ils échappent à la tutelle d’une personnalité scientifique pour être confiés à des hauts fonctionnaires, à l’image de l’établissement public du musée et du domaine national de Versailles que Jean-Jacques Aillagon préside.
La liste est longue des opérations concrétisées dans ce sens en 2010 : création de l’EPIC "Universcience" au 1er janvier 2010 par l’incorporation du Palais de la découverte dans la Cité des sciences et de l’industrie ; transformation du musée et du domaine du château de Fontainebleau en établissement public administratif ; fusion du musée national de la céramique et de la manufacture de Sèvres dans un établissement public administratif ; rattachement de l’Orangerie au Musée d’Orsay ; transformation du musée Picasso en établissement public administratif en juin 2010. On peut encore ajouter à la liste, la préconisation d’une fusion du Grand Palais et de la Réunion des Musées nationaux à lire dans le rapport rendu par Jean-Paul Cluzel, président du Grand Palais, en avril 2010. La Maison de l’Histoire de France s’inscrit dans le sillage de ce grand mécano puisqu’elle sera un établissement public "tête de réseau" qui réunira neuf musées, trop petits pour devenir à eux seuls des établissements publics.
Ainsi, les faiblesses du projet découlent principalement de son véritable objectif. Il s’agit de faire grossir les établissements pour qu’ils atteignent une masse critique qui leur garantirait une visibilité internationale et une compétence propre pour trouver des ressources. Voilà à quoi répond le montage improbable de Maison de l’Histoire de France. Il maquille un désengagement de l’Etat de ses missions culturelles qui fondent la spécificité française, notamment depuis Malraux, sur une forte présence du service public dans ces domaines. Ce dernier assure le rayonnement culturel de la France, incarné par des personnalités scientifiques internationalement reconnues bien plus que sur l’idée de rentabilité d’un musée. Alors on ne peut s’étonner que dans un tel contexte, le futur établissement soit si éloigné des problématiques historiennes et des débats historiographiques, deux préalables qui n’enferment pas les historiens dans leurs cabinets de savants comme on veut le faire croire, et qui ne nuisent pas à la diffusion auprès d’un large public.
La vacuité du projet de Maison de l’Histoire de France laisse donc un espace libre pour concevoir un musée d’histoire qui réponde aux exigences scientifiques des historiens dans toute leur diversité et aux attentes d’un public plus soucieux de comprendre comment l’histoire se fabrique que d’être rassuré par une fresque nationale toute ficelée. Arrêtons de prendre le grand public pour ce qu’il n’est pas et préservons la qualité – professionnelle et exigeante – de ce qu’on lui propose. Il est par ailleurs inacceptable d’instrumentaliser les attentes présupposées des Français pour mettre en place une politique de restrictions et de désengagement de l’Etat qui ne dit pas son nom, et dont la Maison de l’Histoire de France est la partie immergée à qui l’on tente de donner un vernis scientifique et culturel. A ce jeu d’instrumentalisation de la science, le futur comité scientifique annoncé pour début janvier 2011 ne sera que façade.