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L’excellence, keskeçé ? - Sylvain Piron, blog Evaluation de la recherche en SHS, 4 février 2011
mercredi 9 février 2011, par
Comme je l’ai raconté dans le précédent billet, j’ai vécu hier soir une expérience presque mystique en feuilletant les projets Idex. Comme beaucoup, sans doute, je cherchais le fin mot de cette histoire d’excellence, dans laquelle nous sommes englués, et je crois avoir compris d’un coup quelque chose. C’est infiniment simple, vous verrez, mais il n’est pas inutile de l’énoncer posément, en y allant lentement.
Dans une récente séance du séminaire Politique des sciences (à laquelle je n’ai pu assister, et je le regrette), Pierre Encrevé a répondu à la question de la « novlangue du nouveau management public » en expliquant qu’il ne s’agissait pas d’une véritable novlangue orwellienne – mais il est vrai qu’il ne connaissait pas encore l’humanticipation bourguigno-francomtoise… La véritable question n’est pas celle de la production d’un nouveau vocabulaire, mais des glissements de sens de mots communs, qui étaient souvent chargés de valeurs positives. Entre autres observations pertinentes, Encrevé remarque que le terme d’excellence a une vieille tradition dans l’école républicaine, qui s’est sans doute un peu perdue depuis une quarantaine d’années. Il note également que le label « qualité » n’est pas arrivé dans le domaine scientifique sous l’effet des procédures managériales de « contrôle qualité », mais à l’initiative de Laurent Schwartz, avec l’association « Qualité de la science française ».
Suivons cette piste et retournons aujourd’hui lire des documents publiés par QSF il y a quelques années, par exemple un texte sur l’évaluation d’Antoine Compagnon datant de 2003. On constate en effet que « qualité » et « excellence » y marchent ensemble, mais on note surtout qu’ils sont pris en un sens exclusivement scientifique : il s’agit principalement de militer en faveur de la norme internationale de l’évaluation par les pairs et de réclamer des décharges d’enseignement pour les meilleurs chercheurs. Depuis cette époque, le vocabulaire semble s’être brouillé, mais la confusion s’était peut-être déjà introduite depuis quelque temps. Reprenons le chemin pas à pas.
Comme la plupart des chercheurs, je suis soucieux de la qualité de mon travail (d’historien en l’occurrence). Pour ma part, je sais qu’elle tient à l’observation scrupuleuse de quelques règles de méthode que j’essaie de transmettre à mes étudiants : ne rien citer sans l’avoir lu ; ne jamais citer de seconde main, mais toujours retourner voir les sources, si possible en remontant aux manuscrits ; et surtout, ne rien tenir pour acquis et rester constamment en alerte face à tous les préjugés, à commencer par les miens. Ce sont évidemment des procédures lourdes, qui ne peuvent suivies qu’au détriment du rendement. En un sens, je pourrais me comparer à un viticulteur biologique, qui vendange à la main et n’utilise pas d’engrais chimique ou de pesticide. Il y a pourtant une grande différence : aucune agence ne pourrait prendre en charge une certification de ce travail ; seuls le pourraient des chercheurs capables de vérifier le travail effectué, en y prenant autant de peine, pour discuter les hypothèses, relire les documents ou refaire les calculs – ce qui est tout simplement la marche normal de la recherche. C’est à une qualité de ce type que songeait Laurent Schwartz, et je peux m’y reconnaître sans difficulté.
Pour autant, j’ai du mal à qualifier cette qualité d’excellente, et encore plus à appliquer l’adjectif à ma personne. La raison en est simple. Etymologiquement, est excellent ce qui est élevé (les tours de Manhattan, excelsae turres), et donc supérieur. Et cette élévation peut facilement mener à l’orgueil (la nuance est présente dans le verbe latin, excello). Contrairement à la qualité, l’excellence implique la comparaison, le classement et, plus ou moins inéluctablement, la récompense. Il y a certes une tradition républicaine d’excellence, mais il s’agit d’une excellence scolaire. Il me semble important de le souligner. Il s’agissait, idéalement au moins, d’une compétition entre élèves de tous milieux, visant à encourager et promouvoir les meilleurs – c’est-à-dire ceux qui, dans des conditions égales, réussissaient le mieux à franchir des épreuves communes. Sans revenir sur les limites de cet idéal dans l’école française, ni sur les facteurs sociaux qui font qu’il fonctionne beaucoup moins bien aujourd’hui que du temps des premiers écrits de Bourdieu, on peut facilement comprendre que la recherche ne fonctionne pas de la sorte. D’une part, selon les disciplines ou les objets de recherche, les résultats et les publications ne tombent pas au même rythme unique, pas davantage qu’il n’y a de critère transversal de comparaison. D’autre part, s’il arrive qu’un chercheur se trouve en compétition objective avec un collègue (par exemple lorsqu’ils candidatent tous deux sur le même poste), les raisons qui font choisir l’un plutôt que l’autre à tel moment n’impliquent pas qu’ils soient étalonnés selon une mesure absolue de leur valeur. Et les choix qui s’effectuent alors ne remettent pas en cause leur participation commune au projet général d’une recherche scientifique dont les valeurs principales sont (pour reprendre une formule que j’avais donnée autrefois) « le partage, la collaboration et la critique éclairée au sein de communautés bienveillantes ». C’est au nom de ces valeurs que de multiples prises de position ont récemment encore protesté contre l’individualisation des Primes d’Excellence — et oui, excellence encore — Scientifique.
Une autre manière de prendre la chose serait de se demander à quelles conditions un même prédicat — « excellent » — peut s’appliquer à un individu, à un conglomérat de laboratoires, et à un regroupement territorial. En tout état de cause, les effets de cette application universelle et sans ordre sont connus par la littérature. Ulrich, le héros de Musil, cessa de faire des mathématiques le jour où il rencontra quelque part l’expression : « un cheval de courses génial ». Ce n’est dès lors pas sans profit qu’on relira ces quelques lignes (et d’ailleurs tout le chapitre en question) : « […] un cheval et un champion de boxe ont encore cet autre avantage sur un grand esprit, que leurs exploits et leur importance peuvent se mesurer sans contestation possible et que le meilleur d’entre eux est véritablement reconnu comme tel : ainsi donc, le sport et l’objectivité ont pu évincer à bon droit les idées démodées qu’on se faisait jusqu’à eux du génie et de la grandeur humaine. » Au moment du mouvement de 2009, certains avaient lancé le Classement du Pékin. À force d’entendre parler d’initiative d’excellence, il vous prend des envies, soit, à la manière d’Ulrich, de vous retirer quelques années pour tenter de vivre autrement, soit, à l’imitation du Père Ubu, de promouvoir quelques initiatives de médiocrité.
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