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L’apprentissage dans l’enseignement supérieur : un bilan amer (compte-rendu d’un rapport d’étude, Thot Cursus), "Le monde de la formation à distance", 22 février 2011

jeudi 3 mars 2011, par Giovanni

Prisca Kergoat, chercheuse au Centre d’études et de recherche, travail, organisation, pouvoir (CERTOP) de l’université de Toulouse 2, a publié récemment un rapport d’étude intitulé "Les formations par apprentissage : un outil au service d’une démocratisation de l’enseignement supérieur ?". Elle s’est appuyée pour mener son étude sur les données issues de l’enquête Génération 2004 réalisée par le Cereq, qui a suivi le devenir de formation et d’insertion professionnelle des jeunes ayant achevé leur formation initiale en 2004.

La formation par apprentissage (formation faisant alterner les périodes en entreprises avec les périodes en Centre de Formation d’Apprentis - CFA) souffre encore d’une mauvaise image en France, mais elle est pourtant largement encouragée par les pouvoirs publics. Depuis 1987, la formation par apprentissage s’est introduite dans l’enseignement supérieur, servant en cela les objectifs de professionnalisation des universités qui figurent actuellement en bonne place dans l’agenda de la Ministre de l’enseignement supérieur et de la recherche. L’apprentissage dans l’enseignement supérieur jouit d’un vrai succès, puisque 20 % du nombre total d’apprentis suivaient des études supérieures en 2008 (date de la publication des résultats de l’enquête Génération 2004).

Mais P. Kergoat se garde bien de crier victoire devant ce nombre effectivement respectable. Ceci parce qu’en cours de route, l’apprentissage a perdu sa vocation première, qui était de permettre l’accès à des métiers et des qualifications à des jeunes dont ni le capital scolaire, ni le capital socio-économico-culturel ne leur permettraient d’atteindre par la voie classique.

Les apprentis du haut et les apprentis du bas

Il existe pourtant bien une filière complète de formation par apprentissage dans plusieurs métiers, qui va du CAP (niveau V, accessible après 3 ou 4 années d’école secondaire) au diplôme d’ingénieur (niveau II ou I, accessible après 4 ou 5 années d’études supérieures). Mais, remarque P. Kergoat, les apprentis "du haut" ne sont pas les apprentis "du bas".

En d’autres termes, les jeunes qui ont opté pour la voie de l’apprentissage après le collège ne sont pas ceux que l’on retrouve dans les CFA universitaires. Car la voie professionnelle dans le secondaire, qui se suit notamment par le biais de l’apprentissage, mène à un Brevet professionnel ou à un Bac professionnel, diplôme fort peu représenté dans les filières d’études supérieures accessibles par la voie de l’apprentissage. On trouve même plus de détenteurs d’un bac Pro en filière Sciences Humaines et Sociales qu’en filières techniques et industrielles !

P. Kergoat démontre clairement que les formations supérieures par apprentissage ne servent pas les jeunes auxquels elles étaient destinées. Elles auraient même tendance à renforcer les inégalités déjà remarquées au niveau de l’enseignement secondaire.

- Les formations supérieures par apprentissage renforcent la sexualisation des professions. Par exemple, en génie civil - bâtiment travaux publics, on constate 46 points d’écart entre le nombre de filles et le nombre de garçons (au bénéfice de ces derniers) dans la voie classique, contre 84 points (toujours au bénéfice des garçons) dans les formations par apprentissage de la même spécialité ; à l’inverse, en formation accueil et hôtellerie, on constate 22 points d’écart entre le nombre de filles et le nombre de garçons (au bénéfice des filles), contre 76 (toujours au bénéfice des filles) dans les formations par apprentissage de la même spécialité.

- Dans les formations supérieures par apprentissage, il y a encore moins de jeunes issus de l’immigration maghrébine que dans l’enseignement supérieur classique. La proportion de jeunes dont les parents sont nés au Maghreb est très minoritaire vis-à-vis de celle dot les parents sont nés en France, et elle décroît à mesure que s’élève le niveau de formation. Ceci, parce que cette population concentre toutes les caractéristiques des populations sous-représentées dans les formations en apprentissage : majoritairement féminine, de milieu populaire, dans lequel la mère est peu diplômée et n’occupe pas un emploi.

S’il s’agissait de faire accéder des jeunes de milieux modestes et peu à l’aise dans notre système scolaire classique, l’échec est donc patent.

Les raisons de l’échec

Pour expliquer cela, P. Kergoat avance deux éléments principaux :

- Les entreprises (qui salarient les apprentis) font jouer la concurrence entre CFA en y introduisant des critères de sélection des apprentis qui n’ont rien à voir avec les résultats scolaires. Lors des entretiens de recrutement des apprentis dans les CFA universitaires, menés par des enseignants, les critères associés au savoir-être sont prédominants : "Les observations de recrutement montrent en effet combien le maintien, la tenue, l’élocution, l’affabilité, la capacité à convaincre, à ne pas se laisser déstabiliser, à sourire au bon moment sont déterminants. Sont ainsi avantagés les candidats bénéficiant d’une solide formation générale et/ou d’une socialisation familiale, d’un habitus, permettant de s’adapter aux réquisits des recruteurs, de se projeter sur un profil de poste. La focalisation sur les dites qualités ouvrent la porte aux représentations et pratiques discriminatoires -légitimées au nom de la nature ou de la culture- qui frappent en premier lieu les jeunes filles ainsi que les jeunes issus de l’immigration".

- Les jeunes des classes sociales intermédiaires, voire supérieures, se sont approprié la formation supérieure par apprentissage, y accédant avec un Bac général ou éventuellement technologique via des filières d’études très sélectives (Instituts Universitaires Technologiques), dans la mesure où ce mode de formation est plus professionnalisant que les filières classiques, apporte une plu-value sur le CV. De plus, la rémunération associée au statut d’apprenti permet aux jeunes non de payer leurs études, comme on pouvait l’imaginer, mais d’accroître leur autonomie d’étudiants, en finançant permis de conduire, sorties, vacances. La rémunération se substitue au job étudiant et rapporte d’avantage (de 700 à 1200 euros / mois, en fonction de l’âge et de l’entreprise d’accueil) ! Et ce sont précisément des jeunes qui possèdent le "savoir-être" attendu des entreprises...

P. Kergoat conclut son rapport en accusant les politiques éducatives, soucieuses de se rapprocher du monde du travail et du marché de l’emploi, d’avoir intégré les mécanismes de sélection et d’exclusion propres au marché de l’emploi.

Très marqué par la sociologie bourdieusienne, ce rapport de 26 pages, abondamment illustré de graphiques et s’appuyant sur de nombreuses références, met néanmoins le doigt sur un dysfonctionnement qui risque de s’aggraver encore si l’extension des formations supérieures par apprentissage ne subit aucun correctif.

La France a été montrée du doigt lors de la publication des résultats de l’enquête PISA 2009 comme étant l’un des pays dans lesquels le niveau social de l’élève a la plus grande influence sur ses résultats. Le rapport de P. Kergoat montre que malheureusement, le constat est valable pour un dispositif de formation qui était a priori pensé pour faire réussir les moins bien dotés, mais qui a manqué son objectif.

Christine Vaufrey

Les formations par apprentissage : un outil au service d’une démocratisation de l’enseignement supérieur ? Prisca Kergoat et Cereq, décembre 2010, 26 pages. Téléchargeable en .pdf sur le site du Céreq.