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Reconstruire l’enseignement supérieur et la recherche - par Christian Topalov, blog "Les invités de Mediapart", 14 juin 2011
mercredi 15 juin 2011, par
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Et des commentaires sur le cataclysme dans l’ESR et les sciences humaines et sociales dans Poolp
« Devant un champ de ruines qui s’étend chaque jour, il est essentiel que le Parti socialiste et la gauche dans son ensemble se préparent à mettre en chantier une véritable reconstruction » : pour Christian Topalov, sociologue, la politique néolibérale en cours menace la recherche et plus particulièrement les sciences humaines et sociales.
Qu’est-ce qui, dans le cataclysme qui sévit actuellement en France dans l’enseignement supérieur et la recherche, fait courir de si graves dangers aux sciences humaines et sociales (SHS) ? Les mêmes choses que pour les autres disciplines, mais de façon particulière. Trois malheurs : la précarisation des conditions de recherche, la destruction de la gestion collégiale des institutions, l’asservissement de la science.
Précarisation
Il faut diminuer le nombre des fonctionnaires : c’est un dogme néo-libéral qui sévit aussi bien au Royaume-Uni qu’en Grèce ou en France, à l’hôpital, à la poste ou à l’école. C’est aussi l’idéologie des managers de la science, qui rêvent d’un personnel aussi flexible et malléable que possible.
Trois voies principales pour obtenir ce résultat :
La concentration des financements de recherche par l’Agence nationale pour la recherche (ANR) produit en permanence un nombre croissant de personnels sur contrat à durée déterminée (CDD) : 15.000 actuellement, selon la Cour des comptes. Les premiers « post-doc » recrutés sont déjà de nouveau sur le marché du travail. C’est une bombe à retardement dont la puissance explosive augmente chaque jour.
Le passage des universités aux compétences et responsabilités élargies (RCE) a immédiatement créé l’obligation de recruter des gestionnaires sur des contrats de droit privé. Il constitue surtout une incitation structurelle à en faire autant pour recruter enseignants, chercheurs et autres personnels : c’est déjà commencé. Le mécanisme diabolique de la fongibilité asymétrique a d’ailleurs été inventé dans ce but : on peut payer la note de chauffage avec un poste de prof, pas l’inverse. L’autonomie consiste à faire ce que veut le ministère.
Enfin, la révision générale des politiques publiques (RGPP) s’est attaquée depuis peu aux organismes de recherche, à commencer par le Centre national de la recherche scientifique (CNRS). Elle est destinée à réduire encore le personnel qui reste dans les labos pour la gestion (secrétaires, gestionnaires) et l’appui à la recherche (informaticiens, cartographes, documentalistes). Pourtant, parler de gaspillage dans ce secteur est un déni de réalité et une insulte aux personnels.
Je n’insisterai pas sur la déstabilisation que tout cela produit dans la vie des personnes –mais plutôt sur l’immense gâchis scientifique qui en résulte. En SHS, les contrats de post-doc arrivent généralement à terme avant que de bonnes publications aient pu mûrir. Les équipes sont fragilisées, les jeunes quittent leur CDD dès qu’ils trouvent mieux, ou finalement quittent la recherche. Les labos et les budgets sont administrés avec difficulté par des personnels précaires, parfois surqualifiés : combien de docteurs en CDD dans les secrétariats des unités de recherche ou des projets ANR ? Une sérieuse menace pèse sur les secrétariats de rédaction des revues : si ces postes d’ingénieur d’étude du CNRS ne sont pas renouvelés, un nombre important de revues de SHS, vitales pour l’existence de nos disciplines, risque de disparaître.
Il faudrait parler des temps ou des rythmes de la recherche en SHS : l’accès au terrain et l’engagement durable envers les personnes qu’implique l’observation ethnographique, l’apprentissage de langues rares ou difficiles préalable à l’analyse linguistique ou à l’enquête de terrain, le défrichement de vastes massifs d’archives, l’exploitation approfondie d’une fouille, tout cela demande du temps, beaucoup de temps. Dans ces disciplines, les projets de l’ANR limités à 3 ou 4 ans n’ont guère de sens –comme d’ailleurs une imposition rigide de thèses terminées en 3 ou 4 ans. Vital pour la qualité de la science française, comme dit l’autre, est l’engagement personnel des jeunes chercheurs sur des travaux qu’ils ont choisis, au cours desquels ils ont le temps d’accumuler des compétences et sur lesquels ils ont le temps d’écrire.
Même ceux des chercheurs seniors qui regardaient l’ANR avec faveur car elle leur permettait de recruter des petites mains bien dociles commencent à déchanter. On ne fait pas de bonne recherche avec des collaborateurs dont l’autonomie intellectuelle est bridée et qui sont inquiets pour l’avenir.
Cette machine infernale structurellement conçue pour produire de la précarité doit être arrêtée et démantelée –de bons et solides postes de fonctionnaires réinjectés dans le système– notamment pour rendre aux labos une capacité gestionnaire minimale et stabiliser l’emploi des jeunes, notamment des milliers de hors-statut qu’a fabriqués la politique sarkozyste.
Destruction de la collégialité
Nos disciplines ont ceci de commun avec les autres sciences qu’elles ont pour ressort la compétition entre des savants organisés en collectifs, collectifs dont les formes sont multiples : laboratoires, réseaux, écoles de pensée, revues, maisons des sciences humaines (MSH) facilitant les contacts entre disciplines. Comme les périodes de « science normale » sont rares et brèves en SHS, cette compétition créatrice a pour forme principale la controverse : tout monopole attribué à un courant de pensée est mortel –la science économique aujourd’hui n’est pas loin de cette situation–, le lotissement du territoire en principautés l’est aussi à terme, le vocabulaire de l’« expertise » qui présume que la diversité des points de vue doive faire place à une vérité unique est une illusion dangereuse.
Nos précieuses controverses ont besoin d’espaces institutionnels : en premier lieu les revues, mais aussi les colloques, congrès, sociétés savantes, associations disciplinaires. Controverses régies par des règles qui en constituent aussi les bornes : il s’agit de normes professionnelles partagées, régulièrement remises en discussion dans le cadre d’institutions scientifiques et par là même revitalisées et transmises aux nouvelles générations. Tout cela a pour condition l’indépendance des savants vis-à-vis des autorités de toute sorte : administratives, politiques, économiques. Cette indépendance, il nous faut la mériter et ses résultats doivent être régulièrement évalués dans leurs contenus, mais elle doit d’abord être protégée par les institutions. La collégialité dans la gestion des institutions savantes est donc vitale non par simple souci démocratique –par ailleurs tout à fait légitime–, mais pour qu’elles produisent et transmettent efficacement les savoirs que la société est en droit d’attendre d’elles.
Compétition, collégialité, indépendance, trois traits qui vont ensemble pour faire de la bonne science et que l’offensive sarkozyste attaque au coeur.
C’est d’abord la multiplication des institutions destinées à implanter une culture de la concurrence généralisée. Concurrence entre collectifs : c’est ce qu’a introduit avec une violence extrême la loterie politique des « initiatives d’excellence » (idex), « équipements d’excellence » (equipex) et autres « laboratoires d’excellence » (labex). Peu importe que des réseaux collaboratifs aient pu être créés dans de nombreux domaines au fil des années : chacun est enfermé dans son université ou son pôle (PRES) et doit partir en guerre contre tous pour émarger aux bénéfices incertains du « grand emprunt ». Concurrence entre individus, aussi : la « prime d’excellence scientifique » imposée au CNRS contre l’avis de toutes les instances est l’une des institutions de ce genre les plus absurdes et nuisibles. Il y a aussi les recrutements de professeurs avec service aménagé, ou sur contrat de droit privé avec salaire hors grille et confidentiel, il y a les « chaires d’excellence » CNRS qui font qu’un maître de conférence aura un salaire plus élevé et un service moins lourd qu’un autre, ou encore la possibilité de primes à la main des présidents d’université, etc. Pour couronner l’édifice, il y a le scandaleux « prix Claude Lévi-Strauss » créé par Mme Pécresse en 2009 pour « soutenir l’excellence dans le domaine des sciences humaines et sociales » : 100.000 euros cash attribués au « meilleur » d’entre nous par un jury que nomme l’institution la plus stérile et réactionnaire du champ, l’Académie des sciences morales et politiques.
Bien sûr, les traitements des scientifiques sont trop faibles, en début de carrière surtout. Mais les idéologues du « new public management » sont des ignorants : ils n’ont pas compris que ce n’est pas l’argent qui nous fait travailler, c’est la quête du statut et la pression de l’opinion des pairs. En outre, tous ces systèmes d’individualisation des gains nient l’évidence que, dans l’enseignement et la recherche, l’efficacité des collectifs est à la base de celle des individus. Enfin ces systèmes se heurtent tous à une impossibilité fondamentale : définir « l’excellence » dont ils se réclament ad nauseam.
C’est pourquoi ils veulent nous imposer une « culture de l’évaluation » fondée sur des indicateurs quantitatifs et sur une logique managériale dont les outils ont été forgés pour l’entreprise privée. C’est la « démarche qualité » à propos de laquelle il faut bien prendre la mesure de la colère et, plus encore, du mépris qu’elle suscite chez les collègues. Sur son efficacité dans les entreprises –France Telecom ou Renault, par exemple–, il y aurait beaucoup à dire. Dans la recherche, il s’agit en tout cas d’une agression de très grande portée, qui nous donne le sentiment –je pèse mes mots– d’être aux prises avec une armée étrangère, une armée d’occupation qui ne manquera pas de collaborateurs, bien sûr, tant que ceux-ci pourront croire que le Reich va durer mille ans.
Les sections du Comité national de la recherche scientifique ou du Conseil national des universités ne sont certes pas sans défaut. Mais ces institutions ont ceci d’infiniment précieux qu’elles sont fondées sur la collégialité : les sections travaillent ensemble dans la durée, élaborent leurs propres critères avant de les rendre publics, prennent le temps de bien connaître les dossiers et de les suivre, généralement (pas toujours, hélas) elles prennent connaissance des travaux, elles délibèrent de façon contradictoire et répondent collectivement de leurs avis. J’ajouterai que la responsabilité collégiale est garantie par l’élection majoritaire des membres de ces sections par les communautés savantes concernées.
L’Agence d’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur (AERES), ou plutôt l’agence de notation qui nous a été imposée, repose sur des principes radicalement différents : les collègues qui composent les comités de visite sont nommés par un président lui-même nommé par les permanents de l’AERES qui sont, dans l’ensemble, des militants de l’idéologie de l’évaluation managériale ; les membres des comités sont munis d’un guide de l’expert qui leur est imposé sans discussion ; les comités font leur visite, se réunissent très brièvement en fin de journée puis se dispersent, seul leur président est responsable du rapport ; les notations sont faites à huis clos par l’AERES en fonction de quotas prédéterminés, les professionnels privés de l’évaluation sont omniprésents dans les coulisses. Et, cela va sans dire, on a totalement cessé de lire les travaux et de discuter de science puisqu’on est priés de se fier à des indicateurs bibliométriques dont on nous promet depuis des années qu’ils seront bientôt mieux adaptés aux sciences humaines. On attend toujours, et pour cause : c’est impossible –comme en témoigne la levée en masse des revues dans la plupart des disciplines des SHS contre leur hiérarchisation en catégories A-B-C et la façon dont les bureaucrates de la science, en France comme en Europe, pataugent depuis des années devant ce problème.
Je mentionnerai enfin la façon dont la Loi relative aux libertés et responsabilités des universités (LRU) a organisé ce qui a été frauduleusement paré du beau nom d’ « autonomie ». Le but de Mme Pécresse et des managers de la science est d’avoir enfin de vrais patrons à la tête des universités. D’où l’attaque systématique contre la collégialité dans toutes les instances où la diversité des points de vue pouvait non seulement s’exprimer, mais influer sur le cours des choses. D’abord dans les conseils scientifique et d’administration des universités : moins de membres, moins d’élus et plus de nommés, moins d’étudiants et de personnels. Plus choquant encore : les comités de sélection sont désormais nommés par le président, qui pourrait donc, en théorie, recruter les enseignants qu’il veut. Une anomalie invraisemblable au regard des normes des universités étrangères, et notamment des plus prestigieuses. Et ce n’est pas tout : avec les fondations de coopération scientifique, promises dit-on au plus brillant avenir, les directions dirigent et tous les autres acteurs, expulsés des instances, sont invités à obéir.
Il est clair que de nombreux présidents d’université n’acceptent pas de jouer au chef d’entreprise et continuent à accorder aux instances, aux départements, aux labos, aux collègues l’autonomie dont ils ont besoin pour travailler correctement. Mais cela ne tient qu’à leur éthique personnelle et au rapport des forces local, tandis que la logique de la LRU pousse à toutes les dérives autoritaires. Le « new public management » renforce ainsi les vieilles pratiques clientélaires et localistes qui sont une plaie ancienne de l’université française.
Après la victoire de la gauche en 2012, il faudra restaurer la collégialité à tous les niveaux et donc refondre la LRU et remplacer l’AERES par de véritables institutions collégiales d’évaluation scientifique. Je suggère que l’on commence par mettre au panier solennellement ses manuels d’évaluation managériale et que l’on fasse immédiatement bénéficier d’un plan social vigoureux les membres des cabinets d’audit et autres professionnels de la « démarche qualité » qui peuplent les bureaux des agences ministérielles. Cela fera des économies, car ces messieurs coûtent très cher.
Asservissement
Tout ce qui précède n’a pas été entrepris pour rien par le pouvoir sarkozyste et les managers de la science. Ces gens ont des objectifs : réduire service public et dépenses publiques, bien sûr. Mais pas seulement : ils veulent aussi orienter l’ensemble de l’appareil de recherche et d’enseignement vers de nouvelles finalités. C’est dans ce but qu’ils s’attaquent à tout ce qui peut faire obstacle à cet asservissement, c’est-à-dire les statuts et les collégialités.
Cette offensive concerne toutes les sciences : que l’on pense à la réorganisation des sciences de la vie, directement pilotée par le pouvoir politique, au bénéfice des laboratoires pharmaceutiques et de quelques mandarins universitaires à leur service. Mais les sciences humaines et sociales sont menacées de façon très spécifique.
Il se trouve que nos travaux ne sont pas directement utiles à la fabrication de molécules, aux entreprises de télécom ou à l’ingénierie génétique. Dans l’ensemble, ils ne sont pas rentables. C’est un gros défaut.
La stratégie d’ensemble des managers de la science est donc assez simple : réduire autant que faire se peut les financements que les scientifiques peuvent utiliser librement en fonction des priorités qui sont les leurs et piloter d’aussi près que possible l’affectation des ressources vers des sujets ou des domaines jugés prioritaires. Lesquels ?
Il y a d’abord les recherches considérées comme directement utiles : les sciences de la gestion, par exemple, ou l’économie financière. Les premières ont élaboré une doctrine et des techniques qui connaissent les succès que l’on sait pour dégraisser les entreprises, la seconde a inventé des modèles de simulation des marchés qui, comme on l’a vu récemment, ont montré leur efficacité pour éviter les crises. Ce genre de sujets ne manque pas de financements publics.
Il y aussi des fictions scientifiques qui font recette dans l’air du temps néo-libéral. Depuis des années, le génie génétique promet qu’il va trouver le gène de la schizophrénie et la recherche en psychologie clinique en est freinée d’autant. C’est la même épistémologie qui fondait les « résultats » obtenus à l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM) établissant que l’on peut prévoir les futurs comportements anti-sociaux chez les enfants agités de la maternelle. Les sciences cognitives, pour leur part, font l’objet depuis des années d’une promotion politique soutenue : elles promettent de traiter enfin l’autisme sans culpabiliser les mères et avec des protocoles moins coûteux pour l’hôpital que la prise en charge par la parole ; alliées à certains courants de la linguistique et de l’informatique, elles nous assurent depuis des lustres que les logiciels de traduction automatique sont sur le point de mettre Joyce en français ; alliées à de médiocres sociologies, elles modélisent la ségrégation raciale et la délinquance dans les banlieues françaises, etc. Rendons justice à la complexité des cognisciences, mais observons aussi que les ressources disproportionnées dont elles bénéficient tiennent au fait que la naturalisation du social qu’elles promeuvent correspond aux nostalgies scientistes et aux rêves d’un management total de l’humain.
Bien financées aussi sont les recherches qui promettent de répondre aux gros soucis des ministères : comment faciliter l’acceptation des nanotechnologies ou des OGM par le public ? Comment réduire le nombre de voitures brûlées la nuit de la Saint-Sylvestre ? Comment faire avec l’islam ? Comment contrôler les coûts de la santé ? Le modèle français d’intégration est-il condamné ? Que l’on juge ou non ces questions pertinentes, croit-on vraiment que l’on va leur trouver une réponse scientifique sans en modifier les termes ? C’est ainsi en tous cas que des dizaines de jeunes chercheurs sont envoyés en rangs serrés traiter des mêmes sujets dans un vocabulaire uniformisé dont ont décidé les médias et les politiques –souvent d’ailleurs avec l’aide des sociologues de la décennie précédente. La plupart de ces jeunes talents ont bien compris le jeu et font semblant le temps nécessaire. Mais au prix de quel gâchis ?
J’irai un pas plus loin : il y a aussi les sujets de recherche qui utilisent lesmots magiques, ceux des évidences du moment, ceux qui plaisent : environnement, développement durable, mémoire et patrimoine, citoyenneté, j’en passe. Non que je veuille tourner en dérision les bonnes causes que ces mots évoquent : je crois simplement que si tout le monde obéit à ce genre de modes intellectuelles, les possibilités de penser autrement disparaîtront très vite. Revenons en arrière de quelques décennies : comment l’écologie aurait-elle pu naître dans des milieux scientifiques bien minoritaires des années 70 si toute la recherche avait alors accepté de s’enrôler sous les bannières du jour : industrialisation, planification, progrès technique ? Faire de la recherche en SHS, c’est aussi, c’est peut-être d’abord, poser des questions perçues comme inutiles par les puissants du jour.
C’est pourquoi il est essentiel de libérer la recherche des carcans dans lesquels le sarkozysme l’a enfermée.
Il faut remettre entièrement à plat le mécano géant des idex, equipex et labex mis en place dans la précipitation et sans évaluation scientifique digne de ce nom en vue d’imposer la restructuration de l’appareil de recherche français. Jury international potiche, thématiques à la mode du jour, décisions politiques et copinage, création de vastes déserts scientifiques, toute cette opération aura des conséquences incalculables sur la science française si l’on n’y met pas un terme d’urgence.
Il faut diminuer drastiquement les financements gérés par l’ANR, reconsidérer entièrement sa structure et ses procédures pour les libérer des influences politiques et des chapelles scientifiques qui ont prospéré à leur service. Il faut, en premier lieu, confier à de vraies instances scientifiques un bilan approfondi de ses résultats.
Il faut transférer les masses ainsi économisées aux universités et organismes de recherche pour restaurer et augmenter les ressources propres des laboratoires : c’est la condition de l’inventivité et de la pérennité des programmes.
Il faut redonner aux universitaires la main sur les sujets de doctorats financés par le ministère et augmenter le nombre des allocations. Il faut reconsidérer toutes les politiques de fléchage thématique après un bilan de leurs résultats scientifiques réels. Au CNRS, cela conduira sans nul doute à réduire les effectifs et l’arbitraire des directions dites scientifiques et à restaurer l’importance du Comité national dans la programmation.
En SHS, il faut mettre en place des dispositifs finançant des initiatives diverses par leur contenu, leur mode d’organisation, leur coût. Le montant moyen du contrat ANR (250 000 €) est beaucoup trop élevé pour répondre à tous les besoins et il entraîne des gaspillages considérables. Certes, un important financement pluri-annuel est parfois une bonne chose, mais l’expérience des Actions thématiques programmées (ATP) du CNRS et des Actions incitatives (ACI) du ministère a montré dans le passé que des contrats d’un montant beaucoup moins élevé réalisés par des personnels sur poste peuvent donner d’excellents résultats. On pourrait multiplier les propositions de ce genre, dictées par le bon sens et l’expérience, mais condamnées par les idéologues qui nous gouvernent.
Mais l’urgence est ailleurs et je voudrais m’adresser là dessus avec franchise au Parti socialiste, qui sera la force principale du gouvernement de la France lorsque les électeurs auront remercié M. Sarkozy et, du même, coup libéré Mme Pécresse pour une nouvelle étape de sa carrière de cadre à haut potentiel.
Dans l’enseignement supérieur et la recherche, nous sommes devant un champ de ruines qui s’étend chaque jour. Il est essentiel que le Parti socialiste et la gauche dans son ensemble se préparent à mettre en chantier une véritable reconstruction. Il est essentiel que chacune de ses composantes, et le PS en particulier, le dise dès à présent, puis que le futur gouvernement de gauche le fasse.
Des machines sont en marche, un génie est sorti de la bouteille qui ne cesseront de nuire que si une véritable volonté politique les arrête. Cela demandera une vaste consultation démocratique, cela demandera surtout un peu de courage.
Les forces qui se sont engagées dans le mouvement de protestation de 2009 sont toujours là, leur lucidité, leur intelligence collective et leur colère sont intactes -même si le découragement gagne devant l’entêtement de cette droite dure et l’absence d’une perspective politique claire pour l’après-Sarkozy. Le PS, je crois, serait bien inspiré de s’appuyer sur ce formidable potentiel plutôt que faire la cour à quelques présidents d’université (comme le 18 mai au « Forum des idées » de Toulouse sur l’enseignement supérieur et la recherche) et en particulier à M. Axel Kahn, qui vient de signer un livre avec Mme Pécresse (Controverses. Université, science et progrès, ed. Nil). Le PS devrait plutôt consulter ceux qui on tant à dire et à proposer et qui ont déjà tant fait pour limiter les dégâts : Sauvons la recherche (SLR), Sauvons l’université (SLU) et les syndicats représentatifs de tous les acteurs de l’enseignement supérieur et de la recherche. Voilà ses alliés naturels et les forces qui se mobiliseront demain pour réussir les vraies réformes.
Mais arrêter la casse et ouvrir une nouvelle page demandera un peu de courage politique. La force du sarkozysme universitaire a été, en effet, de susciter et enrôler des supplétifs : une partie des présidents d’université a soutenu la politique de Mme Pécresse, les équipes dirigeantes du CNRS aussi, sans parler du bureau national du SGEN ; l’appareil bureaucratique des nouvelles agences a fourni des places et des pouvoirs à des collègues fatigués ou ambitieux, diverses commissions consultatives ont fait miroiter une redistribution des cartes de l’influence (par exemple de Paris IV vers l’EHESS). Au delà de ce cercle étroit des collaborateurs du sarkozyme, des collègues, c’est vrai, apprécient certains aspects du nouveau cours : des universitaires à qui on n’avait auparavant jamais rien demandé se sont retrouvés avec intérêt dans des comités de visite de l’AERES, des collègues à qui on n’avait jamais rien donné se sont retrouvés avec les sous de l’ANR ou avec une jolie prime. Ça fait plaisir, même si ça ne convainc pas nécessairement du bien-fondé du reste.
En outre, le sarkozysme a su s’appuyer sur des dynamiques qui étaient déjà là parce que les socialistes les avaient mis en place : à l’origine du processus de Bologne et de Lisbonne on trouve la personnalité trouble de Claude Allègre, l’idéologie du management de la science est cultivée par un appareil bureaucratique européen qu’il n’est pas dans les habitudes du PS de mettre en cause, la RGPP ne fait que radicaliser le programme de modernisation des ministères lancé en 1998 par le gouvernement Jospin, qui avait aussi fait adopter la Loi organique relative aux lois de finances (LOLF) dont l’objectif était de développer « une culture de la performance et de la responsabilité dans la gestion publique » -des mots dont nous comprenons désormais mieux le sens. C’est là un très lourd héritage, dont il serait souhaitable que le PS fasse l’inventaire avant de solliciter en 2012 les votes du monde de l’université et de la recherche. Ce monde dans sa majorité n’a guère envie, je pense, qu’une gauche molle poursuive, en arrondissant un peu les angles, la politique de la droite dure.
Socialistes, c’est d’une œuvre de reconstruction qu’il s’agit : aurez-vous la lucidité et le courage politique de l’entreprendre ?
Cet texte est celui d’un exposé présenté au débat « Qui veut la peau des sciences humaines et sociales ? Enjeux et perspectives » organisé le 1er juin 2011 à l’initiative de la section socialiste de la Sorbonne, en partenariat avec le cercle Maubert, le site nonfiction.fr et la Fondation Jean-Jaurès.