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Bacheliers : les lendemains qui déchantent - Noémie Rousseau, Médiapart, 8 juillet 2011
samedi 9 juillet 2011, par
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Ils se précipitent vers le tableau d’affichage, bondissent, s’embrassent, téléphonent à leurs parents. Et remettent vite les pieds sur terre. Dans la cour du lycée Fénelon-Sainte-Marie, dans le VIIIe arrondissement de Paris, les discussions des bacheliers sur leurs notes glissent rapidement aux interrogations sur un futur, soudain si proche.
Dans la file d’attente pour récupérer leur livret scolaire, les demoiselles pimpantes s’inquiètent d’avoir fait le bon choix. Léa et Marie vont en prépa ENS, mais dans l’établissement qu’elles ont placé en second vœu, légèrement moins bien côté. Au moins échappent-elles à l’université et « ses grands amphis où l’on ne connaît personne ».
Car les professeurs les ont prévenues : « C’est maintenant qu’il faut prendre les bonnes habitudes de travail, après vous serez livrées à vous-mêmes. » Elles sont averties du risque du décrochage, des « amphis qui se vident ». 50% des étudiants décrochent en première année de licence. C’est ce que révèle le rapport du sénateur Demuynck, remis mi-juin à Valérie Pécresse, ex-ministre de l’enseignement supérieur et de la recherche, tout juste remplacée par Laurent Wauquiez.
Pourtant, même si Léa a « passé (son) année à faire les portes ouvertes », elle a « peur de regretter » son orientation. Théophile lui, regrette déjà : « J’ai sous-estimé mon dossier. » Il est pris en histoire à la Sorbonne, son premier vœu. Sauf qu’entre-temps, d’autres filières dans lesquelles il ne pensait pas pouvoir être admis lui ont envoyé un avis favorable. Passionné par l’histoire, celui qui ambitionne de devenir « ministre » ou « président », se mord néanmoins les doigts de cette erreur stratégique. Reste un espoir : Science-Po. Il a passé le concours cette année et comme beaucoup de ses camarades, il attend avec impatience les résultats. « Si je suis pris, ça règle tout. »
Sur liste d’attente pour une école de graphisme, Timothée a choisi le DUT, une formation en deux ans qui lui permet de retenter sa chance au concours ou de rempiler avec une autre formation lui permettant d’arriver à ses fins : graphiste. Dans ce milieu de fils et filles de DRH, architectes ou professeurs, scolarisés dans les lycées des quartiers chics de la capitale, l’orientation scolaire est un calcul très élaboré. Léa est consciente de son statut de « privilégiée » : « On est dans un milieu aisé, nos parents font tout pour qu’on réussisse. » Les élèves ont rarement pris rendez-vous avec leur conseiller d’orientation psychologue (COP) et quand ils l’ont fait, ils lui reprochent de connaître « le système d’il y a cinq ans ». « En fait, il faut déjà savoir ce qu’on veut faire quand on va le voir », lâche Marie.
Selon Francis Danvers, psychologue de l’éducation et auteur en 2009 de S’orienter dans la vie : une valeur suprême ?, la « crispation » autour de l’orientation post-bac mérite que l’on interroge « nos hiérarchies de valeurs ». « Pourquoi s’acharner vers l’excellence ? On peut s’épanouir dans quelque chose de moins prestigieux, et où est le mal ? » Et d’expliquer « l’écœurement des jeunes » par « l’image que les adultes, tous captivés par des problèmes d’alcôve et de Sofitel, renvoient sur les grands choix d’avenir de la société ».
S’orienter est un passage douloureux pour l’élève car « il est contraint de faire des choix de plus en plus jeune, à un âge où l’on n’a pas envie de recevoir de leçons, il devra concilier ses rêves et ses possibles. Et tandis que les plus entourés, ceux pour lesquels la famille est un prolongement de l’école, ont le temps, on presse en revanche les jeunes les moins soutenus ». Pourtant, il le rappelle, l’étatisation de l’orientation a été introduite par le Front populaire, « elle relève de la transformation sociale et n’a rien à voir avec un corset scolaire ».
Francis Danvers rêve d’une société qui « retarde les choix ». « Si l’élève n’est pas bon en classe, à 14 ans on le met au travail », trop « punitif » selon lui. « C’est eux qui travailleront le plus longtemps, le plus dur, s’useront et mourront plus jeunes. Les autres auront toujours des airbags et des parachutes dorés. » L’orientation est une « responsabilité collective » qui nécessite d’« assumer ses choix, jusque dans l’isoloir ».
Les conseillers d’orientation en voie de disparition
Au lycée Marie-Deraisme, dans le XVIIe arrondissement, les préoccupations et les ambitions des bacheliers sont bien différentes. Lala ne se souvient plus de l’intitulé de la licence qu’elle entame en septembre à la Sorbonne. Son amie Taline, qui a choisi le même cursus, lui rafraîchit la mémoire : « Administration économique et sociale ». Toutes deux sont titulaires d’un bac professionnel « service accueil conseil ». Pourquoi ne pas opter pour un BTS, conçu justement pour les titulaires d’un bac pro ? « On nous a dit que les bacs pro n’avaient pas le niveau. » Elles représentent ce que le rapport Demuynck nomme « l’orientation par défaut ».
Les titulaires de bacs généraux ont bien compris que les cursus professionnels offraient de plus grandes chances de trouver un emploi. Effrayés par le chômage de masse, ils se sont rués sur ces filières courtes. Selon les chiffres de l’admission post-bac au 30 mai 2011, les vœux pour les BTS et DUT enregistrent respectivement une progression de 15 et 17%. Tous ne pourront être exaucés. Le nombre de places disponibles reste stable et ceux qui restent à la porte de ces filières sélectives, ce sont les bacs pro et technologiques. Ils se rabattent sur l’université, où ils ont 61% de probabilité d’échouer en première année.
Pour redresser la barre, le sénateur en vient à préconiser la mise en place d’un quota de 60% de bacheliers technologiques ou professionnels dans chaque BTS et de 40% dans l’IUT.
Boulaye vient chercher son livret scolaire d’un pas tranquille. Il est admis en BTS comptabilité gestion des entreprises. Reste à trouver un cabinet comptable qui le prenne en alternance. Pour l’heure, sur 40 demandes, il n’a reçu que trois réponses : toutes négatives. Quant à Dieneba, elle a décroché son bac pro avec mention assez bien. Une surprise. La jeune fille était tellement convaincue d’échouer qu’elle ne s’est inscrite nulle part. Elle envisageait de devenir aide-soignante, mais « il faut cinq ans d’études » (en fait 10 mois, après obtention du concours qui se prépare en général sur un an), et les parents de la jeune Gambienne la dissuadent plutôt de poursuivre ses études. Elle se souvient de leur conseil : « Regarde tes cousines diplômées et qui n’ont pas de travail, il faut savoir arrêter pour créer une situation familiale. »
Elle frappera à la porte de la mission locale pour trouver un petit boulot, dans la restauration rapide, la garde d’enfants... A-t-elle vu un conseiller d’orientation psychologue (COP) ? « Un conseiller de quoi ? », interroge Taline. Elle se souvient vaguement de son intervention en classe, quand il leur a expliqué la procédure d’admission post-bac sur internet, à laquelle elle n’a toujours rien compris. Dieneba le regrette, mais elle était malade le jour où elle avait droit à ses 10 minutes en tête à tête avec le COP rattaché au lycée.
L’Union nationale des lycéens tire la sonnette d’alarme. Son président, Vincent Colombani, explique : « En général, le COP est là par exemple un vendredi sur deux de 8h à 10h, il ne faut pas le louper. Et souvent, pendant l’entrevue, il découvre la formation en même temps que l’élève. » Il décrit une situation qui empire, le flot croissant de prospectus, des dossiers à monter, des procédures d’inscription de plus en plus complexes, l’apparition de services payants, qui se conjuguent avec un manque de moyens criant.
Aujourd’hui un COP, qui dépend d’un Centre d’information et d’orientation (CIO), est rattaché à trois établissements scolaires et s’occupe de 1.800 élèves, selon les chiffres de l’Association des conseillers d’orientation psychologue (ACOP). Dans ces conditions, difficile de satisfaire tout le monde. « J’ai le sentiment de bâcler mon travail, je suis frustrée, parce que lorsqu’on prend le temps, qu’on met en place un vrai dialogue et un travail d’équipe, ça marche », confie Claire, COP à Montargis (Loiret). Son travail ressemble de plus en plus à une « chasse aux décrocheurs » qu’à de l’orientation scolaire.
Claire est COP mais contractuelle. Comme ses aînés dans le métier, elle est titulaire d’un bac + 5, n’a pas suivi la formation spécifique à l’INETOP (Institut national d’étude du travail et d’orientation scolaire). Au programme : sociologie du travail, économie mais surtout méthodologie d’utilisation de base de données. En moins de dix ans, le recrutement a été divisé par quatre. « On assiste à une précarisation et une extinction graduelle du corps formé en institut », explique Corinne Blieck, directrice du CIO de Montargis. Alors qu’en 2002, 200 COP étaient admis sur concours, aujourd’hui ils ne sont plus que 50 recrutés chaque année, contre 250 départs en retraite.
Pour répondre aux besoins, on fait donc appel à des titulaires de Master 2 en psychologie, comme Claire, qui doivent apprendre sur le tas. Aussi, dans les CIO, est-on contraint de faire des économies. « On estime que tous les élèves n’ont pas besoin de nous, on ne rencontre pas ceux issus de familles attentives et informées, on se concentre sur les autres, qu’il faut aller chercher. On rééquilibre la donne, dans un souci d’égalité des chances », poursuit Corinne Blieck.
L’orientation scolaire : un marché en pleine expansion
L’ACOP tente de mesurer l’ampleur des dégâts, en lançant en 2010 une grande enquête auprès des CIO pour recenser les fermetures. Les centres coexistant dans une même ville fusionnent, une cinquantaine sont d’ores et déjà menacés. Les COP passent de plus en plus de temps sur la route, alors que les frais de déplacement ne sont plus remboursés depuis septembre 2010 dans la plupart des départements. L’enquête rapporte des témoignages de conseils généraux qui refusent de payer : les lycées sont de la compétence de la Région. À la Région, on prie les COP de contacter l’inspection d’académie, qui renvoie elle-même sur le préfet.
Le gouvernement a une drôle de manière de donner la priorité à l’orientation, comme il s’y est engagé dans le cadre de la présidence française du Conseil de l’Union européenne, en faisant adopter au niveau européen une résolution visant à « mieux inclure l’orientation tout au long de la vie ». Un droit à l’information et à l’orientation est créé par la loi en 2009.
Qu’est-ce que cela a changé ? « Pas grand-chose », selon Thierry Boy, chargé d’enseignement et de recherche à l’INETOP et membre actif de l’ACOP. « Seulement des fermetures de CIO en vue de créer le service public de l’orientation (SPO) », précise-t-il. Les conseillers d’orientation psychologues travaillant auprès des élèves seront regroupés sur des plates-formes avec les personnels des missions locales et des pôles emploi, des partenaires sociaux et des représentants du monde économique.
« Le grand service public de l’orientation, en fait c’est partir d’un service public, le détricoter et traiter des masses de gens sans distinction entre les besoins », analyse Thierry Boy, sceptique. Et l’ONISEP ne se contente plus d’éditer des brochures et des films, depuis deux ans l’organisme propose un « service dématérialisé » avec du conseil en orientation par téléphone. Qui décroche le combiné ? « En tout cas, pas un conseiller d’orientation psychologue diplômé », assure l’enseignant. « Si l’on ne redresse pas la barre, on va perdre notre expertise. Et quand la famille est reçue par un contractuel qui n’y connaît pas grand-chose, elle va voir ailleurs », prévient Corinne Blieck, du CIO de Montargis.
« Ailleurs », ce sont les cabinets privés qui se multiplient et proposent des conseils en orientation moyennant plusieurs centaines d’euros. La plupart du temps, ce sont des COP démissionnaires du service public qui se lancent à leur compte.
À deux pas des Champs-Élysées, Orin conseil propose des formules du simple diagnostic au suivi tout inclus. Les parents inquiets déboursent de 175 euros à 650 euros la prestation. La formule la plus chère comprend la constitution de dossiers de candidature et le cabinet contacte directement les profs pour réclamer des lettres de recommandation. Il n’hésite pas à rappeler pour que l’enseignant corrige sa copie si elle est défavorable au jeune client.
Chez Orin conseil, la prestation n’est même pas réalisée par un conseiller d’orientation, mais par un ancien proviseur de l’enseignement privé, Didier Chaulier. « Sans vouloir être cynique, l’égalité des chances est une belle expression, mais aujourd’hui il faut avoir les moyens d’avoir les conseils. » Il prévoit d’embaucher dès l’année prochaine car la défaillance du service public, l’inquiétude grandissante face au marché du travail, lui ramènent chaque année 300 nouveaux élèves.