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Christian Laval : L’école est au centre des nouvelles luttes des classes - blog "Changement de société", 4 octobre 2011
mercredi 5 octobre 2011, par
Co-auteur de la Nouvelle École capitaliste (La Découverte, 2011), ce sociologue, membre de l’Institut de recherches de la FSU, décrypte les conséquences de la logique d’entreprise appliquée, chaque année un peu plus, à l’éducation.
Laurent Mouloud – Vous expliquez dans votre dernier ouvrage La nouvelle école capitaliste que notre système scolaire est aujourd’hui à un « tournant historique ». Lequel ?
Christian Laval. Au-delà des réformes connues du gouvernement Sarkozy, comme la destruction des postes ou la suppression de la formation des enseignants, l’école et l’université sont l’objet depuis une vingtaine d’années d’un changement plus profond. Au gré d’une succession de mesures, parfois peu perceptibles, se construit, brique après brique, un autre modèle éducatif que nous appelons la nouvelle école capitaliste. Ce modèle n’est, certes, pas encore entièrement réalisé, on peut encore le contenir et le combattre, mais c’est une tendance bien réelle.
Qu’est-ce qui la caractérise ?
Christian Laval. Selon ce modèle, l’école a désormais une fonction qui se voudrait essentiellement, voire exclusivement, économique. La connaissance, qu’elle soit élaborée par la recherche ou diffusée dans l’école, est envisagée comme une valeur économique et intègre la logique dominante de l’accumulation du capital.
Comme cela se concrétise-t-il ?
Christian Laval. L’aspect le plus visible est lorsque l’enseignement devient une affaire d’achat et de vente. On le voit, par exemple, avec la montée de l’industrie du soutien scolaire ou le développement actuel de différentes formes de coaching payant. On le voit également avec l’accroissement de la part du privé dans le financement de l’école et l’université. Tout cela relève d’un phénomène de marchandisation. Mais il ne faut pas s’arrêter-là. Moins visible mais plus fondamental, on s’aperçoit que la norme sociale du capitalisme tend à devenir la règle de fonctionnement des systèmes d’enseignement qui sont régulés de plus en plus par la concurrence. De fait, les politiques néolibérales importent dans le champ éducatif et au sein même du service public les logiques propres au marché. Plus qu’à une marchandisation, on assiste donc à une « mise en marché » des services publics d’enseignement, avec des écoles et des universités qui, même si elles restent publiques, tendent à fonctionner comme des entreprises. L’exemple le plus concret est la loi LRU qui instaure de manière délibérée une concurrence entre les universités. C’est également, dans le premier et le second degré, l’assouplissement, voire la suppression, de la carte scolaire qui conduit aussi à une mise en concurrence des établissements.
Quels sont les effets de cette mise en concurrence ?
Christian Laval. Elle a des effets considérables sur le fonctionnement des systèmes scolaires. Partout où elle a été mise en place, comme en Angleterre, en Nouvelle-Zélande ou encore en Australie, elle aboutit à une polarisation sociale et ethnique des établissements. Les études comparatives internationales sont, sur ce point, sans ambiguïté. C’est donc en toute connaissance des conséquences que ces politiques ont été conduites dans notre pays comme dans d’autres, et qu’elles ont été soutenues aussi bien par la droite que par la gauche socialiste. Une unanimité qui dit bien à quel point la norme néolibérale a été imposée et intériorisée par tous les gouvernements.
Qui ces politiques servent-elles ?
Christian Laval. Cette compétition, bien évidemment, favorise les groupes sociaux qui ont des capitaux culturels, des réseaux, bref, les familles les plus riches, celles qui peuvent payer du soutien scolaire ou des écoles qui réclament des droits d’inscription très élevées. C’est donc un facteur supplémentaire de reproduction sociale et cela explique, très largement, pourquoi les inégalités scolaires en France, non seulement ne se réduisent pas mais s’accroissent. Mais ce n’est pas tout. De manière plus générale, ces systèmes éducatifs, régis selon les orientations néolibérales, doivent rendre des services aux entreprises en étant directement soumis aux impératifs d’employabilité et en calquant leur organisation sur la hiérarchie professionnelle. Ce qui est recherché n’est pas tant la diffusion d’une culture commune mais l’organisation du système scolaire en fonction des différents seuils d’employabilité requis par l’économie elle-même. La nouvelle école capitaliste se structure donc non seulement comme un marché mais elle se met également au service des marchés ! Avec pour objectif de produire du capital humain directement utilisable par les entreprises à des niveaux de compétence différenciés selon les besoins en main-d’œuvre.
La logique d’apprentissage par « compétences », développée actuellement dans les écoles, va-t-elle dans ce sens ?
Christian Laval. Tout à fait. La logique des compétences n’a rien à voir avec des considérations pédagogiques relevant d’une philosophie éducative plus progressiste. Ce serait un contre-sens de l’analyser comme un élément de dispute classique entre « pédagos » et enseignants « traditionnels ». Ce sont des experts économistes des organisations internationales ou intergouvernementales, comme l’OCDE ou la Commission européenne, qui ont défini ces niveaux d’employabilité différents, avec un niveau minimal qu’on appelle le « socle commun de compétences clés ». Ce sont donc d’abord des considérations économiques qui déterminent aujourd’hui les contenus d’enseignement.
Cette école soumise au marché est-elle réellement nouvelle ?
Christian Laval. Lorsque Bourdieu et Passeron écrivent La reproduction au début des années 70, l’école sert bien la reproduction sociale mais son fonctionnement interne n’est pas entièrement et directement soumis à une norme sociale capitaliste. Aujourd’hui, cette norme pénètre jusque dans la classe, dans le geste professionnel et le contenu de l’enseignement. Cette transformation de l’école se fait de manière très opaque puisque la justification de cette logique de compétences relève, officiellement, de considérants pédagogiques. Ce que croient d’ailleurs encore certains syndicats ou partis politiques.
N’ont-ils pas un peu raison de la croire ?
Christian Laval. L’histoire même de ce socle de compétences démontre quelle logique est à l’œuvre. Le point essentiel est de bien comprendre que nous avons progressivement abandonné les grandes orientations démocratiques du 20e siècle, en particulier la référence au plan Langevin-Wallon. Ce mouvement de réformes progressistes et démocratiques a été en quelque sorte « retourné » et détourné par la réforme néolibérale. Dans certains pays, comme l’Angleterre, la rupture a été tranchée à l’époque de Margaret Thatcher. Dans d’autres pays, cette rupture est moins nette et certains pensent encore que par « réforme » on doit et on peut encore entendre le prolongement du grand mouvement de démocratisation des systèmes éducatifs qui s’est produit au XXe siècle. Ils n’arrivent pas à comprendre que derrière les mêmes mots se cachent des réalités opposées. Le mot « réforme » ou celui de « compétence » ont changé de signification depuis vingt ans. Désormais, ces termes appartiennent à des logiques qui n’ont plus rien à voir avec le progressisme scolaire, ils participent de l’imposition de la norme néolibérale.
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