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Universités : une politique alternative est vitale - Jean Fabbri, blog "Les invités de Mediapart", 7 octobre 2011

vendredi 7 octobre 2011, par Elie

Jean Fabbri, ancien secrétaire général du Syndicat national de l’enseignement supérieur (2005-2009), mathématicien, dresse le bilan –mauvais– de la loi LRU, votée en 2007. Il expose ici cinq propositions « pour un changement ».

Pour lire cet article sur le site de Mediapart.

« Effacer Mai 68 », tel fut le leitmotiv de Jacques Attali, Alain Finkielkraut et Luc Ferry, inspirateurs du candidat Nicolas Sarkozy dès 2005 [1] et des lignes de force de la loi Libertés et Responsabilités des Universités (LRU) votée en août 2007, en même temps que le paquet fiscal (loi Tepa). Il y a bien en effet une spécificité française à des évolutions mondiales qui concernent l’enseignement supérieur et la recherche.

Pour ceux qui sont arrivés au pouvoir en 2007, les enjeux idéologiques se mêlaient étroitement aux affichages économiques, dessinant une vision utilitaire des savoirs comme de la culture. Recherche et enseignement supérieur ont donc été sommés de se conformer davantage encore à une exigence de rentabilité rapide, tant côté des découvertes, qui ne deviennent profits que lorsqu’elles passent en innovations, que du côté de la formation, censée ne viser qu’à une insertion professionnelle rapide. Pour comprendre ce qui se produit en France dans l’ensemble de l’enseignement supérieur, il faut élargir la focale hors du monde académique et hors de nos frontières.

Les mondes universitaires sous l’angle international

Chaque phase d’émancipation politique ou de bond économique s’est accompagnée d’un élan universitaire : édification des universités en Afrique de l’Ouest lors des indépendances des années 60, formidable accroissement des activités scientifiques en Chine dans les quinze dernières années, accès élargi aux savoirs dans tous les pays du Maghreb dont la jeunesse étonne par sa détermination.

Moins connus que les palmarès et classements universitaires mondiaux, le plus souvent d’initiative privée, qui se sont multipliés ces dernières années, un aperçu politique de l’enseignement supérieur mondial apparaît dans les travaux coordonnés par des institutions internationales. Ceux-ci explicitent d’intéressants principes [2] et donnent de bonnes nouvelles, telles l’augmentation de la part d’une génération poursuivant des études supérieures : monde entier de 19 à 25%, Europe de l’ouest et USA de 63 à 71%, Europe centrale et orientale de 41 à 62%, Asie orientale et Pacifique de 15 à 25% (entre 1998 et 2007). Les formations privées –et payantes [3]– qui étendent leur place partout (Afrique, Amérique latine, pays d’Europe de l’Est...) avec des contenus allégés tempèrent certes cet optimisme. La question universitaire croise donc tous les aspects de la mondialisation. Celle de la science avec laquelle elle est liée n’est pas contestable, c’est le quotidien de l’activité des chercheurs connectés (via Internet en particulier) à leur communauté au cœur des disciplines, indifférents aux frontières nationales. Mais la logique libérale de la mondialisation –« économie d’échelle », concentration de capitaux (qui porte ici le nom de masse critique de chercheurs)– est-elle vraiment la plus pertinente dans le domaine de la formation comme de la recherche [4] ?

En Europe, en matière de formations supérieures, le processus de Bologne des années 90, désormais intégré aux orientations de l’Union européenne, est encore présenté comme une logique d’harmonisation des diplômes. Pourtant, partout les traditions nationales prévalent et s’est juste superposée une logique administrative simplifiée pour les étudiants bénéficiaires d’échanges internationaux dans un paysage contrasté : l’Allemagne ouvrant largement ses frontières aux étudiants d’Europe de l’Est, en France le durcissement des critères de visa étant un frein. Mais c’est côté enseignants-chercheurs que le constat européen est le plus homogène : précarité des débuts de carrières.

Le prétendu modèle des « universités d’excellence » propagé par les classements internationaux, le battage médiatique autour de ces hiérarchies qui drainent des financements importants et des flux d’étudiants perturbent les pays émergents [5] et dans une moindre mesure des pays d’Europe de l’Est. Ces procédés classant contestés ont des effets aussi délétères en France où, pour se hisser dans le classement, des regroupements à marche forcée du type Aix-Marseille université, Bordeaux université... s’opèrent sous les yeux, en juillet 2011, à la demande du ministère [6] d’une délégation d’« experts de Shanghai » [7].

En France

Quand le gouvernement met en œuvre successivement une loi (2007), un « plan campus » (2008), puis les « initiatives d’excellence » (Idex, 2010) concentrant sur quelques sites universitaires des financements annoncés comme conséquents (même si le dispositif Partenariat Public Privé, au lieu d’être un financement réel, est une rente pour les groupes du BTP), on croit discerner un volontarisme au service d’une ambition collective, mais se lit en creux le sacrifice de toutes les universités qui n’en bénéficient pas [8]. Le campus de Saclay est emblématique de cette démarche. L’opération, décidée à l’Elysée, qui vise à déplacer et à regrouper en banlieue parisienne un ensemble de laboratoires publics et privés et de formations et écoles, s’inscrit dans l’aménagement du Grand Paris et la relance du BTP. Au niveau des régions –et c’est nouveau–, les préfets apportent leur concours zélé aux recteurs pour contraindre les universités aux concentrations et fusions rapides.

L’absence de régulation scientifique dans ces dispositifs technocratiques [9] et discrétionnaires fait peser le plus lourd des dangers : le conformisme scientifique. L’éventail des thématiques de recherche s’est réduit depuis que les laboratoires passent leur temps à concourir pour des financements des régions, de l’Agence nationale de la recherche, des projets européens. La loi LRU conduit à fabriquer une pseudo identité pour chaque université, d’une couleur scientifique réputée la faire briller au détriment des autres : à côté, ce choix de créneaux scientifiques produit des pôles thématiques flous, dans lesquels tout ce qui reste de la recherche est réputé entrer ou bien est sacrifié, et l’équilibre recherche collective/individuelle (cette dimension étant importante en sciences humaines et sociales) est rompu.

Les implantations d’équipements scientifiques, celles de campus universitaires, avaient contribué jusqu’ici tant à la mobilisation sur de très larges champs thématiques d’une communauté de chercheurs qui s’agrandissait qu’à des avancées de démocratisation puis de massification de l’enseignement supérieur dans une forme d’équité géographique. Changement de cap en 2006 : sous l’acronyme PRES (Pôle de recherche et d’enseignement supérieur), une loi [10] a engagé un processus conditionnant le soutien budgétaire de l’Etat et le maintien des structures de recherche et de formations les plus élevées (masters, thèses) à la constitution de regroupements dans lesquels les régions se sont trouvées impliquées bien au-delà des compétences dévolues par les lois de décentralisation et d’une réelle capacité d’expertise. L’opération Idex est venue accélérer une recomposition dont le rythme était jugé trop lent par les intérêts économiques qui fixent aujourd’hui les priorités de l’action publique (voir la RGPP). La logique d’hyperconcentration des financements sur un petit nombre de thématiques scientifiques et de sites universitaires qui ressort au début de l’été 2011 dessine ainsi un paysage bouleversé : 5 grands campus au mieux, une dizaine de sites secondaires… et une très large partie du pays où l’Etat n’apporte plus qu’un soutien limité. Ainsi, dans le même mouvement où le pouvoir politique a mis en avant le terme d’autonomie dans l’argumentaire de la loi LRU, sa pratique relève d’un pilotage de plus en plus direct, cassant le rôle régulateur de l’Etat. Qui va financer la recherche fondamentale et les disciplines sans valorisation technologique ? L’élaboration d’une politique alternative est vitale

Les missions de formation

La durée et le coût des études, mis en regard du moment d’entrée dans la vie active et du salaire, tendent à faire oublier tous les autres enjeux de la formation des nouvelles générations. La multiplication imposée des stages (voire de l’apprentissage), dans des conditions où ceux-ci sont trop peu intégrés et cohérents avec les cursus, aggrave la vision utilitariste. La primauté accordée aux « compétences » sur les savoirs, dans la réécriture à l’été 2011 des arrêtés organisant les trois premières années universitaires (le cycle licence), est une régression inédite. S’ajoute à celle-ci le refus de donner un cadre strict à la répartition des formes d’enseignement (cours/TD/TP) lorsqu’on sait que les effectifs réduits favorisent les échanges et les questionnements. Quant au lien structurel entre recherche et enseignement, qui est la singularité de l’enseignement universitaire, il tend à être gommé au sein de parcours étudiants de plus en plus individualisés et atomisés. Cette fragilisation de la cohérence des cursus a des effets sur certaines disciplines (philosophie, allemand, italien…) dont l’existence est menacée dans nombre d’universités, comme sur la dimension égalitaire du traitement sur le territoire national de l’ensemble des étudiants. Cela altère la valeur nationale des diplômes.

Direction des universités : une conception féodale ?

La loi LRU a marqué un coup d’arrêt d’une évolution actée par les lois Faure (post-68) et Savary (post-81) dans la démocratisation universitaire. Elle réactive des pratiques mandarinales vivaces, sclérosant tant les champs scientifiques que la vie collective. Les thèmes idéologiques de l’efficacité, du volontarisme managérial –à l’image de la figure « présidentielle » tant rebattue (bien au-delà des partis de droite)– ont préparé le terrain. Certes, les présidents sont élus par les conseils d’administration (CA), mais ceux-ci sont des chambres d’enregistrement [11], une fois l’élection du président effectuée, tant les déséquilibres (en particulier en faveur du patronat) sont considérables, loin d’« ouvrir l’enseignement supérieur sur le monde réel » [12]. Même si des représentants des collectivités locales siègent dans les CA, tout se joue ailleurs et sans débat. Les exécutifs régionaux (Centre, Paca, Languedoc…) imposent leurs vues : modalités, rythme et contours des fusions et des priorités scientifiques. On aurait pu croire que les élus des collectivités territoriales, pour l’essentiel issus du PS, expriment au sein des universités des positions globales et locales cohérentes avec le vote d’opposition des parlementaires de toute la gauche (PC-PS-Verts) sur la loi LRU. Il n’en a rien été : questionnés par nos soins, les responsables au PS des questions universitaires ont reconnu n’avoir jamais été en capacité de rendre cohérentes [13] et solidaires des personnels les prises de position sur ces enjeux.

Avec le transfert de la masse salariale et de la gestion des personnels par l’adoption des Responsabilités et compétences élargies (RCE), les dirigeants des établissements d’enseignement supérieur ont acquis un statut patronal, voire plus : un président, Jean-Claude Colliard, le dit sans mystère : « Ici à Paris 1, les personnels n’étaient pas très favorables à la loi LRU. Elle existe, il faut vivre avec, et nous avons adopté une charte destinée à prémunir l’université des dérives possibles que contiennent cette loi, notamment concernant le pouvoir féodal du président. » [14]. Dans le contexte actuel, ce pouvoir se calque sur le modèle dominant : augmentation considérable des emplois non statutaires (+30% en 3 ans), logique de salaire dit « au mérite » et de primes, extrêmement discriminatoires, qui sert avant tout à asseoir le pouvoir local. Par-delà les tempéraments individuels, la figure de président d’université se mue en président-manager. Comme ailleurs, un dirigisme tatillon appuyé sur des « indicateurs » abscons [15] nourrit au sein des universités une envahissante technostructure interne ou externalisée vers des sociétés d’audit, de conseils et de service [16].

Pour un changement

Quelques balises devraient guider ceux qui souhaitent, en rupture avec la situation actuelle, œuvrer pour un enseignement supérieur français apportant sa contribution aux évolutions démocratiques de la société dans un cadre international ouvert.

1) Différence assumée avec l’enseignement secondaire

C’est une des clefs pour motiver les nouveaux étudiants dans une transition progressive qui s’appuie sur leurs acquis et stimule leur curiosité. Le lien recherche-formation ne doit-il pas être affirmé comme une spécificité incontournable du post-bac ? L’enjeu n’est pas mince : recrutement d’enseignants-chercheurs, refus de sélection pour l’accès au master, il interroge aussi les modalités construites en marge du monde académique : université de tous les savoirs, comme universités populaires, brassage des générations… C’est sous l’angle de cette différence que la convergence des filières « prépas-Ecoles » et universitaires prend sens.

2) Indépendance de l’expertise

La question vient en force après les drames des industries du médicament, ceux liés aux OGM, au nucléaire comme les impasses économiques et financières largement imprévues par le monde académique. Il est bien de la responsabilité de l’Etat d’assurer l’existence de pharmaciens, médecins, chimistes, spécialistes de la physique nucléaire et des matériaux… indépendants des industries et lobbies économiques qui parasitent ces secteurs. La clef est le financement d’une recherche scientifique publique puissante et d’enseignements lucides sur les enjeux sociaux, environnementaux et éthiques que porte seul le service public.

3) Reconnaissance sociale et culturelle

Les qualifications et les diplômes universitaires nationaux du service public doivent peser dans l’accès à l’emploi, dans les salaires comme sur la nature du travail et déborder aussi sur la vie sociale et culturelle.

4) Coopération et émulation

Ces deux principes de l’élaboration des savoirs doivent prévaloir dans l’organisation du supérieur et la répartition équitable des moyens qui implique le soutien au pluralisme scientifique, aux régions excentrées et aux étudiants. La collégialité fondée sur l’élection de conseils représentatifs pluralistes ouverts sur l’ensemble de la société est la clef tant de la direction des universités que de leur régulation nationale et internationale.

5) Nouvelles technologies maîtrisées

Si l’Internet a rendu possibles (et nombreuses !) des formations entièrement « à distance », en France comme à l’étranger, dans lesquelles Etats comme étudiants y voient avantages (pour les uns les coûts réduits en locaux et personnels, pour les autres une temporalité choisie), il faut limiter ces dévoiements et mettre ces moyens technologiques au service de la vitalité et de la richesse des échanges humains collectifs.


[1Article de N. Sarkozy sur la recherche et les universités dans le journal Le Monde en date du 21 septembre 2005.

[22009 World Conference on Higher Education, 5 - 8 July 2009 Paris : Higher Education as a public good is the responsibility of all stakeholders, especially governments. Faced with the complexity of current and future global challenges, higher education has the social responsibility to advance our understanding of multifaceted issues, which involve social, economic, scientific and cultural dimensions and our ability to respond to them.

[3Voir le triplement des frais d’inscription en Grande-Bretagne décidé pour la rentrée 2011.

[4Pour la recherche c’est vrai pour de gros équipements, télescopes, accélérateurs de particules, réalisés en coopération.

[5Souligné par nombre de représentants lors du sommet de l’UNESCO de 2009.

[6Ministère de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche.

[7Le classement dit de Shanghai est le plus connu des palmarès universitaires depuis 2003.

[8Dans le jargon du MESR, « qui n’ont pas été sélectionné après les appels d’offres ».

[9Le jury des Idex mis en place par Valérie Pécresse et son successeur Laurent Wauquiez en est une caricature.

[10Loi appelée « pacte recherche » qui prétend s’inspirer des Etats Généraux organisés par la communauté scientifique dans un cadre de lutte à Grenoble en octobre 2005.

[11Une large prime majoritaire (analogue au scrutin municipal) marginalise les listes minoritaires d’enseignants.

[12Argument de Valérie Pécresse lors de la discussion parlementaire en juillet 2007.

[13Absence de cohérence qui ne tient pas qu’à des problèmes d’organisation entre la périphérie et les instances nationales du PS comme on s’en doute.

[14Septembre 2010, dans le mensuel du Snesup, c’est nous qui soulignons.

[15Au niveau parlementaire avec la Lolf, à celui du MESR, ces indicateurs n’ont fait l’objet d’aucune concertation et le biais qu’ils induisent n’est jamais pris en compte. Ainsi le taux de réussite à un examen, s’il doit permettre d’augmenter une dotation budgétaire, peut aisément être amélioré par une politique sélective.

[16La certification des comptes est une opération rendue obligatoire par la loi et passe par ce type de société.