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Le lumpenprofessorat de la recherche - Mathieu Dejean, Regards.fr, 26 octobre 2011
mardi 1er novembre 2011, par
Profitons de la sortie de ce livre pour rappeler certains des entretiens enregistrés au moment de l’enquête sur la précarité dans l’enseignement supérieur et la recherche (colloque du CNRS, février 2010).
Isabelle Clair
Wilfried Rault (docteurs précaires).
Annick Kieffer (ITA et Biatoss).
Matthieu Hély (les doctorants).
Charles-Antoine Arnaud (méthodologie de l’enquête).
Le collectif Pecres vient de publier Recherche précarisée, recherche atomisée. Production et transmission des savoirs à l’heure de la précarisation (éd. Raison d’agir, 160p., 8 €). À l’origine de cet ouvrage, une enquête sur la précarité menée par des enseignants-chercheurs inquiets de la dégradation des conditions de travail dans leur secteur.
« On a tous été concernés d’une manière ou d’une autre. Ça a fait – et ça fait encore – partie de notre quotidien au travers du vécu de plusieurs personnes dans notre entourage professionnel », déclare Wilfried Rault, chercheur et membre du collectif Pecres [1], auteur de Recherche précarisée, recherche atomisée. Le constat de la précarité dans l’enseignement supérieur et la recherche (ESR) n’est pas nouveau. Pourtant, l’ESR est souvent considéré comme « un milieu professionnel qui ne fait pas pleurer dans les chaumières », rappelle Isabelle Clair, membre du collectif. Les stéréotypes ont la peau dure : couramment associée au secteur privé, touchant exclusivement les jeunes et fonctionnant comme une variable d’ajustement structurelle, la précarité ne serait qu’une transition éphémère vers un emploi stable. Convaincus – à l’encontre de l’adage orwellien – que l’ignorance est aveu de faiblesse, des enseignants-chercheurs ont donc décidé de retourner les outils de la sociologie vers leur propre secteur pour « contribuer à une prise de conscience collective chez les précaires et les statutaires ». Près de 4 500 personnes se qualifiant elles-mêmes de précaires (enseignants, chercheurs, personnels administratifs et techniques confondus) ont répondu au questionnaire diffusé sur internet, à l’échelle nationale, entre décembre 2009 et janvier 2010. À partir de données quantitatives et d’entretiens, les auteurs de l’ouvrage mettent au jour les conséquences d’une précarisation rampante depuis les années 2000 dans l’ESR. Ils soulignent l’incompatibilité de cette situation et des politiques qui en sont responsables avec les missions de recherche et de transmission des savoirs qui leur sont confiées.
Invisible
De l’avis d’Olivier, chercheur titulaire et syndicaliste à la CGT, « le fait que l’ouvrage soit écrit par des chercheurs est un gage de sérieux. Sinon, tout le monde fait comme si ça n’existait pas ». L’une des caractéristiques de la précarité est en effet son invisibilité, en partie liée à l’intériorisation de ce problème par les précaires eux-mêmes. Pour Wilfried Rault, « ils n’en sont pas fiers, mais ils n’osent pas réclamer à leurs supérieurs un salaire en retard – même si c’est le moindre de leurs droits –, par peur de passer pour une personne pénible et que cela joue en leur défaveur au moment des recrutements, indépendamment de la qualité de leur dossier ». Cette invisibilité est renforcée par le comportement de certains statutaires – pas tous – à leur égard : « [ils] ne pensent pas forcément que leurs collègues présents pour quelques mois doivent figurer sur le site internet de l’école, ou n’ont pas conscience qu’il est important qu’une personne associée à un travail collectif soit mentionnée très explicitement dans les rapports finaux. Or leur carrière en dépend, et c’est tout simplement une reconnaissance de leur travail. » Invisibilisée en interne comme à l’extérieur, la précarité gagne pourtant du terrain de manière insidieuse.
Environ un quart des personnels de l’ESR (entre 45 000 et 50 000 personnes) seraient concernés selon les estimations des auteurs, 37 000 selon le ministère de l’ESR, contraint par la publication d’un rapport sur l’enquête à communiquer sur ce sujet. Loin d’être bénins, ces chiffres laissent poindre l’éventualité d’une révolution silencieuse. Pour Isabelle Clair, l’ouvrage du collectif Pecres a vocation à éclairer « le monde du travail en général dans la société contemporaine ». Une mise au jour qui tord le cou à une représentation obsolète de la précarité, depuis que le processus de précarisation a commencé dans les années 2000.
Précarité pérenne
Les jeunes qui intègrent le secteur de l’enseignement et de la recherche ne sont pas dupes. « Beaucoup de gens travaillent sur une base précaire depuis des années – quinze, vingt ans dans les cas les plus extrêmes –, et ils sont très loin de cette idée qu’il faut être précaire pendant un certain temps pour qu’ensuite les choses entrent dans l’ordre », affirme Wilfried Rault. « La précarité a toujours existé, mais la grande différence avec la période contemporaine, c’est que les gens occupent des postes pérennes sur des contrats de courte durée, alors qu’on justifie habituellement la précarité en disant que c’est une transition », explique Isabelle Clair. Désormais, résume Wilfried Rault, « une carrière entière peut se faire dans la précarité ».
Le précaire de l’an 2011 est le plus souvent une femme ; la trentaine bien tassée, il n’a pas connu de progression de salaire depuis 4 ans et demi, et enchaîne les contrats précaires. Un quart des personnels gagnent moins de 1 200 euros par mois. Payés dix mois sur douze, « les conditions dans lesquelles ils sont embauchés ne leur permettent pas d’aller au bout de leurs travaux. Ils utilisent les maigres indemnités du chômage pour continuer leur travail de recherche », explique Wilfried Rault. Pas de temps mort, donc, pour l’armée de réserve des vacataires, ATER [2] et autres composantes du « lumpenprofessorat ». « Il faut être Tanguy pour faire de la recherche ! », s’insurge Julie, retraitée du CNRS, lors du rassemblement du 21 juin dernier devant le ministère de l’ESR. De fait, l’instabilité de l’emploi engendre une instabilité du revenu et du logement. Trois éléments constitutifs de la précarité érigée en système.
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[1] Pour l’étude des conditions de travail dans la recherche et l’enseignement supérieur
[2] Attaché temporaire d’enseignement et de recherche