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Sciences Po : honneur et déshonneur, Point de vue d’Hervé Fradet, maître de conférences à Sciences Po, Le Monde, 25 janvier 2012
mercredi 25 janvier 2012
Sur le site du Monde
par Hervé Fradet, maître de conférences à Sciences Po depuis 1990 et membre du conseil de direction
Il y a bientôt un an, un jour que je demandais, lors d’une séance du conseil de direction de Sciences Po, une augmentation pour les charges de cours des maîtres de conférence payées 50 euros de l’heure et qui n’ont pas été revalorisées depuis 1992 - vingt ans ! -, Michel Pébereau, qui n’y était pas favorable, me rétorqua que c’était "un honneur d’enseigner à Sciences Po". Je suis tellement convaincu de la réalité de cet honneur que, dans la crise que traverse notre institution, je m’obligeais à la plus grande réserve, dans l’attente de notre prochain conseil.
Mais la tribune de MM. Jean-Claude Casanova et Michel Pébereau (Le Monde daté 22-23 janvier), qui ne s’expriment pas en leur nom personnel, mais en qualité de présidents des conseils de Sciences Po, sans que ceux-ci aient été consultés, m’interdit de garder le silence.
Dans leur texte écrit pour éluder les vraies raisons de la crise, ils affirment vouloir répondre "aux attaques portées contre Sciences Po " et ils s’efforcent de nous rassurer sur "le bon bilan" de la maison. Fort bien. Mais la question n’est pas du tout là. Car personne n’attaque Sciences Po, qui ne se confond pas avec son directeur. Ce qui est en cause, c’est premièrement la suppression de l’épreuve de culture générale à l’examen d’entrée, deuxièmement les révélations sur les rémunérations de Richard Descoings ainsi que des membres du comité exécutif, et troisièmement, au bout du compte, une certaine manière de diriger Sciences Po. Sur ces points, j’entends apporter quelques explications.
La suppression de l’épreuve de culture générale a été présentée à notre conseil comme procédant de raisons techniques, et en aucun cas idéologiques. Il s’agissait d’avancer dans l’année notre procédure d’admission en la calant sur le calendrier national des affectations post-bac, ce qui imposait des adaptations. Considérant que Sciences Po n’a pas à jouir d’un privilège exorbitant lui permettant de vider, la veille de la rentrée, certaines des meilleures classes préparatoires de France, j’approuvais pour ma part cette mesure.
Et puisqu’elle nous imposait de ne retenir qu’une seule épreuve obligatoire et une option, je trouvais normal que l’on privilégie l’histoire. Exprimant néanmoins mon très grand regret quant à la suppression de l’épreuve de culture générale, je proposais un amendement consistant à transformer l’épreuve optionnelle de lettres initialement proposée par la direction en une épreuve de lettres-philosophie, dont le jury serait composé pour moitié par des professeurs des deux disciplines. Non ! nous n’étions pas contre la culture générale et nous le prouvions sans ambiguïté.
Aussi ma surprise fut-elle grande de découvrir le lendemain une campagne de communication, dont la source émanait de la direction de Sciences Po, présentant cette mesure comme un moyen de "favoriser la diversité de nos étudiants". Dénaturant la signification de notre vote, la direction nous impliquait dans une attaque contre la culture comme moyen de reproduction sociale, dans un fumet à la Bourdieu, dont le simplisme aurait mis en colère son auteur même.
Fin décembre, j’ai adressé une lettre aux membres du conseil de direction les avertissant des risques de discrédit que cette façon de présenter les choses faisait courir à l’institution. J’insistai sur le fait qu’au moment où le Financial Times reconnaissait nos écoles de commerce comme comptant parmi les meilleures du monde, en raison précisément de la très bonne formation générale reçue par les étudiants dans les classes préparatoires, il était regrettable de déprécier notre avantage. Richard Descoings me répondit qu’il y avait en effet un problème et qu’il le résoudrait à la rentrée.
Hélas, à la rentrée, au lieu d’un communiqué à la presse pour lever le quiproquo, l’attaque contre la culture générale continua du sein même de Sciences Po qui nous expliqua que la presse, forcément de droite, nous en voulait et qu’il y avait un complot contre le directeur.La direction de l’Institut d’études politiques nous affirma le jour de la Saint-Guillaume que nous étions les meilleurs, que l’on nous critique parce que l’on nous envie. Une fois de plus à Sciences Po, il y avait ceux qui étaient "pour" Richard Descoings et ceux qui étaient "contre", ses amis n’étant pas toujours dans le camp que l’on croit. La caporalisation des esprits n’ayant pas sa place à l’université, cette agitation médiatique, si nuisible à notre institution, peut se comprendre comme le pare-feu d’un sujet plus brûlant, celui des rémunérations des membres du comité exécutif de Sciences Po.
Je ne personnaliserai pas la question des rémunérations de Richard Descoings et des membres du comité exécutif, et la manière opaque dont elles sont fixées par un comité ad hoc. Mais ce qui est contestable dans une entreprise du CAC 40 dont le conseil d’administration s’attribue un butin hors du contrôle effectif des actionnaires l’est bien davantage à Sciences Po. Mais à Sciences Po, c’est plus qu’ailleurs encore une question d’honneur de savoir s’imposer de la mesure, quand les présidents d’université française perçoivent une rémunération cinq à dix fois inférieure. Comme l’Etat abonde pour 50 % le budget de Sciences Po, la Cour des comptes, qui effectue actuellement un contrôle à Science, se prononcera.
Mais je voudrais rappeler ceci. Tout ce que nous faisons, nous autres enseignants, chaque jour dans nos cours, à la bibliothèque, en corrigeant des montagnes de copies, en ouvrant l’esprit de nos étudiants sur le monde contemporain, c’est de montrer que l’argent n’est pas le but ultime de notre vie et que l’on passe à côté de sa propre vie si l’on n’en a pas de meilleur.
Aussi, quand des dirigeants de Sciences Po, comme ils le font aujourd’hui, justifient leur rémunération devant les étudiants en leur expliquant qu’eux-mêmes n’entrent dans notre école que parce qu’ils veulent gagner autant d’argent qu’eux, ils désavouent ce que nous faisons, comme le dirait M. Pébereau, "pour l’honneur". Comme membre du conseil de direction de Sciences Po, je demande donc aux dirigeants de pas saper les fondements du travail universitaire et d’expliquer à nos étudiants que le but de la vie n’est pas dans l’accumulation de l’argent. A 17 ans, certains disent qu’on n’a pas de culture, ils ont tort, et il serait encore plus périlleux de les laisser dire qu’on n’a pas d’idéal.
Le bilan de Sciences Po n’est pas seulement bon, comme le disent MM. Casanova et Pébereau, il est excellent. Nous avons vécu avec Richard Descoings une formidable aventure intellectuelle : l’internationalisation, la diversification sociale, la création de nouveaux enseignements. Mais il n’y a aucune raison de présenter l’IEP comme une citadelle assiégée dont le directeur serait victime d’une conspiration générale justifiant un pouvoir sans partage. Après s’être ouvert au monde, il serait regrettable que Sciences Po se ferme à la France.
Mais pour ne pas rester dans un entre-soi complaisant, il faut que la démocratie règne aussi à Sciences Po. Notre institution a donné trop de leçons aux Français pour les priver du droit de pouvoir juger librement du genre d’hommes et de femmes qu’ils veulent y voir former comme leurs futurs dirigeants. Il faut que Sciences Po et, plus largement, la formation de nos élites et de leurs valeurs devienne un objet du débat public dans la campagne de l’élection présidentielle.