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"Philosophie et mauvais sujets"
par Jean-Paul Jouary, professeur de philosophie, "Libération" du 23 juin 2008 ("Rebonds")
mardi 24 juin 2008, par
Comme chaque année, l’épreuve de philosophie du baccalauréat occasionne à la fois un regain d’intérêt pour cette matière dans le grand public et quelques misérables manœuvres contre son enseignement. Il est vrai que la philosophie n’est pas une discipline tout à fait comme les autres puisque, si toutes les autres sollicitent et développent bien sûr la réflexion et l’esprit critique des élèves, la philosophie en fait son objet et l’étend à toutes les dimensions de la vie individuelle et collective. C’est en France que cette ambition est née, et qu’elle occupe une place si importante ; c’est donc en France qu’elle fait l’objet d’attaques permanentes.
Il y a quelques années encore, une grande offensive fut menée pour remettre en question l’esprit de l’enseignement philosophique comme apprentissage personnel à partir de notions, d’une réflexion critique nourrie par le patrimoine universel des auteurs. Les élèves n’en sont plus capables lançait-on, et les professeurs sont désespérés. Il faudrait donc passer à une part au moins d’« histoire des idées » et en finir avec la dissertation au profit d’exercices moins ambitieux mais plus faciles à préparer et à noter. Cette offensive trouva si peu de soutien chez les intéressés que, dans la consultation qui fut organisée, plus de 80 % des professeurs de philosophie repoussèrent cette remise en question qui enlevait son sens à leur métier.
Cette année, dans des circonstances estimées plus propices pour réussir aujourd’hui ce qui avait échoué hier, on voit réapparaître les mêmes acteurs de ces attaques, sous la houlette de l’ancien ministre qui les avait initiées. Dans le journal la Croix on en lit un qui lance une vengeresse attaque contre l’enseignement philosophique fort mal en point à ses yeux, contre les enseignants qui notent n’importe comment, et qui propose une fois de plus le passage à une histoire des idées. A la télévision, on entend proclamer qu’il faut modifier l’épreuve de philosophie.
Mais comment disqualifier un enseignement, et l’épreuve qui la prolonge, qui permettent d’atteindre leurs objectifs essentiels ? L’idéal serait bien sûr que le jour de l’examen une série de sujets provoque des effets qui suscitent un désarroi propre à faire croire que c’est l’épreuve elle-même qui pose problème. C’est très exactement ce que les élèves de terminale de la série littéraire viennent de subir : pour la première fois de mémoire d’enseignant, ils ont dû choisir entre deux sujets et un texte, certes chacun conforme aux programmes, mais dont la conjonction rend l’épreuve extrêmement difficile pour une majorité de candidats, à commencer par les plus fragiles (1). Difficile d’y trouver de quoi prolonger une année de remises en question personnelles et de plaisirs de la découverte, d’y voir une chance offerte aux élèves qui ont dû consacrer le plus d’efforts pour accéder aux exigences de cette discipline, d’y voir une invitation à finir cette année avec le sentiment que tant d’heures de réflexion sur son existence pourront être évaluées pour ce qu’elles ont permis de construire à l’intérieur de soi. Très bons sujets donc cette année dans toutes les sections du bac, sauf dans celle où la philosophie tient le plus de place et où elle est le plus directement menacée. Si on avait voulu instrumentaliser les sujets du baccalauréat pour remettre l’épreuve en question, on ne s’y serait pas pris autrement.
Il est à parier que ceux qui ont présidé à ce choix vont en prendre prétexte pour relancer leur vieux combat. Aux frais des élèves. Les professeurs de philosophie et tous ceux que la formation de l’esprit critique intéresse, devront ne pas se tromper d’adversaire.
(1) Premier sujet : « La perception peut-elle s’éduquer ? » Sujet technique sur une notion marginale, accessible aux seuls excellents élèves. Second sujet : « Une connaissance du vivant est-elle possible ? » Beau sujet d’épistémologie, aussi difficile que le précédent. Beaucoup d’élèves se reportent sur le texte de Sartre, mais lisent la première phrase : « Puisque la liberté exige que la réussite ne découle pas de la décision comme une conséquence, il faut que la réalisation puisse à chaque instant ne pas être, pour des raisons indépendantes du projet même et de sa précision… » Le président de cette commission des sujets n’a pu ignorer ce qu’il faisait.