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Recherche : cinq ans de bouleversements pour quels résultats ? par Nicolas Chevassus-Au-Louis, Médiapart, 14 mars 2012
mercredi 14 mars 2012, par
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À l’exception, notable, de ceux du général de Gaulle, tous les gouvernements de droite qui se sont succédé depuis la Libération se sont peu intéressés à la recherche scientifique, sabrant sans remords dans les crédits publics aux laboratoires. Tel n’a pas été le cas depuis 2007. Les chercheurs ont ainsi échappé à la règle de non-remplacement d’un départ à la retraite sur deux. En chute libre depuis 2002, le pourcentage du Produit intérieur brut (PIB) consacré à la recherche a entamé une remontée. De 2,08 % en 2007, il est passé à 2,26 % en 2010.
Cet effort financier public s’est accompagné d’une frénésie de réformes : développement des moyens de l’Agence nationale de la recherche (ANR) qui finance des projets pour trois à quatre ans ; évaluation de tous les laboratoires publics par une unique Agence de l’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur (Aeres) ; financement par le grand emprunt – au sein duquel le ministère de la recherche et de l’enseignement supérieur est parvenu de chaude lutte à capter 21 des 35 milliards d’euros levés –, création d’Initiatives d’excellence (Idex) regroupant en quelques grands pôles de visibilité mondiale universités et laboratoires de recherche public.
Durant cinq ans, les chercheurs ont vécu dans un tourbillon permanent qui a accaparé les énergies, modifié en profondeur le paysage de la recherche française... et suscité inquiétudes et déception. Témoin, l’adresse de la C3N, instance qui regroupe les dirigeants des différents comités scientifiques du CNRS, aux candidats à l’élection présidentielle adoptée lors de sa dernière réunion du 28 février : « La réforme de la recherche et de l’enseignement supérieur n’est pas une réussite. Au lieu de promouvoir “la lisibilité et la visibilité” et de favoriser l’innovation et les partenariats, ces réformes n’ont fait qu’accroître la complexité, le conformisme et la compétition stérile. »
Cet intérêt, nouveau, de la droite pour la politique scientifique remonte à 2003, et au grand mouvement de protestation animé par Sauvons la recherche contre l’asphyxie financière des laboratoires. En octobre 2004, après avoir arraché des créations de postes et un engagement budgétaire pluriannuel, Sauvons la recherche organise à Grenoble des états généraux de la recherche et de l’enseignement supérieur, qui adoptent un vaste programme de réformes faisant consensus au sein de la communauté scientifique.
Un certain François Fillon, qui en tant que ministre de l’éducation chapeaute alors la recherche, vient s’exprimer devant ses états généraux et affirme en approuver les conclusions. Mais il déclare aussi : « Les pays où la recherche est la plus performante sont aussi les pays où l’Etat joue un rôle essentiel d’impulsion et d’orientation. En France pas moins qu’ailleurs, la nation doit fixer des priorités claires et légitimes à la recherche, pour répondre à la demande de savoir, à la demande sociale, à la demande économique et plus généralement pour tenir notre rang. » Une recherche pilotée par l’Etat au service de la demande sociale et surtout économique : c’est bien sur cette idée que s’est cristallisé le désaccord entre la droite et les chercheurs, pour aboutir au divorce actuel.
Quand la recherche était une République
Un petit livre opportunément publié par l’historien des sciences Michel Blay, intitulé Quand la recherche était une République. La recherche scientifique à la Libération, montre pourquoi cette idée heurte une tradition solidement implantée depuis la Libération.
Sous l’impulsion de Frédéric Joliot, prix Nobel de chimie en 1935 et nouveau directeur du CNRS, la recherche française entreprend alors rien de moins que de se constituer en République. Un comité national de la recherche scientifique, formé aux deux tiers de membres élus par les chercheurs, est constitué en « assemblée délibérante et agissante » chargée de définir les grandes orientations de la recherche publique sans dépendre du gouvernement.
« Je ne veux pas faire ce métier-là d’influence sur les pouvoirs publics, explique Frédéric Joliot en septembre 1944 devant un aréopage de chercheurs. C’est vous, recherche scientifique, qui, tranquillement, aisément, direz : « Voilà ce qu’il faut pour faire marcher, conduire et améliorer. […] Et le résultat ne sera pas long, parce que le ministre verra les signatures. ». « Au service de la nation, cette recherche publique ne doit profiter à aucun intérêt particulier. » « Il faut que notre travail profite non pas à une personne, mais à l’ensemble de l’industrie […], non pas à une usine, on deviendrait alors conseil », précise encore Joliot.
Période révolue où le chercheur incarnait la raison ? Utopie propre aux lendemains de la Libération ? Nullement, car ce système d’autogestion de la recherche par les chercheurs via les organismes publics de recherche (au CNRS, se sont ensuite ajoutés l’Inserm en recherche médicale, l’Inra en agronomie, l’Inria en informatique et quelques autres) est grosso modo celui qui a fonctionné jusqu’en 2006 et l’adoption du Pacte pour la recherche mis en œuvre durant le quinquennat : le gouvernement attribuait chaque année une enveloppe aux organismes publics de recherche que ces derniers géraient selon leurs propres priorités.
Un système qui n’a pas démérité, et pour le moins attractif si l’on en juge par le fait que le CNRS recrute chaque année plus d’un quart de chercheurs étrangers. « La grande spécificité française, c’est la force de ses organismes de recherche, alors que les universités – et plus encore les grandes écoles – se sont historiquement surtout occupées d’enseignement, observe l’ancien commissaire européen à la recherche Philippe Busquin. Les organismes publics de recherche ont les moyens d’agir dans la durée et le statut de fonctionnaire permet la stabilité indispensable à la recherche fondamentale. »
C’est ce système, fondé sur des organismes de recherche dirigés par des chercheurs dans une certaine indépendance vis-à-vis du gouvernement, que la droite a démantelé avec méthode durant le quinquennat pour mettre la recherche pilotée par l’État au service des besoins de l’économie.
« La recherche, c’est la surprise »
Un à un, ses piliers ont été attaqués. Les représentants élus des chercheurs ont ainsi disparu à l’ANR comme à l’Aeres. Les laboratoires, qui jouaient peu ou prou le rôle des communes dans cette « République de la Recherche » chère à Frédéric Joliot, mutualisant moyens et équipements, ont vu leur importance se réduire. Une compétition permanente s’est instaurée entre chercheurs pour accéder aux financements sur contrats de l’ANR (dont la moitié seulement vont à des projets “blancs”, c’est-à-dire proposés par les chercheurs, le reste correspondant aux priorités définies par l’agence). Les organismes publics de recherche ont vu leurs moyens diminuer, tandis que le conseiller scientifique du président de la République laissait entendre que leur existence même était sur la sellette.
Ce n’est pas par hasard que Nicolas Sarkozy n’a rendu visite à aucun de leurs laboratoires durant son quinquennat, ce qu’il fit, à trois reprises lors de la seule année 2010, à ceux du Commissariat à l’énergie atomique (CEA), beaucoup plus étroitement dépendants du gouvernement que ne le sont le CNRS ou l’Inserm. Un CEA qui ne s’occupe pas que d’énergie atomique, mais aussi d’imagerie médicale ou de nanotechnologies. À chaque fois, les visites du président de la République sont allées à ces laboratoires où se mène une recherche qui sert. Une recherche susceptible de déboucher rapidement sur des applications économiques. Une recherche programmée par l’État.
À 79 ans, et un parcours scientifique incontesté (médaille d’or du CNRS, membre des Académies des sciences française et américaine, ancien professeur au Collège de France) qui l’a vu occuper les postes les plus variés dans la hiérarchie de la recherche française, le biologiste Pierre Joliot s’inquiète de ce grand tournant. « La recherche fondamentale et la recherche appliquée sont toutes les deux aussi estimables, et j’ai pratiqué les deux dans ma carrière. La première n’avance que par la liberté totale laissée aux chercheurs. La seconde peut faire l’objet d’une programmation lorsqu’un domaine est mûr pour donner des applications. Mais la pire des choses est assurément une recherche fondamentale programmée, comme celle qui se pratique actuellement », analyse-t-il.
Une autre grande figure de la recherche française, le prix Nobel de physique Albert Fert, ne dit pas autre chose : « La recherche, c’est la surprise », souligne-t-il, en doutant qu’il aurait pu, avec le système de financement par contrat de l’ANR, mener ses travaux fondamentaux sur le magnétisme qui ont permis d’améliorer les capacités de stockage des disques durs.
Directeur de cabinet de Valérie Pécresse au ministère de la recherche jusqu’en 2010, à présent vice-président de l’École polytechnique fédérale de Lausanne, le géologue Philippe Gilet s’indigne de ces critiques : « On entend souvent que les grands organismes de recherche sont seuls capables de conduire sur la durée des travaux fondamentaux. Est-ce que l’on croit vraiment que les États-Unis, où la quasi-totalité du financement est sur projet, n’ont pas de recherche fondamentale ? » Incontestable. Sauf que la nouvelle organisation de la recherche en France a importé les inconvénients du système américain plus que ses avantages.
Seul point positif presque unanimement reconnu : il est désormais plus facile pour un jeune chercheur de trouver des financements pour ses travaux et créer sa propre équipe sans passer par le directeur de son laboratoire. En revanche, les dizaines de milliers de CDD financés par l’ANR ont entraîné une explosion de la précarité, préjudiciable à la qualité et à la continuité des recherches. Tous métiers confondus, les précaires sont entre 37.000 (selon le ministère) et 50.000 (selon une étude intersyndicale]) dans la recherche et l’enseignement supérieur, soit un salarié sur cinq, ou sur quatre.
À l’inverse, le pilotage par le gouvernement via l’ANR et l’Aeres (les notes que délivre cette dernière sur l’activité d’un laboratoire conditionnant ses financements) de la politique de recherche, a généré des lourdeurs et des contraintes bureaucratiques de plus en plus insupportables pour les chercheurs. Trois projets sur quatre déposés à l’ANR sont ainsi retoqués, alors que la complexité des dossiers à remplir, confinant à l’absurdité puisque le candidat doit décrire à l’avance l’échéancier et la nature des résultats attendus, nécessite au bas mot un mois de travail à temps plein.
« Ce qui est le plus frappant, en France, c’est que, du fait de ces missions établies par le gouvernement, l’Aeres se mêle de tout. Elle évalue par exemple à la fois les activités et les projets des laboratoires. Pour moi, le plus important est d’évaluer ce que le laboratoire a fait par rapport à ce qu’il avait prévu de faire. Vouloir évaluer les projets oblige les chercheurs à passer beaucoup de temps à faire de lourds dossiers. Le pire danger pour une agence d’évaluation comme l’Aeres, c’est d’être pris pour une sorte de police fiscale dont les rapports vont conditionner le financement du laboratoire », observe le mathématicien espagnol Francisco Marcellán qui a présidé en 2010 le comité d’experts internationaux en charge de l’évaluation de l’Aeres.
Et le prochain quiquennat ?
Les réformes de la droite ont-elles au moins rempli leur objectif de doper l’innovation et la compétitivité de l’économie française ? Il est trop tôt pour le dire. Tout juste peut-on relever que le quintuplement depuis 2006 du Crédit impôt techerche (CIR), qui permet aux entreprises de déduire de leurs impôts une partie de leurs dépenses de recherche (embauches de docteurs, coopérations avec les laboratoires publics, etc.), n’a manifestement pas porté ses fruits.
Entre 2006 et 2010, les dépenses R et D des entreprises ont progressé de 3 milliards d’euros tandis que le CIR gonflait de 4 milliards (voir le rapport du Sénat à ce sujet). Le député socialiste de Meurthe-et-Moselle, Jean-Luc Le Déaut, pressenti pour le ministère de la recherche en cas de victoire de François Hollande, sort sa calculette : « Vu les sommes consacrées au CIR, la part du privé dans l’effort national de recherche aurait dû passer de 1 % à 1,2 %. Mais elle est restée stable. Il faudrait que le CIR aille aux petites entreprises innovantes et non aux grands groupes qui l’utilisent comme niche fiscale. » Et critique vertement la logique actuelle du financement sur projet des supposés meilleurs : « Le mot d’excellence a été dévoyé par le gouvernement sortant. Les taux de sélection des projets proposés par les chercheurs sont tellement faibles que l’on en est arrivé à de l’aléatoire plus qu’à de l’excellence. »
En visite au Biopôle de Nancy le 5 mars dernier, François Hollande a présenté les grandes orientations de son programme en matière de recherche : rééquilibrage entre crédits de base attribués par les organismes de recherche et crédits sur projets pour que « les équipes puissent se projeter sur le moyen et long terme », recentrage des missions de l’ANR sur « les projets émergents et les projets interdisciplinaires », révision des méthodes de l’Aeres, « trop complexes, trop opaques », nécessaire concertation avec les instances élues, et substitution d’une « logique de coopération » à l’actuelle « logique de compétition ».
Soit l’amorce d’un retour au système mis en place à la Libération, que défend plus clairement encore le parti communiste. La science n’est ni de droite ni de gauche. Il semblerait qu’il n’en soit pas de même de la politique de la recherche.