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A quoi sert l’échec scolaire ? Bertrand Ogilvie, La Revue des Livres, 3 mai 2012
dimanche 20 mai 2012, par
Ce texte, publié en accompagnement de la recension de L’Ecole des ouvriers de Paul Willis par Najate Zouggari (la RdL n° 5, mai-juin 2012), est la transcription abrégée d’une conférence donnée par Bertrand Ogilvie* le 25 janvier 2012 à La Maison Verte, dans le cadre du cycle de discussions « L’école, une institution ambigüe » organisé par Charlotte Nordmann. Bertrand Ogilvie y fait le point sur sa critique de l’école française, institution conçue pour former des citoyens capables de refonder par eux-mêmes l’ordre politique, mais qui a également, et contradictoirement, pour rôle de naturaliser un ordre social hiérarchisé.
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Charlotte Nordmann : Une première question, très générale : tu disais, notamment dans un texte publié dans L’Autre Campagne, ce recueil de « propositions » paru à l’occasion de la précédente campagne présidentielle, que, s’agissant de l’école, il fallait commencer par arriver à voir ce qui devrait nous crever les yeux, si nous arrivions à nous détacher de notre sentiment d’évidence et de naturalité vis-à-vis de cette institution, à savoir que l’école a pour fonction de produire de l’échec scolaire – et, pour être tout à fait exact, une part limitée de « réussite ». Est-ce que tu pourrais expliquer ce qui te fait dire ça ?
Bertrand Ogilvie : Je voulais d’abord dire que c’est difficile de parler de ça maintenant, dans les années qui viennent de s’écouler et qui vont venir…
Je me suis toujours intéressé à l’école parce que j’y ai passé ma vie, parce que j’ai mené cette existence bizarre qui consiste à y être né, à y être entré et à ne plus en être sorti de toute ma vie. C’est d’ailleurs une chose un peu folle, que d’appartenir à une frange de la population qui mène une activité dont le sens n’est pas clair, dont la logique est profondément dissociée de la logique sociale visible des « sociétés industrialisées » : on ne produit rien, on ne sert pas à grand-chose…
C’est donc une institution dans laquelle on passe sa vie, et dans laquelle on a l’impression de jouer un rôle anthropologique : on pense remplir une fonction nécessaire qui découle de ce que les êtres humains ont pour bizarre caractéristique qu’ils ne savent rien faire si on ne le leur a pas appris… En réalité, c’est là une fausse évidence : on peut montrer que ce n’est pas du tout à cela que servent les écoles, et que notamment celle dans laquelle nous vivons encore obéit à une logique profondément différente, non pas anthropologique mais politique.
Je dis « encore » parce que ce qui me gêne depuis quelque temps quand je parle de cela, c’est que j’ai senti une très nette dérive depuis une dizaine d’années. Si, à une époque, je décrivais un fonctionnement institutionnel, une actualité sur laquelle on pouvait avoir une intervention politique, ce n’est plus le cas aujourd’hui. Aujourd’hui, j’ai l’impression de parler de quelque chose qui appartient à l’histoire, qui n’existe plus, qui existe en apparence mais qui a en réalité perdu toute centralité et qui est en train de se défaire totalement. C’est embêtant parce que cela signifie que toutes les catégories qu’on peut mettre en œuvre pour décrire cette institution ne peuvent plus se rattacher de façon simple à la perspective de ce qu’on appelle un discours critique. Aujourd’hui, il faut essayer de les articuler à quelque chose qui serait vraiment de l’ordre de la création ou de la prospection…
J’en reviens à ta question : oui, c’est une évidence de bon sens que de cesser d’accompagner cette question lancinante et idiote de l’échec scolaire, qui existe depuis que l’école existe, en Europe et plus particulièrement en France, qui est un modèle très particulier. L’échec scolaire apparaît comme une lacune, un manquement, un ratage d’une institution faite pour autre chose, à savoir cet objectif anthropologique de transmettre des savoirs aux enfants, aux masses, aux scolarisés de toutes sortes… Cette grande entreprise de transmission, dont on peut examiner les moyens, les méthodes, etc., on a découvert, on a dit sur le ton de la plainte, depuis le début, qu’elle échouait dans des proportions variables : il y avait une proportion d’individus qui ne parvenaient pas à rentrer dans le cadre, malgré toute la bienveillance et la détermination avec laquelle on cherchait à les y accueillir.
Or il est évident, contrairement à cette représentation de l’échec comme un « ratage », que cette institution a été conçue dès le départ pour qu’un tel ratage statistique important ait lieu, accompagné bien sûr d’un volant étroit de réussite, qui aboutit à ce résultat que l’école reproduit non pas simplement la société telle qu’elle est, mais le fait que les individus qui y vivent considèrent comme naturelles les normes et les hiérarchies dans lesquelles ils viennent se ranger quand ils entrent sur le marché du travail.
Je précise bien que je n’entends pas ici répéter la classique théorie de l’inculcation idéologique qui a fait le fonds commun de la sociologie depuis les années 1960 : non pas qu’elle soit fausse – il est vrai, par exemple, que l’école de Jules Ferry véhiculait une représentation du monde, un catéchisme laïc –, mais ce que je vise ici est quelque chose de bien plus profond.
Quand je parle de l’école, je parle de l’école française, de l’école telle qu’elle a été inventée en 1789 par les constituants français, au prix d’innombrables discussions, de polémiques – ce n’était pas un projet uniforme, évidemment. S’est dégagée à se moment-là l’idée très originale de fabriquer une institution qui ait pour objectif de mettre les enfants de chaque génération qui devaient suivre la Révolution française, laquelle avait été une œuvre de création originale, une fondation d’un droit en rupture avec la tradition, qui mette donc les enfants qui suivaient cet acte original de création en situation non pas de revivre cette invention sous la forme d’une tradition – comme cela devait arriver fatalement, puisqu’ils allaient hériter de ce système – mais le revivent comme quelque chose à réinventer. Pour cela, il fallait leur donner les moyens, dans tous les domaines possibles, d’être au niveau de ceux qui pensent, qui formulent conceptuellement les problèmes, et non de ceux qui les subissent. Il s’agissait de leur permettre de participer au débat public de plein pied dans le champ de réflexion et d’action de ce grand moment révolutionnaire de 1789. Il fallait donc inventer une institution spéciale dans laquelle on donnerait à toute la population française (avec évidemment, comme toujours, la question de ce qu’on entend par « tous ») la possibilité d’entrer dans la pensée du politique. Ce projet est politique depuis le départ, et l’est resté jusqu’au bout. Aujourd’hui, dans l’esprit des gens qui font fonctionner cette école, ce lieu reste associé – sur un mode assez lâche, qui est plutôt celui de l’association d’idées – à l’idée d’émancipation politique.
Bien sûr, depuis une vingtaine d’années, ce modèle est fortement concurrencé par l’idée que l’école est d’abord un lieu où l’essentiel est la « formation » – non plus l’instruction, ou l’éducation – au marché du travail, mais néanmoins, cette idée d’émancipation politique reste présente.
C’est ce qui renforce encore le scandale : l’école est un lieu où l’on met les enfants pour qu’ils deviennent des sujets, de leur pensée et de leur discours, sur le plan de la communauté politique et, en même temps, dans les faits, c’est d’abord un lieu d’humiliation, pour la majorité. Qu’elle soit légère, anodine ou gravissime, cette humiliation est partout, et l’école est un lieu de stigmatisation et en fin de compte de sélection.
En réalité, ce paradoxe n’est qu’apparent : cette école politique ne pouvait pas non plus ne pas affronter la question de savoir ce qu’on fait d’une masse de scolarisés qui, éduqués à égalité, débarquent dans une société profondément inégalitaire, dans laquelle la question de la propriété a été tranchée dans le sens de la protection de l’inégalité, et doivent donc, d’une manière ou d’une autre, articuler, accepter cette injustice d’une formation égalitaire qui ne contrebalance pas la vie inégalitaire qu’ils vont inévitablement mener – la Révolution française n’ayant pas été une révolution communiste, comme on le sait.
C’est là un problème français : dans les autres pays d’Europe, le destin psychique et social, politique des individus ne se joue pas dans l’école. Le contraste qui peut exister entre une carrière scolaire d’échec ou exemplaire et un destin social ou professionnel tout à fait différent, est vécu en France comme une injustice, difficile à comprendre sinon à supporter. Ce n’est pas du tout le cas dans les autres pays européens. (Je pense notamment au Danemark, que je connais bien.)
Les raisons, quelles sont-elles ? Il ne faut pas oublier que la France est pour ainsi dire le seul, ou en tout cas, pour aller vite, le principal pays d’Europe dans lequel la religion a été éradiquée des secteurs de reproduction idéologique de l’enfance. Donc, la justification, la légitimation, des places qu’ont les individus les uns par rapport aux autres dans la société continue encore aujourd’hui à se dire dans le discours de la religion, même si c’est dans des formes extrêmement socialisées. Au Danemark, par exemple, les pasteurs, très nombreux, jouent un rôle social multiple, très vaste : ce sont eux qui enseignent aux jeunes Danois que, même si on a été très bon à l’école, on peut être balayeur : que, d’une part, c’est très bien parce que ça remplit une fonction sociale essentielle, et que, d’autre part, c’est comme ça parce que Dieu l’a voulu – c’est là leur discours sous-jacent, même s’il est généralement formulé de façon moins directe. En France, un discours comme ça ne passe pas. Il faut autre chose, pour que l’enfant articule dans sa tête le rapport qu’il y a entre tout ce qui lui est arrivé pendant ses années d’école et ce qui lui arrivera ensuite.
Le coup de génie de l’école française a été d’inventer un dispositif qui permet cette articulation, c’est-à-dire de transformer un système égalitaire en un système profondément inégalitaire. Attention, il n’y a pas du tout deux systèmes différents superposés : c’est un même système qui fonctionne à deux vitesses. La subtilité du système repose toute entière sur le fait que les individus, aussi bien les enfants que les enseignants, n’ont pas le sentiment d’être soumis à des normes extérieures, mais se perçoivent comme les auteurs de leurs propres normes. À travers le fonctionnement du travail scolaire, ils découvrent non pas un jugement extérieur, mais leur propre nature. C’est quelque chose de très subtil et complexe. Celui qui l’a le mieux déconstruit, même s’il ne l’a pas vraiment théorisé, mais qui l’a fait voler en éclats pratiquement, c’est Célestin Freinet.
Tout repose sur une double torsion, spatiale et temporelle. L’école est le lieu d’une double torsion permanente, depuis la maternelle jusqu’à l’université. Tout enfant qui va à l’école croit voir – sur le mode de l’évidence produite – un espace euclidien, simple, dans lequel il y a une certaine distance, très pensée, organisée, entre la bouche de l’enseignant et les oreilles de ceux qui l’écoutent. Tout ce que l’enseignant dit parvient de façon uniforme, en même temps, aux oreilles de tout le monde, dans le même temps, selon le même rythme, le même programme, de façon universelle. C’est la fameuse représentation de l’école de la IIIème république selon laquelle, dans toutes les écoles françaises, à tel jour et à telle heure, tous les enfants apprennent la même chose. Dans cette espèce d’espace euclidien de la « classe » où tous ont la même chose en même temps, tout se passe à égalité.
En réalité, cet espace euclidien est une illusion totale : c’est là qu’il y a torsion spatiale. Comme nous le sentons tous, si l’on dessinait l’espace réel de la classe, on obtiendrait quelque chose de très complexe, en trois dimensions : les uns étant quasiment sur les genoux du prof, parce qu’il leur raconte des choses qu’ils savent déjà, pour des raisons familiales, sociales, les autres étant à des années lumières, très loin, et n’entendant rien. Mais cela, ça ne se voit pas. Ce qui se voit, c’est le contraire, c’est une égalité spatiale, qui justifie le propos, ressenti par les enfants comme la plus grande injustice, selon lequel : vous avez tous eu la même chose, entendu la même chose, alors on ne voit vraiment pas pourquoi, toi, tu en fais ça, alors que lui en fait tout autre chose, on ne voit pas pourquoi les uns ont compris et les autres pas.
Cette torsion a des effets politiques immédiats, évidents : elle masque l’inégalitarisme d’un enseignement prétendument égalitaire. Mais elle a aussi des effets psychiques, sur lesquels on passe souvent trop rapidement : elle fait mener aux enfants une existence paradoxale, qui, quand elle n’est plus soutenue par un consensus national bien cohérent, fait que le lieu perd toute signification et devient un pur lieu de torture, dans lequel les actes scolaires sont vécus comme des actes très violents. Ce n’est donc pas étonnant que dans des moments critiques, dans les banlieues, on voit des jeunes gens qui attaquent des écoles. Ça peut sembler absurde, mais c’est logique : ils attaquent un lieu d’humiliation, dont la logique leur a échappé, et auquel ils réagissent en le détruisant.
L’autre torsion est temporelle. Ce parcours scolaire est en principe un parcours de transmission ; sa définition n’implique absolument pas qu’il se fasse sous le contrôle d’un chronomètre. Or il se trouve que le système scolaire est profondément lié à la gestion d’une temporalité, qui est celle de l’évaluation permanente, et qui a pour particularité paradoxale d’être en désaccord total avec la temporalité réelle du mouvement par lequel les individus se portent peu à peu vers des savoirs. Ce mouvement vers les savoirs est, comme vous le savez, d’une extrême variété, et il n’y a d’ailleurs rien à dire de particulier sur sa temporalité. Puisque le principe de la transmission de savoirs, c’est que quelqu’un finalement sache quelque chose, peu importe que cela lui prenne une heure, trois jours ou trois mois… Or, tout à coup, dans l’école, il n’y a que ça qui est important : la question est de contrôler (les « contrôles » !) et de mesurer (la note), tel jour, à telle heure, ce que chacun sait. Cette distinction temporelle, qui en fait n’a pas de sens ni d’intérêt du point de vue du contenu même des savoirs, va devenir la question essentielle. Et la notation qui va être attribuée aux élèves sur cette base va devenir indiscutable. Elle va devenir un élément de la construction de l’identité de chacun, et on ne reviendra pas dessus. L’attitude des profs sur cette question est scandaleuse, ils n’arrivent pas du tout à admettre qu’on pourrait jouer avec cela, fausser les résultats ; ils témoignent là d’un aveuglement proprement obsessionnel. Pour tout le monde, on a affaire là à une évidence. Dans cet espace euclidien et cette temporalité simple où se trouve l’élève, ce qui se voit, c’est que son voisin a répondu à toutes les questions et pas lui. Il ne peut en conclure qu’une chose, vu le système d’interprétation dans lequel il est : qu’il y a une différence de valeur entre lui et son voisin, alors qu’il n’y a qu’une différence de temporalité, et que cette différence de temporalité n’a aucune importance, et n’a rien à voir avec la transmission des savoirs.
Dans un contexte artisanal, dans le compagnonnage, l’apprentissage n’est pas pensé comme ça : l’apprenti doit apprendre à faire quelque chose. L’objectif est que le travail soit fait, peu importe le temps que ça a pris. Dans un cas, il y a une réflexion sur un travail, une transmission ; dans l’autre, c’est tout à fait autre chose, l’enjeu est la production d’identités. Les enfants, jour après jour, acquièrent la conviction qu’ils ont une certaine nature, et cette nature peut même être supposée relever du génétique – il faudrait ainsi réfléchir au rôle des tests d’intelligence. Cette nature a deux aspects : celui de l’acquisition des savoirs et celui du comportement ; on évalue les « compétences » des enfants et leur « courage. Ces deux aspects deviennent les deux axes de la construction de leur identité, sur le mode de la production d’une évidence : cette construction ne peut s’effectuer que sur le mode de la différenciation hiérarchisée. Toutes les différences sont ainsi redressées, mises sur un même plan qui permet de les mesurer, de les hiérarchiser, de les sanctionner. Elles deviennent donc occasions d’humiliations, parce qu’elles sont vécues par les enfants comme indiscutables, en même temps qu’absurdes, et donc insupportables. Cela aboutit au fait qu’un enfant français ne peut pas avoir de revendications politiques, salariales, professionnelles, en désaccord avec ce qu’a été son parcours scolaire.
On a donc une école totalement inégalitaire qui produit cette conviction profonde qu’on ne vaut que ce qu’on est quand on est sorti de cette double torsion. Ce qui je joue là n’est pas de l’ordre de l’inculcation, ni de la sélection – c’est pour ça que je me mettais à distance de la sociologie. Ce que je dis ici évoque plutôt ce que Foucault dit à propos des normes, qui est qu’elles relèvent de la production ; ce n’est pas seulement de l’intériorisation, c’est plus que ça. C’est quelque chose qui forme profondément les Français – comme on s’en aperçoit par contraste quand on fréquente un peu des élèves d’autres pays d’Europe.
L’intérêt du geste de Freinet est qu’il est assez exemplaire de ce qui a pu être fait en termes de renversement de cette logique que je viens de décrire très sommairement. Or il faut bien voir que ce geste n’est pas de l’ordre de la pédagogie, de la méthode – contrairement d’ailleurs à ce que Freinet a pu en dire lui-même. Freinet n’a pas voulu, au fond, améliorer cette opération anthropologique prétendument nécessaire, qui repose sur l’idée que les enfants ne savent rien, qu’il faut leur apprendre tout, et qu’il faut pour cela trouver les bonnes méthodes – une démarche qui conduit toujours à s’apercevoir qu’en fait ces méthodes suscitent de l’échec, sur quoi on s’engage dans leur amélioration, on fait encore plus de pédagogie, pour s’apercevoir bien sûr qu’on produit encore plus d’échec, parce que plus de ce qui a produit de l’échec produit encore plus d’échec, selon une logique implacable, qui se mord la queue. Ce n’est donc pas du tout la logique de l’amélioration du pédagogique qui a joué, mais un renversement total du dispositif.
Ce renversement a d’ailleurs d’abord eu lieu de façon tout à fait accidentelle : Freinet revient de la guerre de 1914, il a un poumon en moins, il est très malade et ne peut pas parler d’une voix forte, ni se tenir debout ; il doit faire classe couché, sans dire un mot. Le dispositif spatial en prend vraiment un coup, il faut inventer quelque chose. Et il invente donc de faire voler en éclats ce dispositif spatial dont je parlais, où tous sont censés avoir droit à la même chose au même moment. Il transforme la classe en une espèce d’atelier, un lieu totalement hétérogène, non euclidien, où il y a des lieux, remplis d’objets, un lieu où des gens viennent travailler, à des rythmes hétérogènes, à des tâches dont la finalité est très clairement d’être accomplies et non d’être l’occasion de savoir ce que chacun vaut. La question de la construction d’identité est ainsi totalement évacuée. Et il fait du professeur un être marginal, une espèce de bibliothécaire d’appoint, qui est dans un coin, qui s’occupe de ses affaires, qui travaille pour lui, qui répond aux questions si on lui en pose, qui éventuellement donne quelques indications, mais qui se hâte de redistribuer les choses en disant : « si tu veux savoir ça, va voir untel, il l’avait bien compris la semaine dernière ». C’est un geste très fort, un geste qui évoque celui que Freud a fait quand il a décidé de cesser de « s’intéresser » au sens classique, psychologique, superficiel à ce que les patients lui racontaient, de leur tourner le dos, et qu’il a comme ça initié la pratique de la psychanalyse, qui n’a rien à voir avec la psychothérapie mais en est précisément l’opposé.
Ch. N. : Une question que j’aimerais te poser concerne cette question du temps dans l’école. Dominique demandait si ça n’avait pas à voir avec l’inculcation d’une discipline de travail, mais je me demande, moi, si ça n’est pas lié dans l’école à l’idée d’égalité : comme si, si on ne respectait pas le même rythme pour tous, alors on risquait de laisser « les plus faibles » à la traîne, on risquerait de ne pas donner autant à tous… Il me semble que les enseignants, quand ils le défendent, on cela en tête.
B. O. : C’est que les enseignants, comme tout le monde, sont soumis à la logique de l’égalité formelle : ils pensent que l’égalité, c’est créer un espace où il n’y ait pas de singularité possible. Quand on dit les choses comme ça, on comprend tout de suite le côté pervers et négatif de la chose. Ça veut donc dire qu’on construit un espace dans lequel les individus ne peuvent pas s’approprier quoi que ce soit : ils sont soumis à un espace de donation, qui est en fait un espace de normalisation, dans lequel les tâches d’apprentissage ne sont plus des tâches qui obéiraient à des règles imposées de l’extérieur, énonçables, qui feraient autorité, mais deviennent des normes, des habitudes comportementales, dans lesquelles l’individu – là, je parle de l’enfant, mais la même chose vaut pour le professeur – ne fait rien d’autre que se forger comme individu égalitaire, c’est-à-dire en fait quelconque, et pas comme singularité. Ce qui aboutit au résultat paradoxal que – pour dire les choses de façon un peu choquante – à l’école on n’apprend rien du tout, mais rien du tout. C’est ce qu’exprime la formule d’un cynisme ahurissant, sans doute involontaire, d’un ministre de la IVème République, Édouard Herriot qui disait que : « La culture générale, c’est ce qui reste quand on a tout oublié. » Cette phrase est magnifique, parce qu’elle est totalement vraie : à l’école, on acquiert une posture, une identité, et non des connaissances, comme les professeurs d’ailleurs, qui finissent par mener une activité formelle d’évaluation.
Et là, on est en plein dans le présent, on rejoint le monde du travail. Tout ce que dit Christophe Dejours sur les méfaits dramatiques de l’évaluation individuelle, du point de vue de la production du psychisme du travailleur, on le retrouve aujourd’hui à l’école, massivement. On se met à jeter un éclairage violent et quantitatif sur des procédures qui devraient rester opaques pour que les choses se fassent. On n’a pas à savoir comment un élève apprend à lire ou à écrire… Avec les meilleures intentions du monde, toutes sortes de disciplines, d’ordre pédagogique, linguistique, psychologique, voire neurologique, se donnent pour objet de savoir ce qui se passe dans la boîte noire des procédures singulières par lesquelles les individus s’approprient des contenus, aussi bien comportementaux que mentaux. Mais lorsqu’on se met à analyser ça, c’est le contraire qui se passe : plus on sait comment ça se passe, plus on cherche à favoriser les processus en jeu, moins ça se passe. C’est tout de même mystérieux… Comment comprendre ce qui se joue là ? Tout vient de ce que, en fait, ce lieu, pour que les choses se fassent réellement, doit rester opaque.
C’est la même chose dans le travail productif : entre ce qui est prescrit et ce qui est effectué, il y a – et c’est comme ça que les choses ont lieu – une procédure d’adaptation, de transformation, de déformation, qui est irrégulière. Ce processus de production, on peut donc en venir, si on l’éclaire et si on le mesure, à le sanctionner, précisément parce qu’il est irrégulier. On se retrouve alors à sanctionner toujours les meilleurs, ceux qui sont les plus singuliers, qui inventent le plus de procédures leur permettant, à eux, de réaliser les prescriptions. D’où le paradoxe, et ces situations psychiquement catastrophiques, de gens qui se suicident au travail parce qu’on les sanctionne pour avoir fait ce par quoi ils étaient en train de faire le mieux possible ce qu’on leur demandait de faire, et par quoi ils y réussissaient, parce qu’on avait découvert qu’ils ne le faisaient pas comme cela devait être fait. On voit bien là que, contrairement à ce qu’on croit souvent, le capitalisme n’est pas seulement ni même d’abord peut-être un ordre économique, mais vraiment un ordre politique, parce que, quand il a le choix entre la productivité et l’obéissance, il choisit toujours l’obéissance. C’est ce que raconte très bien L’Établi, le magnifique petit livre de Linhart : il y a un type au milieu d’une chaîne de montage, avec un établi qu’il a construit lui-même, un truc démentiel, qui ne ressemble à rien, qui n’est pas normal, mais qui lui permet de travailler à une vitesse incroyable, il répare toutes les tôles que les machines loupent, il est parfaitement efficace… et puis un jour des mecs avec des blouses blanches et des chronomètres débarquent, et disent : « Qu’est-ce que c’est que ça ? On n’a jamais vu un truc pareil ! Enlevez-moi ça, mettez moi un bel établi neuf bien pensé, conforme aux normes modernes ! » Et quand le type revient, et qu’il voit que son établi a été bazardé, il ne peut plus rien faire, il ne peut plus travailler. Du coup, la chaîne est en retard, rien ne marche plus, et le type ne se suicide pas, mais presque : en tout cas, il ne peut plus travailler. C’est ça qu’on a actuellement à la puissance dix, et à l’école aussi.
L’évaluation scolaire, c’est de l’intrusion. J’ai toujours interprété ça comme ça, et je serai plus violent encore maintenant : je trouve ça scandaleux qu’ayant enseigné des choses à des enfants on leur demande ensuite ce qu’ils en ont pensé, ce qu’ils en ont retiré, ce qu’ils en ont retenu, c’est inadmissible !
Ch. N. : C’est ce que tu veux dire quand tu dis que l’école doit rompre avec l’idée qu’elle devrait être efficace.
B. O. : Oui, c’est la seule façon de créer un espace de travail, d’échanges, de communication, de confrontation et d’appropriation, où ce qui est au centre, ce sont les trucs à lire, les choses à savoir, et non pas la question : qui êtes-vous ? que valez-vous ? L’école n’a jamais été autre chose. Elle avait auparavant une espèce de façade, mais, aujourd’hui, elle n’est plus que ça, comme une grande entreprise de vidéosurveillance.
Ce qui me frappe, c’est que l’école – mais ce dont je parle relève déjà de l’histoire, et c’est de moins en moins vrai –, depuis la maternelle à l’université, reste un lieu où, une fois qu’on a fermé la porte de sa classe, on fait ce qu’on veut. Notamment on met les notes qu’on veut. Mais les enseignants n’en profitent pas. On n’est pas obligé de faire croire en permanence aux enfants que leur copie et eux, c’est la même chose. Il y a un geste fondamental qui consiste à désidentifier le travail de l’individu. Il faut pouvoir dire à un élève que son travail ne vaut rien, mais que lui vaut beaucoup, et qu’il doit reprendre son travail jusqu’à ce qu’il valle quelque chose : à partir de là, les élèves sont confrontés à une tâche technique, où ce n’est plus la construction de leur identité qui est en jeu, mais le déplacement de leur identité.
D’où la difficulté des enfants français à prendre des risques, qui ressort des grandes évaluations PISA. D’où vient-elle, sinon du fait que, contrairement aux autres enfants, les enfants français jouent leur peau, leur identité, à ce jeu-là. C’est ce qui explique les résultats très bizarres, illisibles, de la France à ces évaluations : les normes des écoliers français apparaissent extrêmement médiocres au milieu de celles des autres écoliers européens, ce qui ne correspond pas à la qualité extrêmement élevée de l’enseignement en France, qui est une réalité, même si c’est un alibi, parce que les meilleurs enfants français sont bien meilleurs que les autres, et les plus mauvais sont bien pires. On est donc dans une situation très paradoxale d’écart maximal, qui n’existe pas à ce point là dans les autres pays d’Europe. Parce que ce qui est en jeu à chaque fois, c’est un risque majeur, et non pas un problème technique.
Un autre exemple, en apparence anecdotique mais très intéressant, c’est celui de l’orthographe en France. La France est le seul pays d’Europe à n’avoir pas pu normalement, en toute simplicité, réformer son orthographe. Alors, malgré cette difficulté énorme, l’Académie française édicte régulièrement de nouvelles autorisations, selon une modalité très souple : elle permet d’écrire les mots de différentes façons, et c’est bien pensé, c’est intelligent, ce sont des linguistes qui élaborent ces réformes. Eh bien, rien n’y fait, il y a des enseignants qui continuent à sanctionner des enfants qui sont dans la plus parfaite légalité.
Les Français tiennent à ça comme à la prunelle de leurs yeux. C’est assez facile à comprendre, même s’il n’y a qu’en France que c’est comme ça ; ailleurs, c’est autre chose : en Angleterre, c’est l’accent… Mais l’orthographe, c’est quelque chose qui ne fait absolument pas sens, c’est de l’histoire aléatoire, ça ne se justifie jamais. C’est le grand intérêt de la grammaire qu’on utilisait quand on était étudiants, le Grevisse, grammaire d’ailleurs faite par un Belge, et non par un Français, c’est qu’elle mettait très bien ça en évidence : elle montrait très bien que, dans l’usage, dans l’histoire de la langue et l’usage des écrivains, il y avait une très grande flexibilité, une très grande variabilité… Que Proust, Montaigne, tous les grands écrivains français étaient des gens qui n’avaient pas une seconde le souci de l’orthographe.
Or ce produit d’une histoire aléatoire, qu’il faut simplement apprendre par cœur, on l’évalue. On tient là un moyen de pouvoir extraordinaire : on tient les enfants par l’arbitraire. On distingue à partir de là ceux des enfants qui vont être capables de se soumettre à une normativité absolument irrationnelle et violente, et ceux qui n’y parviennent pas. Et sur cette base, on opère une sélection, totalement illégitime mais très efficace : une lettre sans orthographe, c’est monstrueux, illisible, c’est sale, c’est une tâche morale…
Jérôme Vidal : C’est une autre question qu’il faut se poser. À la fin du XIXème siècle en France, il y a des gens qui se sont battus sur cette question, qui ont mené une bataille extrêmement violente, notamment Ferdinand Brunot, grand historien de la langue française, qui n’était absolument pas dupe du discours de justification de l’orthographe par l’étymologie – bataille dont il y a eu un équivalent en Espagne, mais là, les réformateurs ont gagné la partie : l’orthographe était aussi baroque que celle du français à l’époque, et elle a été réformée… La question à poser, c’est celle de savoir pourquoi aujourd’hui, aucun syndicat d’étudiants, de profs, aucun parti, ne porte cette revendication.
B. O. : L’orthographe, c’est un instrument de pouvoir.
J. V. : Oui, c’est un instrument de pouvoir, mais la question, c’est pourquoi personne ne s’en saisit. Et la conséquence de tout ça, c’est la nullité des Français dans les langues étrangères : pour apprendre à parler une langue, il faut la parler, donc il faut faire des fautes, or les Français sont terrorisés à l’idée de faire des fautes. Du coup, au bout de dix ans d’apprentissage, ils ne savent rien !
CPE : Mais tout ça dépend aussi l’âge auquel on apprend, et l’intensité de l’apprentissage. En Russie, où ils sont très bons en langues étrangères, ils ont énormément d’heures de langue par semaine, depuis la maternelle. Il vaudrait mieux travailler intensément pendant une période plus réduite, plutôt que de travailler pendant des années à petites doses !
B. O. : Oui, tout ce que vous venez de dire est vrai, mais ça relève du détail, ce sont des questions d’aménagement. Ce qui est fondamental ici, c’est le modèle constructiviste cartésien, c’est l’idée que l’apprentissage doit d’abord être élémentaire, qu’il faut toujours commencer par les éléments les plus simples, une idée qui repose sur des métaphores très simples, tirées de Descartes. Ce n’est que quand on a posé les fondations qu’on peut poser le toit. C’est une croyance, mais cette croyance a une portée politique majeure. Cela implique que toutes les étapes de l’apprentissage sont déterminées par une autorité centrale. En réalité, ce n’est pas comme ça qu’on apprend, on apprend par le milieu, en faisant des fautes, on apprend en commençant par la fin. Jamais un enfant n’apprendra à lire s’il est obligé de se contenter de ce qu’on lui donne à l’école, s’il doit se contenter des lettres, de l’alphabétisation. On apprend parce qu’on est dans un milieu où il y a plein de livres. Comment Freud a-t-il appris à lire ? Il était dans un grenier, avec sa sœur, et il déchirait les pages d’un livre magnifique… C’est comme ça qu’on apprend ! Les enfants apprennent parce qu’ils ont l’expérience de la fréquentation de ces objets qui ont des usages multiples. L’enfant sait la différence qu’il y a entre un bottin, un livre de cuisine, un roman policier… Il ne sait pas les déchiffrer, mais en un certain sens il sait déjà les lire – et là, il va pouvoir entrer dans le détail, en commençant par la fin. Si l’on commence par les éléments pour essayer de rejoindre le tout, on n’y parvient jamais.
Là aussi, on a une visibilité fausse, qui brouille notre compréhension : on apprend les éléments à tous les enfants, mais seuls certains en font quelque chose… c’est que certains avaient déjà accès au tout, par ailleurs, et s’ils n’ont pas cet accès auparavant, ils ne l’auront jamais, parce que la façon dont on leur enseigne leur interdit d’y accéder… Plus que la question du droit à l’erreur, qui joue, c’est le schème de l’élémentaire qui est en jeu ici.
Si on voulait s’amuser à faire de grandes périodisations, on pourrait opposer le « schème élémentaire » cartésien, très lié à toute une conception de l’enseignement qui était celle de la Révolution française mais aussi celle des Jésuites, et le schème aristotélicien, que Marx reprend dans Le Capital : ce qui différencie l’abeille de l’architecte, dit-il, c’est que l’architecte a une idée au départ, qui lui vient d’ailleurs et qui organise le tout ; c’est à partir d’une totalité que les éléments peuvent advenir et prendre sens. Freinet faisait ça très bien. Il ne l’a pas théorisé comme ça, mais il le mettait en pratique : il créait un lieu où il y avait des totalités, des ensembles organiques qui fonctionnaient, des touts en relation. Et du coup, à partir de là, les enfants pouvaient peu à peu découvrir les éléments. Si l’on fait les choses à l’envers, on a l’air plein de sollicitude, et on est dans la pure discrimination.
Ch. N. : J’aimerais bien revenir à cette question de ce qui est en train de changer, il me semble que tu n’as pas vraiment expliqué ce qui te semble avoir changé.
B. O. : Ce qui change, aussi bien au niveau du collège que de l’université, c’est qu’on est en train de détruire ce système, qui avait toutes les perversions que je viens de décrire, mais qui fonctionnait très bien – très mal, mais en fait très bien. On est en train de détruire cette école de masse qu’était l’école française, une école de masse, qui reproduisait massivement, à égalité, l’inégalité, ce qui n’est pas le cas ailleurs en Europe, où cette reproduction se fait différenciellement, localement, inégalitairement, régionalement. En France, il y a une homogénéité nationale. Tout ça disparaît complètement. À l’université, c’est saisissant de voir comment on est en train de l’évider, en créant par exemple des filières « poubelles » – à distinguer des filières « sous tension ». C’est gravissime : une fois qu’on aura détruit ça, ce dispositif très original de production d’identités françaises, qui va s’en charger ? Parce qu’ici on n’a pas assez de pasteurs, on n’est pas au Danemark. En France, il n’y a pas de relai.
Le résultat, c’est quoi, c’est ce que montre cette enquête sociologique, menée au moment où Rocard était premier ministre, et où il y avait eu de grandes manifestations, lors desquelles le centre commercial de Montparnasse avait été pillé. Rocard avait eu l’idée d’envoyer une escouade de sociologues dans les prisons pour savoir qui étaient les pillards. Les sociologues ont bien été obligés de reconnaître qu’il y avait une hétérogénéité totale de cette population, qu’il n’y avait entre tous ces gens qu’une caractéristique commune : ils avaient tous été en échec scolaire. Ce résultat n’a pas été exploité, mais à l’époque ça m’avait frappé.
Du coup, dès lors que l’école est détruite, qu’elle est ramenée à la formation, articulée au monde du travail, ce qui est parfaitement absurde, qui va s’occuper de la reproduction ? Ils vont se reproduire tous seuls, ça va être joyeux ! Oui, ça va être chaotique !
Ch. N. : Je ne suis pas sûre de voir pourquoi un système de « formation » ne pourrait pas remplir les mêmes fonctions : chacun, selon « ses compétences » énoncés par son livret de formation, s’estimera digne de la place qui lui est assignée… Mais pour aller dans ton sens, on pourrait relever l’accroissement, la multiplication et l’intensification des dispositifs de « prévention », fichage et répression dans l’école, qui sont quelque chose qui devient de plus en plus central aujourd’hui, depuis plus d’une dizaine d’années, ce qui suggère une certaine inquiétude de la part du pouvoir…
B. O. : Oui, quand on en est à rechercher les criminels à la maternelle, c’est mauvais signe !