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La Cour des comptes fustige la gestion de Sciences Po - Benoît Floc’h, Le Monde, 8-9 juillet 2012
samedi 7 juillet 2012, par
L’institution, financée aux deux-tiers par l’État, multiplie les dérives, selon un rapport d’observations
Sciences Po Paris a pris ses aises avec les règles les plus élémentaires des finances publiques. Beaucoup trop, même, estime la Cour des comptes. C’est ce que démontre le rapport d’observations provisoires qu’elle s’apprête, dans les jours qui viennent, à transmettre aux principaux intéressés. Au moins pour la partie du travail qui les concerne, crainte des fuites oblige. Ceux-ci auront un mois pour y répondre. Le rapport définitif n’est pas attendu avant septembre. Et à ce moment-là, on devrait déjà savoir qui est le successeur de Richard Descoings à la tête de cette institution.
Selon nos informations, le jugement de la Cour serait donc sévère, s’interrogeant sur le pilotage même de l’institution. L’enquête, conduite en interne depuis octobre 2011, lève le voile sur une école où les dérives de gestion étaient nombreuses. " Un système global non vertueux ", estime une source. Le Monde en avait déjà donné le ton dans son édition du 14 juin. Nos informations nous permettent aujourd’hui d’être plus précis." Le problème est qu’il y a beaucoup trop d’argent à Sciences Po, poursuit cet interlocuteur. C’est une institution très riche, où il y a toujours un payeur, en l’occurrence l’État. "
De fait, quand on intègre la masse salariale des enseignants publics, de 64 % à 67 % des ressources de l’IEP, selon les années, proviennent de l’Etat. Conséquence de cette situation confortable : " Personne n’est responsabilisé, ajoute-t-on de même source. Les gens se servaient, et vivaient bien. L’école a dix ans de retard sur les règles de comptabilité publique en vigueur. " Un comble pour une école qui enseigne la gestion de l’argent public...
Sur ce constat global plane évidemment l’ombre de Richard Descoings, l’ancien directeur de l’Institut d’études politiques (IEP) de Paris. Sa mort, due à une crise cardiaque, le 3 avril à New York, a quelque peu ralenti l’enquête des auditeurs de la Cour. Le constat n’en est pas moins tranchant : " Il dirigeait l’IEP de manière autocratique sans une once de bons principes gestionnaires. " Et les exemples ne manquent pas.
A commencer par les rémunérations des dirigeants, bien sûr, dont le niveau avait défrayé la chronique fin 2011. Dix membres du comité exécutif de l’établissement ont touché pour l’année des primes d’un total de 295 000 euros, oscillant entre 10 000 euros et plus de 100 000 euros.
Plutôt que juger de leur niveau, la Cour s’intéresse à la manière dont elles ont été attribuées. Selon diverses sources concordantes, il n’y avait pas d’évaluation claire et écrite des salariés concernés et aucune information du conseil d’administration.
La question qui se pose est celle de la régularité d’un tel système au regard des principes qui s’appliquent aux fondations. L’IEP est en effet géré par la Fondation nationale des sciences politiques (FNSP). En vertu du régime fiscal applicable aux fondations, les rémunérations des dirigeants auraient dû être votées par le conseil d’administration de la fondation et faire l’objet d’un rapport annuel du commissaire aux comptes. Ce qui n’a visiblement pas été le cas.
Autre exemple emblématique de dérive, les frais de mission et de déplacement. Ainsi, la mission sur le lycée que Richard Descoings a prise en charge en 2009, à la demande de Nicolas Sarkozy, pour remettre en selle une réforme mal engagée, a été totalement assumée par la FNSP ! Une source proche du dossier, à Sciences Po, reconnaît que " la procédure administrative normale n’a pas été suivie : il n’y a pas eu de réunion à Matignon, pas de "bleu" - le document où est décrite la mission - , pas de lettre au ministre du budget ni au ministre concerné... C’est donc autant la responsabilité du gouvernement que la nôtre ! " L’opération a quand même coûté près d’un million d’euros...
En matière de déplacements, les règles sont claires, les comportements beaucoup moins. Alors qu’un agent de l’Etat qui se déplace ne doit pas dépenser plus de 45 euros par nuitée en province, 60 euros à Paris et 15 euros par repas, certains à Sciences Po n’hésitent pas, par exemple, à dîner au Lutétia, un sélect hôtel parisien, et ce, aux frais de l’IEP. " Un seul cas en cinq ans ", relativise-t-on à Sciences Po.
De fait, l’un des problèmes de fond de l’institution réside dans son " double statut " : droit privé pour la fondation, droit public pour l’IEP. " Une confusion des genres permanente ", tranche-t-on de bonne source. " Un problème juridique très complexe ", plaide-t-on à Sciences Po, en précisant que " l’organisation spécifique de la maison est aussi ce qui fait que les réformes que nous menons peuvent être rapidement mises en œuvre ".
S’ajoute à ce tableau déjà sombre un manque de rationalisation, notamment dans la politique d’achats, ce qui conduit à d’exorbitants frais de fonctionnement. De bonne source, on s’étonne par exemple de la multitude de contrats signés (réception, entretien, photocopies...) sans que les intérêts de l’institution aient toujours été pris en compte.
La gestion du service des enseignants serait par ailleurs plus que laxiste. Peu d’enseignants respecteraient les cent vingt-huit heures de cours qu’ils doivent pour un temps plein, et la plupart, par le jeu de coefficients ou de décharges non réglementaires, n’effectuent que très peu d’heures de cours.
L’enquête de la Cour des comptes aura au moins permis une prise de conscience. Les actuels responsables sont dorénavant parfaitement informés des dérives constatées. Ils se montrent résolus à les corriger. " Ce rapport arrive en pleine transition, et c’est très heureux, considère l’un d’eux. Sinon, on aurait pu considérer que le nouveau directeur soit trahisse Richard Descoings, soit l’imite. Là, nous disposons d’une base objective. "
Dans les colonnes du Monde du 14 juin, Jean-Claude Casanova, le président de la FNSP, estimait que " comme nous y invite la Cour des comptes, nous allons améliorer notre gestion ". Ils n’auront d’ailleurs pas le choix, si, à l’issue du rapport final, la Cour devait demander des poursuites judiciaires.
Les précautions exceptionnelles de la Cour des comptes
La Cour des comptes n’est pas réputée être une maison très causante. Avec le rapport sur Sciences Po, elle flirte avec la paranoïa. Toutes les précautions possibles sont prises pour que le rapport sur la prestigieuse institution ne sorte pas dans la presse avant d’être définitivement terminé. C’est-à-dire d’avoir été relu par les personnes mises en cause et que les réponses des intéressés y soient consignées. Ceux qui connaissent de trop près Sciences Po puisqu’ils y enseignent, par exemple, ont été tenus à bonne distance - et ils sont quelques-uns. Quant aux serrures du coffre de la rue Cambon, elles ont eu l’occasion de grincer. Après examen en chambre, les documents de tous les conseillers maîtres, qui sont nominatifs, ont été ramassés et mis sous clé. Procédure d’exception pour un rapport qu’on dit exceptionnel.
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