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"Lycée : la philosophie en phase terminale"
par Didier Carsin, professeur de philosophie au lycée Claude-Monet (Le Havre) et Pierre Hayat professeur de philosophie au lycée Jules-Ferry (Paris), "Libération" du 10 juillet 2008
jeudi 10 juillet 2008, par
Professeurs de philosophie en classes terminales, nous nous inquiétons des dégâts irrémédiables que pourrait provoquer dans notre discipline la mise en œuvre de la « réforme » du lycée que le ministre de l’Education nationale présentera au début des vacances d’été. Ainsi que le président Sarkozy l’a indiqué en avril, il s’agit de faire « des réformes qui permettront la suppression de postes ». A cette fin, un nombre considérable d’heures de cours disparaîtraient ou seraient transformées en enseignement optionnel dispensé seulement dans quelques établissements. La menace de la transformation de la philosophie en enseignement optionnel est à peine voilée. Dans un rapport de 2006, l’inspection générale prévoyait déjà de la réduire à une « composante du pôle optionnel sciences humaines ». L’inspection recommandait de liquider cette matière au motif qu’il faudrait « enseigner utile » et « refonder la voie littéraire pour mieux répondre aux attentes des employeurs ». Dans cette logique, la philosophie, telle qu’elle se pratique aujourd’hui, était présentée comme une anomalie exaspérante, tristement « franco-française ».
La dernière charge médiatique est venue de Luc Ferry qui a choisi la veille de l’épreuve de philosophie du baccalauréat pour dénigrer, dans la Croix, le travail fait dans les classes en philosophie. Décrétant la philosophie « très mal enseignée », il juge que « si l’on ne change pas radicalement le programme », « il vaudrait presque mieux supprimer l’épreuve obligatoire au bac ». L’ancien ministre de l’Education nationale n’a visiblement pas accepté le rejet en 2001 du programme de philosophie confectionné par son ami Alain Renaut. Il semble avoir trouvé l’occasion de prendre sa revanche. Il attend que Xavier Darcos remplace enfin la philosophie, qui repose sur un programme de « notions », par un enseignement des « grandes visions du monde qui ont scandé l’histoire de la pensée ».
Pourtant, un programme de notions, comme le désir, la vérité, la raison, la religion, la politique, propose aux élèves de réfléchir sur des questions qui relèvent, pour la plupart, de l’expérience ordinaire. Directement intelligibles par tout élève de terminale, ces notions appartiennent au langage courant. Leur examen, en cours de philosophie, ne présuppose aucun savoir spécialisé, même si les connaissances des élèves, qu’elles soient scolaires ou non, sont sollicitées. Il s’agit de proposer un enseignement élémentaire de la philosophie, permettant aux élèves de développer leur sens de l’analyse et de conduire une réflexion argumentée, par exemple sur ce qui distingue une science d’une simple croyance.
Les exercices exigeants que sont la dissertation et l’explication de texte, s’inscrivent dans cette perspective. Ainsi, le travail de la dissertation demande aux élèves de dégager un problème, par exemple : une affirmation est-elle vraie parce qu’elle est majoritairement approuvée ? Cet exercice les amène à se mettre à distance des réponses toutes faites et à conduire leur pensée de façon ordonnée. L’explication de texte, quant à elle, doit permettre aux élèves de s’approprier de manière vivante la pensée d’un auteur, de comprendre pourquoi il défend telle thèse, d’en mesurer la portée et les limites, et de développer par ce travail leur propre capacité de penser.
Un tel enseignement est assurément ambitieux. Mais nous le pensons utile à quiconque est appelé à juger par lui-même et à assumer des responsabilités, comme citoyen, dans sa future activité professionnelle et dans la conduite de sa vie. Transformer la philosophie en un enseignement d’histoire de la pensée, serait le détruire, puisqu’il s’agirait alors de présenter aux élèves, à travers des « Readers Digests », les doctrines et les visions du monde comme des faits à enregistrer et des contenus à restituer.
Parmi les fausses bonnes idées que le ministère entend imposer, figure l’introduction de la philosophie en première. S’il s’agissait de renforcer cette matière, nous ne pourrions que nous en réjouir, mais dans un contexte de très forte réduction des heures de cours, on comprend sans peine qu’il en résulterait un effacement de la philosophie en classes terminales. De même que Luc Ferry réclame aujourd’hui la philosophie dès la seconde, le rapport de l’inspection générale de 2006 préconisait déjà son introduction en première, pour dénaturer son enseignement et l’inclure dans diverses activités « transversales et pluridisciplinaires ». Le rapport préconisait d’ailleurs que ces activités devaient prendre modèle sur les « travaux personnels encadrés » (TPE), existant en première, où le copier-coller est répandu, et qui permettent aux élèves ayant des parents cultivés d’exceller. Seule sa consolidation en classes terminales permettra, selon nous, à la philosophie d’apporter sa contribution à la formation des élèves, en s’appuyant sur l’acquis des autres disciplines. Notre enseignement demande des efforts, du temps et de la patience. Il est donc indispensable de garantir aux élèves un cadre pédagogique cohérent et un horaire consistant, plutôt qu’une dispersion des matières et un émiettement des horaires.
Le lycée a beaucoup changé en quelques décennies et les conditions d’enseignement y sont indéniablement plus difficiles. Nos élèves ont souvent du mal à rédiger et à construire leur pensée. Les réformes qui se sont succédé ces dernières années dans l’Education nationale, n’y seraient-elles pour rien ? En tout état de cause, nous refusons que les difficultés présentes servent de prétexte pour réduire la philosophie à une récitation de doctrines ou à un débat d’opinions. Nous refusons un enseignement au rabais pour tous en première, et un enseignement élitiste en terminale qui serait réservé aux seuls élèves de quelques grands lycées de centre-ville. Dépourvu de tout a priori idéologique, l’enseignement élémentaire de la philosophie est pour chaque élève un cadre privilégié pour exercer et former sa raison, quel que soit son milieu d’origine. La liquidation programmée de la philosophie en lycée serait une défaite de la démocratie.