Accueil > Revue de presse > Tribunes > Mais si ! l’université est en crise et la crise s’aggrave - Tribune, (...)

Mais si ! l’université est en crise et la crise s’aggrave - Tribune, Libération, 9 janvier 2014

lundi 13 janvier 2014, par Mariannick

(Le come back des refondateurs)

Olivier BEAUD Professeur de droit public à l’université Paris-II, Alain CAILLÉ Directeur de la Revue du Mauss (Mouvement anti-utilitariste dans les sciences sociales) et François VATIN Professeur de sociologie à l’université Paris-Ouest.

Dans un ouvrage, dont Libération s’est fait l’écho, Romuald Bodin et Sophie Orange affirment que L’université n’est pas en crise. Ils entendent dénoncer les idées reçues et souligner l’efficacité remarquable des universités françaises en dépit de la faiblesse des moyens que leur concède l’Etat. La récente polémique sur les classes préparatoires a effectivement rappelé cette flagrante inégalité dans la distribution des moyens. Pourtant, outre que l’état des finances publiques ne permet guère d’espérer un meilleur financement des universités, il importe de ne pas se limiter à ce seul constat.

On confond souvent dans le débat public université et enseignement supérieur. Cette identification est de plus en plus erronée. Depuis le début du XIXe siècle, l’Etat, comme les institutions privées n’ont cessé de créer des dispositifs de formation (les « grandes écoles »), comme de recherche (les « grands établissements ») pour concurrencer des universités jugées inefficaces, peu adaptables, mal gérées. Les diagnostics étaient souvent fondés, mais le choix de contourner les universités plutôt que de les réformer a contribué à les affaiblir. Depuis 1968, en revanche, les universités françaises ont été soumises à une « réforme permanente » qui les épuise sans s’attaquer à la racine du mal. La loi Fioraso de 2012, comme Pécresse de 2007 dont elle ne diffère guère, est myope, car elle prétend réformer les universités sans toucher au reste de l’enseignement supérieur. Songeons simplement que les classes préparatoires et de BTS relèvent de l’enseignement secondaire, pour ne pas parler des écoles sous tutelle des ministères techniques (Industrie, Agriculture, etc.). Par ailleurs, le XIXe siècle nous a légué l’institution du baccalauréat, de facto titre de fin d’études secondaires, mais de jure premier diplôme universitaire, y compris pour les baccalauréats techniques et professionnels. Tous les bacheliers ont donc le « droit » d’entrer à l’université, mais pas dans toutes les autres formations concurrentes.

La situation présente de l’université française est loin de celle qu’imagine volontiers le public. Les cursus ont été renouvelés, les bâtiments, surtout en province, ont été améliorés grâce au soutien des collectivités locales. Quant aux sureffectifs étudiants, sauf en première année de médecine et en droit, ils ne constituent pas la situation dominante. Tout au contraire, la tendance est, depuis le milieu des années 90, à la baisse, tout particulièrement en sciences et en lettres et en sciences humaines. Alors que les universités comptaient 75% des effectifs étudiants en 1970, elles n’en comptent plus que 54% en 2012. Le public étudiant fuit les cursus universitaires ; il les fuit d’autant plus qu’il a les moyens scolaires et financiers de le faire. Prenons le cas des bacheliers scientifiques (environ la moitié des bacheliers généraux français). En 2008, 11% seulement d’entre eux s’inscrivaient en licence de sciences (ils étaient encore 24% en 1996), autant dans une autre licence (hors médecine). Les 4/5e d’entre eux choisissent donc une classe prépa, la prépa médecine, un IUT ou une formation privée. Cette fuite des bacheliers généraux de l’université a été en partie compensée par la croissance des effectifs issus des baccalauréats techniques et professionnels qui n’étaient pas destinés à la poursuite d’études universitaires. Mais, pour ces bacheliers aussi, l’université est un choix « par défaut ». En effet, quelle que soit la série de baccalauréat, on s’y inscrit d’autant plus fréquemment que l’on n’a pas obtenu de mention ! Le fameux « taux d’échec » à l’université n’est que le produit de cette sélection négative à l’entrée. Les chiffres sont ici terribles. La moitié environ des bacheliers généraux obtient une licence en trois ou quatre ans ; mais ce n’est le cas que de 12,5% des titulaires d’un baccalauréat de sciences et techniques de gestion et de 4,5% des bacheliers professionnels !

La crise de l’université est donc patente. Elle se lit dans le comportement du public (les étudiants et leurs familles) qui « vote avec ses pieds » en fuyant les cursus universitaires dès que la possibilité leur en est offerte. Cela s’est traduit par la croissance des écoles d’ingénieur, dont les effectifs ont été multipliés par deux en trente ans, des écoles de gestion, dont les effectifs ont été multipliés par deux et demi, et de nombreuses autres écoles encore mal répertoriées. En conséquence, on assiste à une « privatisation rampante » de l’enseignement supérieur français. Globalement, le poids de l’enseignement supérieur privé dans les effectifs étudiants est passé de 13% dans les années 1990-2000 à 18% aujourd’hui !

Or, paradoxalement, les pouvoirs publics, les directions des universités et le corps universitaire lui-même s’accordent pour cacher cette crise et sa gravité. Les pouvoirs publics (de droite comme de gauche) sont convaincus que la question est d’importance secondaire pour la formation des élites, qu’ils attendent du secteur non-universitaire et font jouer à l’université principalement un rôle de filet social dans un contexte de chômage massif des jeunes. Quant aux universités et aux universitaires, ils sont surtout préoccupés de leur propre reproduction ; tant que les pouvoirs publics étaient prêts à financer les universités au prorata du nombre d’inscrits, indépendamment de l’efficacité du dispositif, ils étaient portés à fermer les yeux sur la réalité.

Le nouveau contexte budgétaire est en train de faire bouger la situation. Les universités, globalement épargnées par les restrictions budgétaires sous la présidence Sarkozy, ne le sont plus aujourd’hui. La loi Pécresse a posé une bombe à retardement que la loi Fioraso n’a pas désamorcée. On a intégré dans le budget propre des universités (comme le demandaient les présidents !) l’ensemble des charges salariales, alors que celles-ci sont déterminées par une dynamique propre liée au statut des fonctionnaires (le « glissement vieillesse technicité » avec l’ancienneté). Cette contrainte budgétaire est en train de mettre les universités en faillite.

En outre, la ministre impose par voie réglementaire un « cadrage national des diplômes », qui, dans un total tête-à-queue par rapport à l’esprit qui avait animé la réforme LMD il y a moins de dix ans, enlève toute autonomie aux établissements dans la définition de leurs cursus. On impose ce cadre au niveau bac + 5 (ex-DEA et DESS, devenus masters recherche et professionnels) où il n’avait jamais existé. On supprime ainsi d’un trait de plume les seuls diplômes universitaires à même de concurrencer les formations privées, car reposant sur des cursus originaux, assis sur les compétences spécifiques de l’équipe enseignante et ouverts sur les milieux économiques et sociaux locaux.

De quelque manière que l’on prenne les choses (la désaffection du public, la situation budgétaire, la qualité des formations), l’université française apparaît donc bien en crise. Les réformes successives, loin de réduire cette crise n’ont cessé de l’aggraver. Ce sera le cas, tant que l’on persistera à vouloir réformer isolément l’université. Il est grand temps de penser à une réforme globale de l’enseignement supérieur qui remette à plat l’ensemble du processus de sélection orientation après le baccalauréat afin que l’université ne soit plus la voie par défaut pour les bacheliers.

Si les pouvoirs publics et les universitaires continuent à fermer les yeux, la catastrophe est garantie. La dévalorisation des universités va conduire à accroître la dynamique de fuite de ses cursus. De plus en plus de ménages français payeront deux fois les études supérieures de leurs enfants, par l’impôt et en finançant des écoles privées. Pour les universitaires, l’hiatus entre leurs deux missions, de recherche (visant à l’« excellence internationale »), et d’enseignement, tourné vers le public le moins à même d’en profiter, ira croissant. Quant au public relégué au sein des universités par l’incapacité d’accéder à d’autres cursus plus en conformité avec ses désirs, il fera savoir de plus en plus clairement son insatisfaction. Rappelons ce chiffre : 95,4% des bacheliers professionnels entrés à l’université n’obtiendront pas leur licence, même avec une année de redoublement. Comment peut-on supporter un tel massacre social, qui traduit, sous couvert d’idéaux démocratiques, un total mépris pour cette population ?

À lire dans Libération ici