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Polémique sur les universités : d’où viennent les tensions ? - Patrick Fauconnier, Le Nouvel Observateur, 15 mai 2014
vendredi 16 mai 2014, par
Jean-Yves Mérindol, ex-conseiller universités à l’Elysée, mis en cause lors de la fronde anti-Fioraso, s’explique sur les réformes en cours et tacle son prédécesseur à l’Elysée, Bernard Belloc.
Les regroupements d’université actuellement en cours sur tout le territoire continuent de susciter des tensions. Trois représentants du "Groupe Jean-Pierre Vernant", qui rassemble des universitaires qui avaient envoyé une lettre à Benoît Hamon, ministre de l’Education Nationale, réclamant le départ de Geneviève Fioraso, secrétaire d’Etat à l’Enseignement supérieur et à la Recherche, ont été reçus par celle-ci. Affirmant avoir voulu ainsi "dissiper de possibles malentendus stigmatisants", ils sont ressortis de cet entretien encore plus remontés contre la ministre [1].
Estimant qu’elle reste "arc boutée sur des positions contraires à l’esprit du législateur, en refusant la possibilité légale de former une association entre universités", ils menacent : "Il ne nous reste plus que la mobilisation pour faire entendre raison au ministère. Nous appelons la communauté universitaire, personnels et étudiants, à se mobiliser pour ne pas se laisser manipuler."
Pour l’instant, cet appel n’a guère eu de suites. Le conflit porte surtout sur le choix entre deux formes de regroupements possibles : des associations ou des Comue (Communautés d’universités et d’établissements). Avec une attaque ciblée sur l’une des plus emblématiques Comue de France, l’université Sorbonne Paris Cité (USPC), qui rassemble 4 universités et 4 établissements dont Sciences Po, soit 120.000 étudiants. Son président, Jean-Yves Mérindol, est l’ancien conseiller enseignement supérieur à l’Elysée, et ancien directeur de l’Ecole Normale Supérieure de Cachan. Fin connaisseur et acteur des réformes en cours, il nous confie sa réaction.
On vous crédite d’être un des concepteurs des regroupements d’université issus de la "Loi Fioraso" qui font polémique. Quelle est exactement votre contribution ?
Je suis loin d’être un concepteur de ces regroupements. Après les découpages de l’après 68, cette idée apparaît dans les années 70, pour favoriser par exemple l’interdisciplinarité, ou la reconnaissance internationale. Elle se concrétise lors de la grande mobilisation initiée en 2004 par "Sauvons la Recherche" (SLR), dont les Etats Généraux proposent la création de "pôles de recherche et d’enseignement supérieur" (PRES).
SLR critique la dispersion de l’enseignement supérieur et propose des missions ambitieuses aux PRES : permettre une meilleure lisibilité, s’inscrire dans une logique d’aménagement du territoire, diversifier l’offre de formation, harmoniser les efforts de recherche, être l’interlocuteur des pouvoirs publics pour la préparation des contrats Etat-Région et les contrats pluriannuels avec l’Etat, devenir le partenaire privilégié des régions. SLR est un inspirateur des regroupements, que la loi sur la recherche de 2006 a concrétisés en créant les PRES.
Ma contribution est plus tardive. En 2010 et 2011, en tant que président de l’ENS de Cachan, j’ai été impliqué dans le grand projet de l’Université Paris Saclay. J’ai travaillé sur trois points : comment améliorer la gouvernance des PRES pour qu’elle devienne plus collégiale, en associant mieux étudiants et personnels ? Comment donner à ces regroupements une forme stable sans obliger à des fusions ? Et quelles relations bâtir entre eux et l’Etat ? J’ai publié un texte de synthèse en avril 2012, à la veille des présidentielles, fondé notamment sur mon expérience strasbourgeoise (Pôle universitaire européen et "Eucor" qui fédère des universités alsaciennes, suisses et allemandes), et sur Saclay où collaboraient de nombreuses écoles et universités, avec des questions délicates autour des instances de décision. De mai 2012 à juillet 2013, conseiller du président de la République, j’ai suivi l’élaboration de la loi présentée par Geneviève Fioraso, en échangeant avec son cabinet, avec Matignon et avec les parlementaires concernés.
Pourquoi les récentes tensions dans la communauté universitaire ont pris pour cible la Comue USPC que vous présidez ?
Il se trouve que nous sommes l’un des plus grands regroupements en France. Et que plusieurs des établissements membres de USPC sont, ou ont été, dirigés par des personnalités connues [notamment : le généticien Axel Kahn, Richard Descoings, Jean-Loup Salzmann, président de la Conférence des présidents d’université, et Vincent Berger, récemment nommé conseiller à l’Elysée, NDLR] Tout ceci attire l’attention sur nous. Mais les plus virulents des opposants aux regroupements ont pris de nombreuses autres cibles, notamment en Île-de-France : nous ne nous sentons pas spécialement visés. D’ailleurs, je ne constate pas de contestation particulièrement forte au sein de USPC. Notre projet d’activités pour 2014-2018 a été bien accueilli.
Il est naturel, et positif, que ces changements significatifs fassent l’objet de débats, et que des désaccords apparaissent. Tout ceci se tranche via le jeu démocratique normal. Des élections générales ont eu lieu en avril dans l’université Paris Diderot, membre de USPC ; deux listes se sont disputé les suffrages des enseignants-chercheurs et enseignants. L’un des points majeurs de désaccord entre ces listes portait sur la forme du regroupement : Comue ou association ? Les listes favorables à la Comue l’ont emporté. Les électeurs ont fait leur choix, et chacun devrait en tenir compte.
Quelle différence y a-t-il entre Comue et association ? Pourquoi les Comue sont si critiquées ?
Le but principal des regroupements, c’est la coordination territoriale. La loi prévoit que ces deux modalités — Comue ou associations — ont les mêmes objectifs et peuvent mener le même type d’actions. La différence principale porte sur le pilotage du regroupement.
Dans le cas de l’association, un établissement déjà existant est le coordinateur pour le compte de ceux qui lui sont associés : il a une prééminence sur les autres. Il est juridiquement responsable de la coordination et c’est son CA qui en décide en dernier ressort. C’est politiquement possible si les associés reconnaissent à ce coordinateur une forte légitimité. Cette forme a été proposée dans des académies où une université a un poids dominant, correspondant souvent à une métropole forte. Ainsi l’université de Strasbourg est le centre d’une association qui regroupe l’université de Haute Alsace (Mulhouse), l’Insa de Strasbourg et la bibliothèque universitaire de cette ville. Même situation avec l’Aix-Marseille Université (AMU).
Dans les cas, bien plus nombreux, où les établissements ne souhaitent pas choisir un chef de file, la Comue est adaptée : elle met tous les membres sur un pied d’égalité juridique. Ses instances sont composées d’un CA, où siègent de nombreux élus et des représentants ès qualité des établissements membres, un Conseil des membres, où siègent tous les établissements, et un Conseil académique, permettant une représentation spécifique des étudiants et des personnels des membres. Ces choix sont à faire en tenant compte des situations locales, et des projets des établissements. Et on peut les combiner : une Comue peut avoir des associés.
La concentration des critiques contre les Comue, et pas contre l’association, provient largement du calendrier. Il se trouve que le ministère signe tous les 5 ans des contrats avec les établissements et que c’est le tour cette année de ceux du centre de Paris, ainsi que de Paris 8 et Paris 10. Tous ces établissements sont membres de PRES, devenus par la loi des Comue. Il leur faut donc à la fois élaborer leurs statuts (complexes) de Comue, définir le projet qu’ils veulent partager et négocier les contrats quinquennaux qui sont liés à ce projet.
Ce qui couvre un large spectre de questions et concentre des critiques de diverses natures : contre l’idée même de regroupement, contre tout projet partagé ambitieux, contre la politique gouvernementale, contre la façon dont le ministère organise le dialogue contractuel, sur les moyens de la recherche ou de l’enseignement supérieur, contre la réforme récente de la nomenclature des masters et licences, contre les Comue… Aucune de ces questions, sauf la dernière, n’est liée à l’alternative Comue/association. Si la vague contractuelle de cette année avait concerné des associations, ce serait ce système qui serait le plus fermement attaqué.
Pourquoi les universitaires du Groupe Vernant affirment-ils que Geneviève Fioraso "ne respecte pas la loi" en "refusant la possibilité légale de former une association entre universités" ?
C’est un mensonge ! Le ministère accepte évidemment les regroupements par association. Comme je l’ai dit, il y en a en Alsace et à Marseille, et en discussion ailleurs. Le Groupe Vernant joue sur les mots : il voudrait des associations "entre" universités pour lesquelles il n’y aurait aucun chef de file. Or la loi exige un chef de file dans une association ayant pour but une coordination territoriale. Ces opposants jouent sur le fait que l’expression "chef de file" n’est pas dans la loi. Mais celle-ci est très claire : elle dit que les établissements s’associent non pas "entre eux" mais "à un" établissement. Ce qui fait de celui-ci de facto un chef de file.
A quoi servent tous ces regroupements ? La loi dit que le but est de "coordonner l’offre de formation et la stratégie de recherche". C’est flou. S’agit-il de faire des économies ? D’obtenir des financements ? D’améliorer la qualité académique ? De supprimer des doublons ? De briller dans les palmarès ? De simplifier l’offre pour les étudiants ?
Ce n’est pas à la loi de fixer dans le détail les possibilités ouvertes par ces regroupements. Il est normal et souhaitable que la loi se contente d’une définition de principe : veiller à la coordination territoriale sur la base d’un projet partagé entre établissements. La seule obligation supplémentaire concerne la vie étudiante : un accord doit être passé entre les regroupements et les Crous sur la vie étudiante sous tous ses aspects. Ce projet partagé doit venir des acteurs autonomes eux-mêmes. C’est ce qui permet l’adaptation dans l’espace (les situations sont différentes d’un site à l’autre) et dans le temps (les enjeux d’aujourd’hui ne sont pas ceux qui seront à relever dans 10 ans).
Toutes les options que vous évoquez sont possibles, sans être obligatoires, et d’autres aussi. Pour l’université Sorbonne Paris Cité que je préside, nous mettons en avant pour 2014-2018 des actions internationales passant par exemple par la création de bureaux à l’étranger ; la formation des universitaires aux pédagogies innovantes, notamment numériques ; la mise en place de coopérations renforcées à tous les niveaux des études (L, M et D) ; l’implication dans des enjeux sociétaux précis (nous en avons définis quatre) permettant de mobiliser les compétences des chercheurs dans les débats publics ; l’amélioration des conditions de vie sur les campus pour les étudiants et les personnels ; etc.
Si la grande majorité de ces actions doit rester du niveau des établissements membres, et même à des niveaux infra (unités de recherche, équipes pédagogiques, etc.), certaines méritent d’être menées via le regroupement qui peut permettre de mobiliser plus de moyens, de donner plus de force dans la relation avec des pouvoirs publics nationaux ou internationaux, ou de préserver des disciplines ayant peu d’étudiants.
Des critiques font état de fortes interventions du ministère dans l’élaboration des statuts des Comue. L’ancien conseiller universités de Nicolas Sarkozy, votre collègue Bernard Belloc, dit que "L’Etat a désormais repris le contrôle du pilotage des universités". Que répondez-vous ?
Ces critiques sont infondées. J’ai trois expériences personnelles récentes de travail sur des statuts : une modification du statut de l’ENS Cachan en 2010, la mise en place – et des modifications - des statuts de l’Université de Paris Saclay entre 2009 et 2011 et le travail depuis janvier 2014 sur les statuts de l’USPC. Dans le cas de Cachan, l’intervention du ministère a été significative, mais en restant sur un terrain de technique juridique. En revanche, dans le cas de Saclay, jusqu’en 2011, de très nombreuses décisions ont été imposées par les cabinets ministériels : des points essentiels des statuts (par exemple la taille du conseil d’administration et les missions de la Fondation de Coopération Paris Saclay), ont été rédigés par le cabinet de Valérie Pécresse, certainement en lien avec l’Elysée, et les établissements concernés ont été mis devant le fait accompli. Le contrôle étatique était alors très serré.
L’élaboration des statuts de l’USPC résulte d’un travail engagé depuis janvier 2014 sans aucune intervention du ministère. Ce qui a conduit à un projet complet, mais toujours soumis au débat, fin avril. Les échanges que nous avons depuis fin avril avec le ministère portent exclusivement sur des sujets techniques de droit : il y a de bons juristes dans les ministères et il serait absurde de les tenir à l’écart.
Quant aux contrats quinquennaux, ils étaient rédigés jusqu’à présent par le ministère, pour être soumis aux établissements. Ce n’est plus le cas depuis cette année : c’est aux établissements et aux Comue de rédiger ces contrats. Le ministère fait certes connaître des observations ou des suggestions, et c’est bien normal pour des établissements publics. Mais nous ne sommes pas obligés de les suivre, autonomie oblige.
Le dialogue contractuel repose désormais très largement sur la stratégie des établissements, et plus sur la façon dont le ministère l’interprète en tenant la plume comme si nous étions mineurs. Patrick Hetzel, député UMP, ancien conseiller de François Fillon, puis directeur de l’enseignement supérieur et de la recherche jusqu’au début 2012, va jusqu’à écrire : "De toute évidence, à la fin du XIXe siècle, les libertés universitaires étaient davantage garanties qu’aujourd’hui". Sans revenir sur la façon dont les professeurs étaient nommés au XIXe siècle, aurait-il oublié que les services qu’il dirigeait de 2008 à 2012, écrivaient les contrats à la place des universités ?
Et Bernard Belloc sait bien que Nicolas Sarkozy et Valérie Pécresse ont désigné en 2008, sans aucune concertation préalable, les hauts fonctionnaires chargés de la rédaction de la réponse de Saclay et de Condorcet (grand projet de sciences humaines et sociales à Aubervilliers) au plan campus, en violation de toute éthique des appels d’offre. Je regrette que des responsables connaissant bien ces sujets fassent ce genre de déclarations. Ca ne grandit pas le débat politique, et contribue même à l’affaiblissement de la vie démocratique.
Propos recueillis par Patrick Fauconnier, le 14 mai 2014 - Le Nouvel Observateur
A lire sur le site du Nouvel Observateur.
Photo : Jean-Yves Mérindol et Geneviève Fioraso le 20 août 2013 à Paris (BERTRAND GUAY/AFP)
[1] Note de SLU : voir le compte rendu de l’entretien du groupe Jean-Pierre Vernant avec Mme Fioraso - 5 mai 2014.