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Le Collège international de philosophie sous assistance respiratoire - Nicolas Dutent, l’Humanité, 22 Octobre 2014
jeudi 23 octobre 2014, par
Confrontée à de graves problèmes financiers liés au non-versement de sa subvention, l’institution interdisciplinaire de renommé internationale jouait ces derniers jours sa survie. Le Collège vient d’obtenir gain de cause. Pour combien de temps ?
Jacques Derrida, auquel nous rendions hommage le 8 octobre dernier à l’occasion du dixième anniversaire de sa mort, a manqué de se retourner dans sa tombe. Le collège international de philosophie, espace de réflexion interdisciplinaire atypique dans le paysage intellectuel français, était, ce matin encore, menacé de disparaître. Tout le monde se demandait alors si l’institution serait la dernière victime en date du délaissement des sciences humaines, sociales et politiques ?
Association fondée en 1983 sur la base du bénévolat par le philosophe de la déconstruction et quelques acolytes, dont Dominique Lecourt, Jean-Pierre Faye et François Châtelet, elle a été soutenue par l’Etat et le ministre de la Recherche et de la Technologie de l’époque, Jean-Pierre Chevènement. La menace du dépôt de bilan couvait depuis quelques jours, sa dotation annuelle de 240 000 euros versée par le Ministère de l’Enseignement supérieur et de la recherche se faisant attendre. Un pécule en comparaison au budget de fonctionnement moyen d’une université parisienne qui avoisine les 240 millions d’euros.
« Pour la première fois depuis trente et un an, la dotation est en passe de ne plus être versée […] si aucune solution n’est trouvée, le Collège devra se déclarer en cessation de paiement le 5 novembre prochain. Ce serait une catastrophe pour la pensée française dont on mesure mal la portée. Il reste vingt jours pour empêcher cette mort inacceptable » s’alarmait dans un récent communiqué l’institution.
Si le soulagement est provisoirement de mise, depuis la publication, aujourd’hui, d’un communiqué de son ministère de tutelle qui s’engage à verser sa dotation pour la période 2014/2015, Isabelle Alfandary, directrice de programmes au Collège et professeur de littérature américaine, fait remarquer que « les dotations ont diminué en moyenne de 15% depuis 2012. C’est pour nous une satisfaction dans la mesure où nous pouvons éviter le licenciement de nos quatre supports de postes indispensables à notre activité, mais nous devons faire à une instabilité chronique car nos subventions ne sont pas pérennes, ce qui nous expose chaque année à l’abandon ». Signe, selon l’universitaire, que « les sciences humaines n’ont pas le vent en poupe ». « Le climat général est même assez déplorable » lâche-t-elle, pour illustrer les difficultés matérielles récurrentes dans l’exercice de ces enseignements.
La mobilisation a donc payé. Elle su se rendre efficace sur les réseaux sociaux et la diffusion d’une pétition en ligne, « Sauvons l’espace civique du Collège international de philosophie, pour le droit à la philosophie pour tous », qui a recueilli pas moins de 10 000 signatures dans des délais très brefs.
Dans ce plaidoyer, le Collège rappelle à juste titre qu’il développe « avec des moyens dérisoires, la philosophie et les sciences humaines. Sans autre condition que l’exigence de penser, il favorise des échanges entre des philosophes, des écrivains, des scientifiques, des artistes, et avec la société civile. Il participe à la construction d’un espace public où la pensée critique s’exerce et se renouvelle en toute liberté, surmontant les frontières nationales, linguistiques et disciplinaires ».
Sur l’année 2013, le Collège a ainsi dispensé 720 heures de séminaires gratuits et publics, alternant colloques, journées d’études et débats sur des ouvrages de statuts divers en présence des auteurs. Il anime aussi la prestigieuse revue Rue Descartes. Une des particularités de cette institution réside en effet dans sa capacité à promouvoir « un espace intermédiaire d’utilité public, ouvert à tous et qui refuse de ne s’adresser qu’aux professeurs et aux étudiants ».
Vivier d’idées, lieu d’expression de la contradiction, de la complexité des débats contemporains et de la confrontation saine des disciplines, le Collège s’attache à saisir la pensée « sur le vif ». Pour y parvenir, elle associe à la rigueur scientifique un souci permanent de démocratisation de ses réflexions, sans tomber pour autant dans les écueils de la vulgarisation. De tout temps, on y forge de nouveaux concepts. Parmi les objets d’étude phares du Collège, on croise des travaux sur « Les nouvelles frontières de l’humain », « Epistémologie du numérique », « Genre égalités, altérités », « Compliquer l’universel dans une planète mondialisée- langues et traductions », « La place de l’Europe dans un monde postcolonialisé » ou encore « Philosophie, violence et politique ». Parmi les quelques trois cents directeurs de programmes qui ont fréquenté ses murs, on compte Alain Badiou, Jean-Luc Nancy, Michel Deguy, Régis Debray, Elisabeth de Fontenay, Jacques Rancière, Félix Guattari, Bernard Stiegler, Isabelle Stengers, Antonia Soulez… Démarche inédite, nombre de professeurs de terminales et de classes préparatoires sont également invité à y faire fructifier leurs recherches.
Si le Collège, lieu rare des intersections disciplinaires, présente une organisation légère, il est étonnamment actif et influent proportionnellement aux moyens dont il dispose. Ainsi, Jacques Dubucs, chef du secteur scientifique Sciences Humaines et Sociales de la Direction générale de la recherche et de l’innovation, missionné en 2012 pour évaluer le Collège, indique dans les conclusions de son rapport que « le sentiment dominant des experts, à l’issue de cette évaluation, est que l’existence du CIPh doit être impérativement pérennisée », soulignant sa « notoriété internationale ».
Sur le terrain pratique comme théorique, le Collège a donc atteint son but. Lequel, selon les mots d’un de ses illustres fondateurs Jacques Derrida, devait être de « contribuer à analyser et à transformer : il faut encore plus de philosophie, dans des espaces moins hiérarchisés, plus exposés aux provocations les plus irruptives des sciences, des techniques, des arts ». Dans un entretien accordé à Libération le 11 août 1983, le philosophe s’épanchait un peu plus encore : « Nous souhaitons que les rapports du Collège avec les autres institutions soient de complémentarité et de provocation (échanges intenses, circulation, coopération). Mais le Collège restera une institution paradoxale et singulière : absence de chaire, présence d’étrangers dans les instances de réflexion et de décision aussi bien que dans les groupes de travail ; sélection rigoureuse des projets de recherche dans un lieu qui pourtant ne deviendrait pas un centre d’études avancées aristocratique et fermé ». Pari réussi.