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Texte et contexte - Denis Sieffert, Politis, 13 mai 2015.
samedi 23 mai 2015, par
On peut craindre que l’autonomie des collèges ne fasse du principal un manager de PME obsédé par les économies.
(...) , le mieux est peut-être de laisser les profs travailler, et de leur en donner les moyens. Mais, apparemment, ce n’est pas au programme.
A lire sur le site de Politis
Imaginons un instant que Najat Vallaud-Belkacem nous présente sa réforme des collèges dans un climat d’optimisme social, au nom d’un gouvernement débordant d’ambitions éducatives et culturelles, au discours franc et stimulant. Qu’aurions-nous dit ? Que cette idée d’enseignements pratiques interdisciplinaires est excellente ; et que les décloisonnements sont une heureuse initiative. Nous aurions applaudi un projet qui tient compte de l’évolution du monde. Nous aurions allègrement jeté par-dessus bord un « roman national » vieilli et réactionnaire, pour en lire bientôt un autre, fidèle à notre temps. Nous nous serions félicité que l’enseignement cesse enfin de dissimuler les parts d’ombre de notre histoire, le colonialisme et l’esclavage. On se serait contenté de juger sévèrement les attaques d’une droite qui préfère entretenir les mythes plutôt que de rechercher des vérités, parfois complexes et contradictoires. Nous aurions sans doute loué des programmes qui intègrent enfin les mutations culturelles et démographiques de notre société !
Il y a belle lurette qu’on ne peut plus faire chanter aux gamins du « 9-3 », filles ou fils d’immigrés, la chanson de Boris Vian « Nos “ancêtwes”, les Gaulois… » (On ne dira jamais assez d’ailleurs combien cette pochade interprétée par Henri Salvador, né en Guyane de parents guadeloupéens, était déjà subversive en 1959…) On aurait approuvé cette volonté d’enseigner l’histoire de l’islam au même titre que celles du christianisme et du judaïsme. L’histoire n’est pas une relique, elle doit parler de tous ceux qui composent notre peuple aujourd’hui. Voilà, sûrement, ce que nous aurions dit si nous n’étions pas définitivement incrédules devant les faits et gestes de ce gouvernement. Si l’on n’avait pas eu mille fois l’occasion de constater que sa politique est tendue vers un seul objectif, réduire la dette, fût-ce aux dépens de ce que notre société a de plus précieux. Et si l’on n’avait pas compris que tout, et toujours, n’est qu’habillage pour nous faire avaler la couleuvre de l’austérité. Ce qui fait que, malgré les quelques séductions que nous reconnaissons au projet de réforme, nous partageons les craintes de beaucoup d’enseignants, qui n’ont pas tous la phobie de l’islam et la nostalgie de l’empire… Et qui ont eu tôt fait de transposer tous ces discours dans leurs réalités quotidiennes. Leurs critiques touchent évidemment aux moyens, sans lesquels l’or se transforme en plomb.
Où en est par exemple la fameuse promesse de 60 000 postes supplémentaires faite par François Hollande au cours de sa campagne électorale ? Non seulement on est très loin du compte, mais on est, une fois encore, en pleine arnaque. Pour faire simple, le jeu consiste à comptabiliser comme postes créés des postes de stagiaires qui n’enseignent que quelques heures par semaine. En réalité, on est, à mi-mandat présidentiel, à moins de 4 000 postes créés, là où certaines voix officielles en annoncent dix fois plus. Alors que la réforme des programmes qui préconise décloisonnement et travail en équipe nécessiterait une véritable augmentation des moyens, on peut redouter que les fameux « enseignements pratiques interdisciplinaires » ne se transforment en un brouet indigeste où tout se mêle et que l’on finisse par sacrifier ce que Danièle Sallenave appelle les fondamentaux [1]. De même, on peut craindre que l’autonomie des collèges ne fasse du principal un manager de PME obsédé par les économies, et pressé par sa hiérarchie de tenir ses « objectifs ». Paradoxalement, dans cette affaire, la droite est la meilleure alliée de Najat Vallaud-Belkacem. Les critiques qui viennent de ce côté sont si idéologiquement conservatrices, si impatientes d’en revenir toujours au débat sur l’islam et de cultiver notre « roman national » (plutôt Bonaparte que Bugeaud !), qu’elles donnent le beau rôle à la ministre.
Mais nos craintes non plus ne s’arrêtent pas à la question des moyens. Nous ne pouvons pas oublier la bataille idéologique dans laquelle le gouvernement s’est engagé. Nous avons évoqué la semaine dernière le fameux « esprit du 11 janvier » qui relève de plus en plus de la manipulation. Dans ce climat, comment ne pas avoir quelques appréhensions quand on nous parle du retour d’un enseignement « moral et civique », ou d’une initiation précoce au « monde économique et professionnel » ? De même, cette histoire de « réserve citoyenne » qui permettrait l’intervention dans les classes d’associations venant prêcher la bonne parole. Quelles seront ces associations ? Récemment, nous avons été échaudés lorsque la Licra a été promue au rang d’auxiliaire d’éducation. Nous avions alors pointé le caractère incroyablement polémique du petit livre qui servait de support à ses interventions, en particulier autour du conflit israélo-palestinien. L’ouvrage a finalement été retiré. Mais quelles garanties a-t-on que la « réserve citoyenne » ne se transforme pas en propagande insidieuse ? Au fond, le mieux est peut-être de laisser les profs travailler, et de leur en donner les moyens. Mais, apparemment, ce n’est pas au programme.
[1] Voir les points de vue l’un et l’autre intéressants de Philippe Meirieu et Danièle Sallenave.