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La mobilisation se maintient, dans le calme - Dan Israel et La rédaction de Mediapart, 19 mai 2016
jeudi 19 mai 2016, par
Quand la police s’éloigne, la violence diminue ! Cherchez l’erreur !
Ce qui a envenimé les dernières manifestations, est ce la présence de "casseurs" ou une provocation policière délibérée ?
À Paris et partout en France, le nombre de manifestants n’a pas diminué par rapport à la journée de mardi dernier malgré les provocations et la violence dont avait fait usage les forces dites de l"’ordre"
À Paris et partout en France, le nombre de manifestants n’a pas diminué par rapport à la précédente journée. Surtout, un calme relatif s’est imposé au sein des cortèges. La manifestation parisienne s’est déroulée presque sans heurts.
Un cortège toujours fourni. Et, cette fois, tout à fait paisible. Ce jeudi 19 mai, septième journée d’action unitaire contre la loi sur le travail depuis la première manifestation du 9 mars, entre 13 000 (selon la police) et 100 000 (selon la CGT) manifestants ont arpenté les rues des XIIe et XIIIe arrondissements parisiens, dans le plus grand calme. Ces deux éléments sont autant d’informations que le gouvernement devra prendre en compte. Mardi, lors de la précédente manifestation, la préfecture avait décompté presque le même nombre de manifestants, 12 000, mais les syndicats n’en avaient compté « que » 55 000. Et de fait, ce jeudi, les avenues empruntées par le cortège, entre Nation et place d’Italie, étaient pleines, sans doute plus que deux jours auparavant.
Par ailleurs, aucun affrontement sérieux n’a eu lieu, ni entre policiers et manifestants, ni entre ces derniers et les services d’ordre des syndicats. Un brusque apaisement après les deux dernières journées d’action marquées par une tension très forte et un net regain de violence (lire notre reportage dans la manifestation du 17 mai, et notre analyse sur la nouvelle donne pour les services d’ordre). Et une bonne nouvelle après les tensions de la veille, où une voiture de police a été brûlée, en marge du rassemblement policier protestant contre la « haine anti-flics ».
Pour autant, cette manifestation parisienne n’a pas dérogé aux nouvelles règles qui deviennent la norme au fil des cortèges. À 14 h 30 sur le boulevard Diderot, elle a démarré au son du sifflet de commandement des CRS, dont une triple rangée en tête de défilé régulait le rythme. Et comme sur commande, dès les premiers mètres franchis, c’est le slogan « Paris debout, soulève-toi ! » qui a retenti, scandé par les milliers de personnes présentes à l’avant de la manifestation, largement devant le carré de tête officiel des syndicats. Cela fait plusieurs semaines que cette formule n’est plus réservée aux activistes voulant en découdre avec la police. Tout comme il est désormais acquis que l’avant des cortèges rassemble tous ceux qui ne se reconnaissent pas dans les classiques défilés syndicaux, sans qu’ils rejoignent pour autant les rangs des « casseurs ».
Le matin même, sur RTL, le premier ministre avait donné son avis sur le mouvement. « Nous sommes dans un État de droit. Mais je ne vois pas quel est véritablement le but aujourd’hui, a déclaré Manuel Valls. Le texte de loi a été adopté par l’Assemblée nationale et cela nécessite à chaque fois un engagement très important des forces de l’ordre. J’en appelle, mais modestement, à la responsabilité des organisateurs des manifestations. » Réponse du tac au tac de Jean-Claude Mailly, le leader de Force ouvrière, quelques minutes avant que le cortège ne démarre : « Moi, j’appelle Manuel Valls à prendre ses responsabilités. »
Il appelle le gouvernement à retirer le texte, ou à tout le moins à revenir sur ce qui reste sa mesure phare, l’inversion de la hiérarchie des normes, qui permettra aux accords négociés dans une entreprise de primer sur l’accord de sa branche, même s’ils sont moins protecteurs pour les salariés. « Le gouvernement a dû utiliser le 49-3 parce que 80 à 100 députés de gauche refusaient son texte. Moi, à la place du gouvernement, je commencerais à me poser des questions », a ironisé Mailly, qui a entamé la manifestation aux côtés de Philippe Martinez, son homologue de la CGT, et de William Martinet, le responsable de l’organisation étudiante Unef. Suivent ensuite des groupes issus des syndicats appelant au mouvement, CGT, FO, FSU et Solidaires.
Devant eux, un service d’ordre compact et, au début de la manifestation, un peu tendu, observant la foule hétéroclite des manifestants les précédant de quelques mètres sur le parcours. Cette nouvelle forme de tête de cortège, forte de plusieurs milliers de personnes, rassemble tous les types de manifestants. Quelques dizaines de jeunes, tout de noir vêtus, capuches et cols relevés, sont certes groupés à proximité de deux drapeaux CNT et d’un du Poum, le parti marxiste antistalinien qui s’est illustré durant la guerre d’Espagne.
Mais ces emblèmes côtoient aussi un drapeau du syndicat Solidaires, de nombreuses banderoles issues du monde de l’éducation, une bannière « Meufs bi gouines trans », derrière laquelle un petit groupe joyeux revendique : « Pas d’État policier, on veut du Beyoncé ! » Des Jeunes communistes marchent à deux pas de militants Lutte ouvrière ou d’un couple d’inspecteurs du travail, d’âge moyen, d’équipes de street médics bénévoles, de chercheurs de l’enseignement supérieur et de bon nombre d’étudiants et de lycéens.
« On est là pour demander le retrait de la loi, mais aussi parce qu’il y a ici une ambiance générale d’effervescence. Ça pourrait éventuellement aller plus loin », expliquent Antonin et Philomène, étudiants en informatique et en prépa littéraire. Il ne faut pas les pousser beaucoup pour qu’ils glissent rêver au mot « révolution ». Quant aux « casseurs » avec lesquels le gouvernement a longtemps pris soin de confondre les manifestants de tête de cortège, ils ne souhaitent pas les condamner trop vivement, à l’image de nombreuses personnes croisées dans le cortège. « Toute forme de combat est légitime et je comprends plutôt mieux les mecs qui balancent des pavés que le service d’ordre qui s’en prend aux manifestants, déclare Antonin. Mardi, ça a été tendu notamment parce qu’on n’a pas suivi le parcours imposé. Mais quand on fait ça, c’est pour montrer qu’on en a assez de se faire marcher dessus. Et puis, si ça castagne, on nous dit qu’on est des animaux, mais sinon, on ne parle pas de nous. »
« Il devrait être modeste, Valls, parce qu’il n’en a pas fini avec nous »
Les déclarations des manifestants croisés durant cette journée se ressemblent beaucoup. Très souvent militants syndicaux, tous sont présents depuis le début du mouvement ou presque, et continuent à demander le retrait du texte. Et tous déplorent le fait que les images de violences tournant en boucle dans les médias depuis plusieurs jours occultent le fond de leurs revendications. Même s’il faut bien reconnaître que ces images sont dans toutes les têtes, et sur toutes les lèvres. « Le but, c’est de faire peur aux gens pour les dissuader de venir manifester. Et pourtant, la mobilisation reste forte, en province notamment, dit Emmanuel, postier parisien encarté CGT. Ceux qui posent problème, c’est un groupe de cent à deux cents personnes, bien identifiées. »
« Par rapport au début du mouvement, les violences se sont amplifiées, et nos parents nous demandent de faire attention, voire de ne plus venir », concèdent un groupe de lycéens venus de l’établissement Paul-Valéry, dans le XIIe arrondissement. Pour autant, Anne, Manon, Charlotte, Fily et Christopher, qui ont fait toutes les manifs ou presque et ont bloqué leur lycée plusieurs fois, ne se sont guère posé de questions lorsqu’ils se sont donné rendez-vous une fois de plus pour défiler. « Nous voulons le retrait de la loi, c’est notre avenir qui est en jeu ! » martèlent-ils.
« Il devrait être modeste, Valls, parce qu’il n’en a pas fini avec nous. Les manifs, on les a toutes faites jusqu’à présent, et on veut continuer. Tant qu’on est là, ce n’est pas fini », complètent Alain, Daniel et Salva, membres de Sud aérien. « Le mouvement ne s’essouffle pas, espèrent-ils. Les syndicats de la SNCF ont lancé une grève, les routiers aussi… Ça prend. »
Emmanuel Lépine, lui, regarde plutôt du côté des raffineries et des dépôts de carburant, cibles de plusieurs actions près de Toulon ou au Havre, comme nous le racontons ici. Et pour cause. Il est le secrétaire fédéral de la Fédération nationale des industries chimiques CGT, qui englobe ce secteur. « Notre fédération appelle à arrêter les opérations de raffinage. Il y a des blocages, mais aussi des fermetures et des grèves dans les dépôts. Dans le Nord, en Normandie, à Brest, dans le Pays de Loire, les pénuries d’essence sont là, c’est un fait, détaille-t-il. Et en région parisienne, le dépôt de Grandpuits, en Seine-et-Marne, est en grève, cela pourrait commencer à poser problème à partir de ce vendredi. »
Face à Manuel Valls qui se dit prêt à faire lever par les forces de l’ordre les blocages des ports, des raffineries et des aéroports, le dirigeant syndical rappelle le précédent de 2010, lorsque Nicolas Sarkozy avait fait réquisitionner les salariés de certains dépôts pour les forcer à travailler : « Fin 2011, la France a été condamnée pour cela par l’Organisation internationale du travail. Est-ce qu’un gouvernement socialiste veut se positionner contre les décisions de l’OIT ? C’est son choix… »
Seuls Sylvie, Éric et Vincent, militants Sud Rail, ont reconnu qu’ils craignaient que leur effort ne serve finalement à rien. « Ça peut s’essouffler, craignent-ils. On a l’impression que personne ne parle vraiment de nos actions. On aimerait que tout le monde s’y mette, mais la plupart des gens attendent que ça prenne bien avant de nous rejoindre. À ce rythme, ça ne fonctionnera peut-être pas. »
Accrochages avec les CRS à l’arrivée place d’Italie
C’est donc une foule dans l’ensemble déterminée qui a formé le cortège parisien. D’autant que, pour la première fois depuis longtemps, il n’a pas été émaillé par l’intervention des CRS, qui ont pris l’habitude ces dernières semaines de couper les cortèges en plusieurs morceaux ou de les bloquer pendant de longues minutes. Les policiers sont restés à une distance respectueuse des manifestants, se contentant de bloquer tous les grands axes adjacents au parcours.
En l’absence d’intervention policière et devant leur grande discrétion, on n’a relevé aucun affrontement entre forces de l’ordre et manifestants, durant la quasi-totalité du parcours. Quelques vitrines de banques et d’agences immobilières ont été attaquées à coups de pavés, cachés sous les blousons et sweat-shirts d’une poignée de militants en noir, sans émouvoir grand monde. Un jeune homme accompagnant le mouvement a eu le temps de se faire houspiller par une manifestante d’une soixantaine d’années, et de lui rétorquer que « la violence, ça fait partie du rapport de force », avant de se fondre dans la foule. Une jeune femme s’est, elle, fait longuement applaudir lorsqu’elle a réussi à grimper sur un grand panneau publicitaire 4×3, à l’ouvrir et à lacérer l’affiche qu’il contenait.
Il a fallu attendre que le début du cortège approche de la place d’Italie pour que s’étende le premier nuage de gaz lacrymogène, dispensé généreusement par les CRS postés devant le commissariat central et la mairie du XIIIe arrondissement. Aussitôt, les manifestants ont sorti masques, lunettes de plongée et foulards pour se couvrir la bouche, et entonné « Tout le monde déteste la police ! » et « La rue, elle est à qui ? Elle est à nous ! ». Ceux qui n’étaient pas équipés en ont été quittes pour cracher leurs poumons quelques minutes.
Partout en France, manifestations et blocages
Ce bref moment de tension s’est ensuite répété plusieurs fois, alors que les gros bataillons des manifestants arrivaient sur la place. Une cinquantaine d’autonomes ont commencé à défier ouvertement les CRS massés sur la place, et ces derniers ont chargé à plusieurs reprises, lançant au passage quelques grenades de désencerclement et aspergeant les lieux de lacrymos. Au même moment, le service d’ordre de la CGT bloquait l’arrivée de la fin du cortège sur la place. Il n’en a pas fallu plus pour que les sifflets et les engueulades entre membres du « SO » et les manifestants, parfois issus de la CGT, reprennent, comme lors des deux manifestations précédentes. À Paris, un seul défilé apaisé ne suffira sans doute pas pour calmer les tensions nées ces dernières semaines.
Ailleurs en France, le mouvement s’est lui aussi poursuivi, sans grands heurts à signaler. Et ce jeudi, c’est l’ouest de la France qui s’est trouvé à la pointe de la contestation du projet de la loi sur le travail.
À Nantes, la manifestation avait été interdite par le préfet de Loire-Atlantique qui craignait de nouveaux débordements. Ce qui n’a pas empêché la réunion de près de 1 000 personnes encadrées par 600 policiers, selon FranceTV. La situation s’est tendue en fin de journée et la police nationale a annoncé sur son compte Twitter avoir procédé à huit interpellations.
En raison de cette interdiction de manifester à Nantes, les syndicats CGT, FO, FSU et Solidaires s’étaient donné rendez-vous à Saint-Nazaire où se sont rassemblés près de 10 000 manifestants, selon les syndicats, 6 000 selon la police.
À Rennes, vers 6 heures, une dizaine de valideurs de tickets de transports a été détériorée dans quatre stations de métro à Rennes, et 19 personnes ont été interpellées. Puis un cortège, parti du centre-ville vers 11 h 30, a gagné la rocade après avoir rassemblé quelque 1 500 personnes. La manifestation a fini par se disperser sans incident majeur vers 16 h 30. Huit cents personnes ont manifesté à Lorient et autant à Brest.