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L’état d’urgence prolongé jusqu’au 26 juillet - Jérôme Hourdeaux, Mediapart, 19 mai 2016.
jeudi 19 mai 2016, par
Pour la troisième fois, le Parlement a voté la prolongation d’un état d’urgence. Le gouvernement justifie ce renouvellement par la tenue de l’Euro 2016 et du Tour de France. Le président de la commission des lois a mis en garde contre un état d’urgence détourné pour assurer le « maintien de l’ordre public ».
Un total de 3 579 perquisitions administratives menées en sept mois, pour 557 infractions constatées, 420 interpellations et, au bout du compte, 67 peines prononcées dont seulement cinq pour des actes de terrorisme. Voilà, en quelques chiffres, le bilan de l’état d’urgence que les députés ont prolongé, jeudi 19 mai, pour une nouvelle période de deux mois à compter du 26 mai.
Selon les chiffres en date du 13 mai publiés par la commission de suivi parlementaire de l’état d’urgence, au total, seules 7 % des perquisitions ont donné lieu à des poursuites judiciaires. Et au regard de la finalité de l’état d’urgence, à savoir lutter contre la menace terroriste, le bilan est encore plus maigre. Sur les 67 condamnations, seules 31 « sont susceptibles d’être des actes de terrorisme, dont la plupart pour “apologie du terrorisme” ». Les condamnations pour des actes relevant directement du terrorisme se comptent sur les doigts de la main.
Si l’on regarde l’évolution des chiffres depuis la première promulgation de l’état d’urgence, le 14 novembre 2015, l’intérêt de son renouvellement paraît encore plus faible. Dès le mois de janvier, le ministre de la justice, alors rapporteur de la commission parlementaire de suivi de l’état d’urgence, Jean-Jacques Urvoas, avait pointé « l’essoufflement » de l’état d’urgence dont l’essentiel des mesures avaient été prises « dans les premiers jours ». « Il y a une extinction progressive de l’intérêt », avait affirmé le député. « Partout, on nous dit que l’essentiel a été fait. »
Les derniers chiffres ne font que confirmer cette « extinction progressive ». Au 13 mai, ce sont près des trois quarts des perquisitions administratives qui ont été menées pendant le premier mois et seules 30 ont été menées le mois dernier. Même chose concernant les assignations à résidence. Sur les 404 prononcées depuis le 14 novembre, seules 72 l’ont été depuis le 26 février. À la mi-avril, 69 personnes étaient encore assignées à résidence.
Le mardi 17 mai, lors de l’examen du texte par la commission des lois de l’Assemblée, le ministre de l’intérieur Bernard Cazeneuve avait constaté cet effondrement de l’efficacité de l’état d’urgence, tout en justifiant son maintien par la menace terroriste toujours présente et par la tenue de l’Euro 2016 (du 10 juin au 10 juillet) et du Tour de France (du 2 au 24 juillet). « L’état d’urgence n’est pas un état de convenance politique », a-t-il déclaré. « L’état d’urgence n’a pas vocation à durer plus longtemps qu’il n’est nécessaire. Certes, aujourd’hui, nous demandons la prorogation, mais en raison de la persistance de la menace terroriste. La menace terroriste reste élevée (…). La France continue de représenter une cible prioritaire. »
Jeudi, avant le vote du texte, Bernard Cazeneuve a une nouvelle fois affirmé que « la menace terroriste demeure à un niveau élevé. La France représente, comme l’UE, une cible ». « L’organisation, cet été, de l’Euro 2016 et du Tour de France nous impose de faire preuve d’une vigilance redoublée », a poursuivi le ministre de l’intérieur. « Ces événements populaires et d’ampleur internationale constituent en effet des cibles potentielles pour les terroristes », a-t-il poursuivi.
La loi de prolongation de l’état d’urgence a été, comme les deux fois précédentes, adoptée à une large majorité des députés (40 voix pour, 20 contre et 2 abstentions). Seuls les élus du Front de gauche et quelques écologistes ont voté contre. « Nous refusons la banalisation de l’état d’exception et la mise en place d’un état d’urgence permanent », a notamment déclaré à l’Assemblée André Chassaigne, le président du groupe Front de gauche.
De la lutte contre le terrorisme au « maintien de l’ordre public »
Mais cette nouvelle prorogation n’en soulève pas moins de nombreuses inquiétudes, notamment sur l’utilisation de l’état d’urgence comme outil de répression du pouvoir. « Nous sommes en train de passer d’un état d’urgence centré sur les questions de terrorisme à un état d’urgence qui, à l’occasion l’Euro de foot 2016, à l’occasion du Tour de France, va être un état d’urgence plus centré sur les questions de maintien de l’ordre public », s’est notamment inquiété, mardi, le président de la commission des lois, Dominique Raimbourg. « C’est-à-dire que nous assistons à un élargissement important de l’objet de cet état d’urgence. Dans ces conditions, il est donc important que ces élargissements soient contrôlés », a-t-il plaidé.
Cette question d’un détournement de l’état d’urgence s’est posée dès les premières semaines de sa mise en place. À la fin du mois de novembre, le gouvernement avait interdit les manifestations prévues à Paris en marge de la tenue de la COP21 à Paris et assigné à résidence 24 militants écologistes. Au mois de décembre, le Conseil constitutionnel avait validé les assignations à résidence en soulignant que la loi du 20 novembre 2015 sur l’état d’urgence prévoyait cette mesure pour toute personne « à l’égard de laquelle il existe des raisons sérieuses de penser que son comportement constitue une menace pour la sécurité et l’ordre publics ». En résumé, même si l’état d’urgence a été prononcé en raison d’une menace terroriste, les mesures, elles, peuvent viser tout type de « menace ».
En cette période de fronde contre le projet de loi sur le travail, beaucoup craignent que l’état d’urgence ne serve à museler les mouvements sociaux. De fait, le gouvernement a commencé cette semaine à utiliser l’état d’urgence contre des manifestants. Mardi, devant la commission des lois, Bernard Cazeneuve a précisé qu’au total 48 arrêtés préfectoraux d’interdiction de manifester avaient été notifiés. Il s’agissait, pour le ministre, d’« une mesure circonstanciée, proportionnée et non pas une interdiction générale et absolue de manifester ». Selon lui, il convenait « de concilier le droit de manifester avec la protection des Français face au péril imminent que constitue la menace terroriste ». Mardi, dix des personnes visées par ces interdictions avaient demandé, en urgence, au tribunal administratif de les lever. Et, cette fois, neuf d’entre elles ont été effectivement annulées.
« Il faut arrêter de nous faire croire qu’il faut choisir entre nos libertés fondamentales et une pseudo-sécurité », estime Dominique Curis, chargé des questions de liberté à Amnesty International. « Le droit de manifester est un droit fondamental. Et l’État se doit de protéger les libertés fondamentales. Les policiers doivent servir à permettre aux citoyens de manifester, pas à les en empêcher. Il faut rappeler que la France a justifié auprès des instances européennes la mise en place de l’état d’urgence par la “menace terroriste” », poursuit Dominique Curis. « Je ne vois pas très bien le rapport avec le Tour de France et l’Euro 2016… Le gouvernement prend comme raison une menace terroriste qui dure. Mais si elle dure, par définition, ce n’est plus un état d’exception, d’urgence. Qu’est-ce qui aura changé dans deux mois ? Et dans six mois ? Comment ne pas envisager avec ce raisonnement un état d’urgence permanent ? À un moment, il faut bien se poser des questions, et notamment se demander ce qu’il manque vraiment dans le cadre juridique actuel. »
Cette nouvelle prolongation de l’état d’urgence aura également suscité une réaction plus inhabituelle de la part de La Quadrature du net, association de défense des libertés numériques très impliquée dans l’opposition aux différentes lois sécuritaires adoptées depuis 2012. Celle-ci a tout simplement décidé… de ne plus réagir, tout du moins aux multiples textes sécuritaires. « Face à un mur, il faut savoir faire autre chose que se taper la tête », explique l’association dans un communiqué. « Loi après loi, mesures antiterroristes après état d’urgence et surveillance accrue, l’espace politique institutionnel s’est pétrifié dans la seule quête de son maintien, au point qu’il semble illusoire dans les mois qui viennent de parvenir à y faire entendre la voix de l’intérêt commun, des droits humains, de la justice sociale ou tout simplement de la sagesse », estime La Quadrature. L’association a donc décidé de recentrer son activité en réagissant moins à l’actualité politique pour privilégier un travail de fond sur des projets. « L’urgence permanente de répondre aux propositions irresponsables ou irréfléchies du gouvernement, des partis et de leurs relais au Parlement entrave les réflexions de fond, l’élaboration des propositions et la capacité à se saisir des nouveaux enjeux sociaux du numérique », explique-t-elle.