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A Paris, la manifestation [du 23 juin]) est cadenassée par la police - Dan Israel, Rachida El Azzouzi, christophe Gueugneau et Karl Laske, Mediapart, 23 juin 2016.
samedi 25 juin 2016, par
Entre 20 000 et 60 000 personnes ont manifesté jeudi à Paris contre la loi sur le travail et pour la défense du droit de manifester, après la semaine de cafouillage gouvernemental qui a failli aboutir à une interdiction. L’impressionnant dispositif de sécurité déployé a abouti à une manifestation morne et sans vie.
Ce n’est pas un mais deux, voire trois barrages qu’il fallait passer, jeudi 23 juin, pour parvenir place de la Bastille et espérer pouvoir manifester. Vers 13 heures, une heure avant le départ officiel du cortège, du côté de la rue du Faubourg-Saint-Antoine, une file de véhicules de police est déjà garée le long du trottoir sur plus de 500 mètres. Un premier barrage filtrant se tient au niveau de la station Ledru-Rollin. Les sacs sont systématiquement fouillés, les casques, lunettes, masques chirurgicaux (pour éviter de respirer les gaz lacrymogènes) sont interdits.
Ailleurs dans Paris, en arrivant par un autre côté, deux journalistes, Alexis Kraland et Gaspard Glanz, sont, eux, tout bonnement arrêtés, sur le motif d’attroupement en vue de commettre un délit. Ils ne sortiront que vers 17 heures, après avoir passé plus de quatre heures au commissariat de l’Évangile, dans le XVIIIe arrondissement, en compagnie d’une cinquantaine d’autres personnes arrêtées préventivement.
Un cycliste tente vainement d’expliquer à un CRS qu’il habite 20 mètres après le barrage, et qu’il veut juste rentrer chez lui. Le ton monte. Le cycliste est obligé de renoncer. Une jeune fille avec des béquilles se voit refouler. Un membre des street medic, ces manifestants qui viennent aux défilés avec une trousse de premier secours, est obligé de faire demi-tour, son masque en papier chirurgical est interdit.
« Ah c’est comme en boîte de nuit, contrôle au faciès et à la tenue. Mais j’ai mis des baskets aujourd’hui ? Vous allez me laisser passer ? » Un couple d’étudiants charrie gentiment un policier qui leur demande d’ouvrir leurs sacs à dos. « On se croirait sous une dictature », lance un vieux routard de la CGT, beaucoup moins souriant avec les forces de l’ordre.
Derrière ce premier rideau policier, d’autres CRS font le pied de grue, certains avec des fusils. Un second barrage se trouve 100 mètres plus loin : nouvelles fouilles. Des grilles portées par des camions sont installées sur toutes les grosses avenues. Des cars de CRS et de gendarmes sont parqués tout le long des rues. Les voies les plus larges sont barrées de rubans bicolores, le passage étant réduit à un ou deux mètres de large, devant lequel sont postés gendarmes ou policiers, qui fouillent systématiquement tous les sacs.
À un autre accès, des journalistes photographes sont obligés de longuement se justifier pour pouvoir garder leur matériel. Un policier prend la carte professionnelle de l’un et veut la photographier. Il renonce devant les protestations mais note le nom du journaliste, et part la comparer avec une liste. Laquelle ? On ne saura pas. Cent personnes avaient été interdites de manifestation à Paris, contre 130 sur tout le territoire pour celle du 14 juin. La plupart parce qu’elles avaient été interpellées lors de précédents défilés. Interpellées, mais pas forcément condamnées.
Étrange ambiance en ce début de manifestation. Dans la matinée, un journaliste de Mediapart, qui avait passé plusieurs années là-bas, expliquait que le dispositif ressemblait à ce qui se fait en Russie, où les manifestations doivent être déclarées à l’avance avec le nombre de manifestants prévus. Ceux-ci sont fouillés à l’arrivée, voire doivent passer sous des portiques détecteurs de métaux, et sont strictement encadrés par la police.
Il manquait les portiques jeudi à Paris. Mais pour le reste… Il y a bien un ou deux membres des forces de l’ordre qui tentent de prendre leur mission à la rigolade. « Les bébés sont interdits, Madame, c’est le ministère de l’intérieur qui l’a dit », lâche un CRS à une femme avec sa poussette. « Un conseil : les lunettes de soleil, ça passe, et avec du chatterton pour bien les coller sur le visage, ça marche contre les gaz lacrymos », sourit-il encore face à des jeunes qui voulaient passer avec un foulard pour se protéger au besoin. Mais souvent, l’ambiance est tendue. À l’angle de la place et du boulevard Richard-Lenoir, les esprits s’échauffent facilement. Cécile Duflot et Esther Benbassa, députée et sénatrice écolos, passent sans encombre, avec le sourire, tout comme Marie-George Buffet, députée et ex-dirigeante du PCF. Mais qu’un manifestant se fasse confisquer son drapeau, et les autres qui patientent crient immédiatement au « fascisme ». Qu’un autre se fasse embarquer sans ménagement, « parce qu’il est fiché depuis une autre manif et qu’ils ne le laissent plus passer », expliquent ses camarades, et plusieurs groupes entonnent un chant contre « l’État policier » et l’état d’urgence.
« Blouson confisqué car de couleur noire »
Un jeune, énervé, entame une grande discussion avec un couple de sexagénaires qui revendiquent avoir fait Mai-68. Il leur explique pourquoi il ne condamne pas les “casseurs”. La dame est ravie : « Ah voilà, dites bien ça à mon mari ! Je ne comprends pas, lui, il se laisse influencer par les médias, il a peur des casseurs. Il est intelligent, pourtant… » Les journalistes sont tolérés – ce n’est pas le cas partout – dans la zone de contrôle, les autres sont invités fermement à déguerpir. Quelques mètres plus loin deux gendarmes gradés s’emportent contre un couple de hipsters qui vient de les prendre en photo avec un téléphone : « On est visés monsieur, on est visés. Si vous mettez notre visage sur les réseaux sociaux, on est en danger ! »
Les drapeaux ne passent pas toujours, même lorsque leurs hampes sont en plastique, démontées et rangées dans les sacs. « N’oubliez pas de raconter ça, c’est totalement indigne », s’agace un manifestant qui s’extirpe difficilement des contrôles avec un groupe de collègues. C’est Hervé Quillet, le secrétaire général de la fédération chimie de Force ouvrière. « Il y a moins de monde que dans celle du 14 juin, c’est normal, ce n’est qu’une manif régionale, et non nationale, dit-il. Mais on ne lâchera pas avant le retrait total de la loi sur le travail. On remettra le couvert la semaine prochaine, mardi. Et s’il le faut, on recommencera à la rentrée, même si la loi a été votée entre-temps à l’Assemblée ! On ne lâchera pas. »
Place de la Bastille, au rassemblement des street medic, l’un d’eux a pu faire passer un casque. Il le sort le temps d’arranger ses affaires, mal lui en a pris : trois CRS arrivent et l’entraînent du côté de la rue de la Roquette. Contrôle d’identité, fouille en règle. Un de ses camarades, qui l’avait suivi, filme la scène. Pas de chance : un CRS ne prend pas bien le geste. Le second est à son tour soumis à une fouille. Il ressort quelques minutes plus tard… sans son blouson, confisqué car de couleur noire.
Depuis quatre mois de mobilisation contre la réforme du code du travail, jamais une manifestation n’avait été aussi étroitement encadrée et aussi courte : 1,6 kilomètre, plié en quelque 55 minutes avec un final où le serpent se mord la queue, les premiers croisant les derniers à Bastille. Vu le dispositif et comparé aux précédents défilés, elle a été « très calme », c’est-à-dire sans débordements, ni gaz lacrymogènes, ni blessés. « C’est la preuve que la police peut sécuriser une manif si elle en reçoit l’ ordre », pointe un manifestant fatigué de « la casse dans les dernières manifs qui desservait le mouvement » et content de ne pas avoir les yeux qui piquent sous les lacrymogènes. Il aimerait en revanche que les forces de l’ordre utilisent les canons à eau tant il fait chaud. C’est la blague qui a circulé dans tous les rangs. « C’est la preuve qu’on vit sous un gouvernement devenu fou », dénonce un autre manifestant qui trouve « honteux » que les syndicats aient accepté à l’arraché ce compromis avec le gouvernement après une cacophonie au sommet du pouvoir qui avait vu la manifestation interdite puis autorisée.
Étonnamment, cette mini-manif autorisée sur un parcours imposé par l’État ridiculement petit (Bastille et le tour du bassin de l’Arsenal) – « une sacrée régression démocratique tout de même », remarque un syndicaliste –, a été selon les chiffres de la préfecture de police très suivie : 19 à 20 000 manifestants à Paris (60 000 selon le syndicat FO), et entre 70 000 et 200 000 personnes dans toute la France. C’est beaucoup. La semaine dernière, la manifestation dite nationale du mardi 14 juin avait été, selon la police, suivie par 75 000 personnes (quand les syndicats annonçaient 1 300 000 manifestants). Mais pour les deux dernières manifestations dites régionales, il y avait moins de monde à Paris : 18 à 19 000 le 26 mai et 13 000 le 19 mai. À Paris toujours, les plus gros cortèges « régionaux » étaient le 9 mars, la première grande manifestation où la police avait compté un peu moins de 30 000, et le 31 mars, 26 à 28 000.
« Est-ce que si on fait dix tours, on a droit à un pompon ? », ironise Sabrina, hôtesse de l’air et membre de la section FO de tous les personnels navigants commerciaux, partout en France. Venue avec deux collègues, elle assure qu’elle continuera à manifester « tant que la loi ne sera pas abrogée ». Véronique, militante à la CFDT, oui, la CFDT, aussi, promet de revenir aussi manifester. Elle est fonctionnaire dans un ministère régalien mais elle a revêtu le gilet orange de la CFDT métallurgie, une fédération vent debout contre la loi sur le travail et la position de son secrétaire national Laurent Berger. Elle raconte les unions locales vandalisées comme celle de Limoges comme si c’était des annexes du parti socialiste, que le quotidien des militants CFDT est devenu difficile depuis quatre mois dans les entreprises, qu’ils essuient des insultes, même dans les manifs pour la minorité qui défile. « J’ai vu des gens brûler des drapeaux de la CFDT. Moi, en près de quarante ans de syndicalisme à la CFDT, je n’ai jamais brûlé un seul drapeau d’un syndicat concurrent ! »
« Ils nous ont tout fait »
Sur les marches de l’Opéra, des manifestants qui ont terminé leur « petite ronde » ont hissé une gigantesque banderole sans équivoque : « Qu’elle soit nationaliste, républicaine ou socialiste, virons la droite ». « Eh oui, il faut se rendre à l’évidence. L’ennemi de Hollande n’était pas la finance mais le code du travail. Il faut n’avoir jamais travaillé même si on est de gauche et un peu libéral pour oser une telle loi », lance Denise, une retraitée de l’enseignement qui a toujours voté socialiste – sauf en 2002, à droite pour faire barrage au Front national.
Elle dit qu’elle ne votera plus jamais socialiste, même pas pour contrer l’extrême droite qu’elle sent monter autour d’elle dans les conversations : « Ils nous ont tout fait. » En 2017, elle pense « voter blanc » : « On prend les mêmes qu’en 2012 et on recommence. C’est terrifiant. » Jacques, son mari, penche pour Jean-Luc Mélenchon même si « le personnage [l’]agace » : « Ce sera le moins pire, le moins soumis. » Le 6 mai 2012, le couple avait passé la soirée place de la Bastille pour fêter la victoire de François Hollande, le retour de la gauche… Sans imaginer que quatre ans plus tard, ils reviendraient avec une banderole : « Hollande, dehors ».
Adrien, Paul-Antoine, Coralie et Corentin ont la vingtaine, sont en fin d’études, à la recherche d’un emploi ou prof. Leurs motivations pour venir manifester tous ensemble sont diverses. « On a voulu nous interdire de manifester, c’est un bon argument pour venir », justifie Adrien, le prof, par ailleurs plus libre de ses mouvements avec les vacances de ses élèves, et ravi du beau temps. Paul-Antoine et Coralie sont quant à eux là principalement pour protester globalement contre la politique du gouvernement, et Corentin tient à manifester contre « l’utilisation abusive du 49-3 ». Il tient aussi à faire passer un message : « On peut être à la fois contre la loi travail, contre les violences policières et contre celles qui visent les policiers. Défendre les travailleurs et les policiers, cela va de pair, ils sont tous pris dans un même système. »
Cédric et Guillaume, éducateurs, sont venus avec un ami, Hugues, intérimaire. Ils disent « se méfier des syndicats ». « On ne croit pas qu’ils nous représentent, même si ce qu’ils font contre la loi travail, c’est bien pour l’instant. » D’ailleurs, Guillaume faisait partie du cortège autonome le 14 juin, devant le carré officiel des syndicats : « Je suis pacifiste, je ne suis pas un casseur, mais j’y suis plus à l’aise. Je ne me sens pas défendu par un syndicat. » Hugues explique qu’il survit grâce aux heures supplémentaires, payées 25 % de plus, et craint que ce tarif ne baisse jusqu’à 10 %, comme l’autoriserait la loi. Tous sont peu optimistes sur l’issue du combat : « À la fin, ils se coucheront. »
Même opinion pour Lisa, Anouk et Robin, étudiants parisiens qui sont loin d’avoir fait toutes les manifs, mais tenaient à être là aujourd’hui, après la quasi-interdiction du rassemblement. « C’est triste à dire, mais à part si quelqu’un meurt dans un cortège, le gouvernement maintiendra son texte », pronostique Anouk. Robin voit d’un assez mauvais œil le filtrage sévère à l’entrée de la place : « Ils se donnent le beau rôle en offrant finalement la liberté de manifester, mais ils décident qui vient, et comment on doit se comporter… » La casse sur les banques et les abribus JC Decaux, systématique lors des précédents défilés, ne le choquent pas franchement. « Je serai toujours plus du côté d’un manifestant, quoi qu’il fasse, que d’un policier », complète Anouk.
Peu avant 18 heures, il ne reste plus que quelques centaines de personnes, nassées autour de la colonne de Juillet, au centre de la place de la Bastille, par le double voire le triple de forces de l’ordre. Quelques personnes sont arrêtées, les autres sont relâchées progressivement, par groupes de dix.
Dans les rues adjacentes, les véhicules policiers sont toujours là, avec des policiers en tenue anti-émeutes qui ont l’air de prendre leur mal en patience. Alors que leur fatigue était mise en avant pour interdire la manifestation Bastille-Nation que demandaient les syndicats, pas sûr que ces six heures à faire le planton, harnachés pour la guerre urbaine, les aient reposés.