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L’élimination des sociologues au concours du CNRS, symptôme du management autoritaire de la recherche en sciences sociales - Stéphane Beaud, Valérie Boussard, Romain Pudal, Christian Topalov, "Carnet Zilsel", 3 juillet 2017

lundi 3 juillet 2017, par Laurence

C’est avec stupeur et inquiétude que la communauté des chercheur.e.s et enseignant.e.s-chercheur.e.s – sa très large majorité à tout le moins –a découvert les déclassements de candidats pourtant retenus après audition lors de la dernière campagne de recrutement du CNRS. Les sociologues de la section 36 en ont fait les frais, tout comme d’autres candidats dans des sections administrées sous l’autorité de l’Institut des sciences humaines et sociales du CNRS. Tout le travail déployé par les jurys d’admissibilité s’est trouvé désavoué in extremis par un jury d’admission dont les critères d’évaluation apparaissent pour le moins discutables et opaques. Une pétition a aussitôt circulé et a recueilli près de 3200 signatures à ce jour et cela alimente la chronique jusque dans les colonnes du Monde. Dans l’article-billet substantiel qui suit, Stéphane Beaud (Professeur de science politique, Université de Paris-Nanterre), Valérie Boussard, Professeure de sociologie, Université de Paris-Nanterre), Romain Pudal (Chargé de recherches au CNRS), membres élus de la section 36 du Comité National du CNRS, ainsi que Christian Topalov (Directeur d’études à l’EHESS, directeur de recherches émérite au CNRS, ancien membre du Conseil scientifique de l’InSHS), proposent une analyse au scalpel de cette très dommageable affaire. Parce qu’il en va de l’autonomie scientifique et professionnelle de nos disciplines, parce qu’en outre – comme l’avancent les auteurs – ces déclassements révèlent l’arbitraire d’un « management autoritaire » et personnel de la recherche, le Carnet Zilsel ne pouvait pas ne pas contribuer à diffuser cette analyse critique qui a l’immense mérite d’exprimer de façon directe, transparente et informée une autre politique de la science : collégiale, appuyée sur des critères d’évaluation explicites et universalisables, indépendante, à distance de la fast science qui fait tant rêver les apparatchiks de la recherche.

Prenons le temps de réfléchir un moment à la grave crise qui secoue le CNRS et, plus précisément, l’Institut des sciences humaines et sociales (InSHS) du fait de l’élimination, pure et simple, par le jury d’admission des quatre sociologues qui avaient été classés, deux mois plus tôt, par le jury d’admissibilité du concours de CR2 (chargés de recherche de 2e classe), à savoir la section 36 du Comité national de la recherche scientifique (droit et sociologie), composée de treize sociologues et de cinq juristes (dont une majorité élus par leurs pairs). Précisons que ces concours de recrutement obéissent aux règles strictes des concours de la fonction publique française avec, dans ce cas, une spécificité : deux jurys distincts dont le second a prééminence sur le premier. Ainsi, le jury d’admissibilité effectue l’essentiel du travail d’évaluation en sélectionnant et classant les candidats reçus, puis un jury d’admission procède à une vérification formelle qui tend presque toujours à valider les résultats du jury d’admissibilité. Il est d’usage au CNRS, en effet, que les jurys d’admission ne modifient qu’à la marge le classement des jurys d’admissibilité, le plus souvent en faisant remonter une personne de la liste complémentaire pour des raisons de politique institutionnelle, notamment pour faire respecter la parité homme/femme dans le concours, ou pour régler un conflit d’intérêts inaperçu. A priori, dans ce qu’on peut appeler la « culture CNRS », il n’y aurait donc rien de choquant dans ces petits déclassements/reclassements qui sont de simples ajustements. De ce fait, depuis que nous alertons nos collègues CNRS, nombre d’entre eux ont tendance, dans un premier temps, à minimiser l’affaire : « Mais ça s’est toujours passé comme ça au CNRS !… Pas d’affolement », ou encore : « le jury d’admission est dans son rôle », rappelant « la légalité de cette instance », sans trop s’attarder sur sa légitimité à bouleverser le travail d’évaluation des collègues composant le jury d’admissibilité.

On ne peut leur donner raison ! Car l’ampleur du déclassement pratiqué cette année à l’encontre de la section 36 est inédite : quatre sociologues classés sont passés à la trappe sans compter que – cerise sur le gâteau – un poste si rare, si cher, de chargé de recherche (2e classe) a été perdu par cette opération du jury d’admission. Tout montre le caractère exceptionnel de l’affaire. Cette fois-ci, le jury d’admission de l’InSHS s’est, tout simplement, substitué au jury d’admissibilité du Comité national. Il s’agit là, sans aucun doute, d’un fait sans précédent dans l’histoire du CNRS. Soulignons enfin que si cette affaire suscite tant d’émoi chez les sociologues et dans l’ensemble du monde de la recherche en France et à l’étranger (la pétition en cours a recueilli plus de 3000 signatures), c’est qu’elle constitue une extraordinaire atteinte au principe fondamental de « l’évaluation par les pairs » [1]. C’est bien ce qui explique l’ampleur de la mobilisation collective en cours : une ligne rouge a été franchie par la direction de l’InSHS.

Outrepasser les frontières

Nous allons procéder en plusieurs temps. Tout d’abord, exposer les faits, entrer dans la mécanique de gestion du CNRS pour décrypter l’implacable logique du pouvoir qui a été à l’œuvre dans cette affaire et énoncer ses enjeux (sections 1 et 2). Dans un second temps, essayer d’expliquer les facteurs qui font que c’est la sociologie qui est ici (encore ! lassante habitude…) en première ligne (section 3). Ensuite, analyser la portée des arguments mobilisés par la direction du CNRS pour justifier sa décision (sections 4, 5 et 6). Enfin, montrer en quoi cette affaire doit être analysée comme un symptôme du nouveau management de la recherche publique en France et, notamment, de sa tendance autoritaire, incarnée de manière caricaturale par la personne même du directeur de l’InSHS (ultime section 7)

Un jury d’admission « dans la main » de la direction de l’InSHS

Ce jury d’admission est souverain… et il travaille vite. Dans le domaine qui est le sien (les sciences humaines et sociales ou SHS), il examine en une demi-journée les classements des neuf sections qui relèvent de l’Institut. La question qui importe alors est double : qui compose ce jury ? Comment travaille-t-il ?

Pour les concours de chargés de recherche, le jury d’admission est composé exclusivement de membres nommés par le ministre de la recherche, sur proposition du directeur de l’InSHS, M. Bourdelais [2], – ce point est très important, car les membres du jury d’admissibilité sont, pour les deux-tiers, élus par leurs pairs. Les membres du jury d’admission sont des chercheurs qui appartiennent à quelques-unes des disciplines des SHS, certains étant membres d’une section du Comité national (où ils peuvent avoir été nommés ou élus), d’autres non, certains, enfin, étant des universitaires. Dans le cas du concours CR de cette année, sur les 10 membres nommés du jury d’admission, trois sont des sociologues dont deux ont siégé, l’une issue de la section 40 (Pascale Trompette) et l’autre de la commission interdisciplinaire 53 (David Pontille). Le directeur de l’InSHS a, on l’imagine, bien fait son travail en nommant une majorité de personnes « sûres », c’est-à-dire dont il sait qu’elles ne vont pas s’opposer à sa politique scientifique. La preuve en est que la décision qui fait l’objet du scandale actuel a été prise, selon M. Bourdelais lui-même, à l’unanimité moins une voix. On peut donc dire, sans risque de se tromper, ni trahir de grand secret, que le jury d’admission de l’InSHS est acquis à la cause que défend M. Bourdelais. On peut supposer aussi, qu’en tant que président de jury, il a la possibilité de l’influencer ou du moins de l’orienter de mille et une manières. C’est, en quelque sorte, le B.A.BA de toute politique d’un pouvoir autoritaire : pour contrôler les décisions, on contrôle la composition des instances qui les prennent.

Ce n’est pas banal de destituer à ce point de ses prérogatives une section du Comité national de la recherche scientifique. Pour y parvenir, il faut très bien « préparer son affaire » et, pour comprendre comment cela a pu se passer, nous avons mené l’enquête. Nous avons tout d’abord consulté la liste de ses membres sur le site du CNRS [3]. Munis de cette information, nous avons contacté certains d’entre eux que nous connaissions. Or, notre collègue de la section 36, suppléante et par ailleurs en mission à l’étranger, n’a pas siégé ce jour-là. Ce qui fait qu’elle n’a pas pu dire que les classements de la section 36 avaient été obtenus à l’unanimité de ses 18 membres, ni justifier le classement du jury d’admissibilité en entrant dans le détail des dossiers des quatre sociologues déchus. Un historien membre titulaire du jury n’a pas non plus siégé : or, il se serait sans doute levé contre ce déclassement brutal et massif car il a signé, sans aucune hésitation, la pétition protestant contre cette décision du jury d’admission. Bien dommage que ces voix n’aient pu se faire entendre… Mais qui a donc siégé ce jour-là ? Mystère ! « Secret des délibérations » ! Il faut se transformer en Sherlock Homes pour le savoir.

Un jury qui travaille vite et de façon superficielle

Deuxième question. Quand nous protestons contre ce fait du prince, il nous est tout de suite opposé par les bonnes âmes qui croient aux grands principes : « Mais c’était un jury ! Vous faites un procès d’intention à ses membres, vous n’avez pas le droit », etc. Alors voyons les règles et les faits. Que s’est-il vraiment passé lors de cette funeste séance du jury d’admission ? Difficile de le dire : nous n’y étions pas, le système est opaque, entièrement protégé par le secret des délibérations et les membres de ce jury d’admission ne parlent pas. Faute de témoignages de première main, nous ne pouvons procéder que par recoupements d’informations et par la constitution d’un faisceau d’indices.

Ce que nous savons de manière assurée, c’est que le jury d’admission ne travaille pas du tout comme le jury d’admissibilité. Celui-ci a examiné pendant de nombreuses heures 212 candidatures (!) pour les trois postes de CR2 du concours 36/04, dont 85 % de sociologues et 15 % de juristes. Deux rapports ont été établis à ce stade sur chaque dossier. Puis le jury a sélectionné 58 candidats : pour chacun ont été nommés à nouveau deux rapporteurs chargés de prendre connaissance de l’ensemble du dossier, notamment la thèse, les publications du candidat, ainsi que le projet de recherche. Ces 58 candidats ont été auditionnés pendant cinq jours fin mars 2017 devant la section 36 réunie en séance plénière. Le centre de l’audition et de la discussion a été le « projet de recherche », c’est lui qui a été déterminant pour le classement. Chaque journée se concluait par une discussion provisoire. À la suite de ces longues auditions, éprouvantes pour tous (candidats et membres du jury), il a fallu une journée complète de délibérations pour parvenir au classement final. C’est une charge de travail tout à fait considérable et une forme de sacerdoce scientifique, en même temps qu’une procédure qui garantit l’objectivité du concours. Mais n’en attendons pas de miracle : lorsqu’il y a trois postes pour une quarantaine de très très bons dossiers au moins, la seule assurance que nous avons est que les candidats classés ont été choisis parmi les meilleurs, et non que tous les meilleurs aient été classés.

Le jury d’admission, en revanche, où ne siège qu’une toute petite minorité de sociologues, se réunit en une demi-journée, ne voit pas les candidats et ses membres, ou la plupart d’entre eux, n’ont pas lu les projets de recherche. D’ailleurs, on n’entend jamais ce mot dans la bouche de M. Bourdelais ou de celles et ceux qui soutiennent la décision du jury d’admission. Étrange, là encore, qu’un-e chercheur soit recruté-e in fine par un jury d’admission sans que n’aient été examinées attentivement ses perspectives de recherche.

Le jury d’admission a examiné les cas des 6 candidats classés par le jury d’admissibilité (il y avait trois postes offerts sur concours dit 36/04) : les deux sociologues classés premiers ex aequo, une juriste classée troisième, et sur la liste complémentaire en rang 4 et 5, deux sociologues et une juriste en rang 6. À la suite d’un processus que nous ne connaissons pas encore, le jury d’admission a décidé à l’unanimité (moins une abstention) de chambouler entièrement le classement proposé par le comité national : exit les 4 sociologues, place aux deux juristes et foin du 3e poste de CR2 qui sera reversé dans un pot commun…mais pour qui ?

Au fond, on ne sait pas comment a travaillé, cette année, le jury d’admission de l’INSHS. Seuls les futurs historiens nous le diront. Lors d’un entretien téléphonique avec un collègue qui a siégé dans le jury d’admission de l’InSHS dans une précédente mandature, celui-ci a bien voulu nous indiquer la manière dont ils avaient procédé. Voici un verbatim : « Chaque membre de section, présent au jury d’admission, lisait le rapport de section du jury d’admissibilité sur les candidats classés [par ce dernier]. Si l’un d’entre eux était absent, c’est M. Bourdelais qui le lisait. Il n’y avait aucun rapport écrit par un membre du jury d’admission et pas de rapporteurs nommés. À la suite de cette lecture extrêmement formelle des rapports de section sur les classés, c’est M. Bourdelais qui prenait la parole et débriefait. Il donnait son avis personnel sur chacun des candidats classés, avec ses commentaires et ses jugements, du type “candidat peu internationalisé”… C’est lui qui avait des CV en main, c’est lui seul qui avait les dossiers… Les autres membres du jury d’admission n’avaient aucune autre donnée. Les projets de recherche ne circulaient pas. Des questions étaient posées parfois sur certains candidat.e.s au représentant de chaque section, mais sans réel débat contradictoire."

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[1Sur laquelle est revenue très récemment l’Association des sociologues enseignant-e-s du supérieur (ASES) lors d’une journée dédiée.

[2Plus précisément : « Le jury d’admission quant à lui comprend le directeur d’institut, président, 5 membres nommés par le ministre chargé de la recherche, sur proposition du président du CNRS et 5 membres nommés par le ministre chargé de la recherche parmi les membres des sections du Comité national de la recherche scientifique, après consultation du conseil scientifique d’institut (ce conseil étant lui-même une instance du Comité national de la recherche scientifique) ». Voir le site : http://cnrsinfo.cnrs.fr/intranet/actus/170629-recrutement.html.

[3Liste disponible sur le site du CNRS