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Les étudiants livrés au marché de l’anxiété - Annabelle Allouche, Le Monde Diplomatique, avril 2018
mercredi 2 mai 2018, par
La réforme du baccalauréat et l’instauration de critères de sélection à l’entrée des universités bouleversent l’articulation entre enseignements secondaire et supérieur. Dès la classe de seconde, les élèves sont désormais sommés de se projeter dans l’avenir, au risque de prendre la mauvaise voie.
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Quand le ministre de l’enseignement supérieur Alain Devaquet projeta, en 1986, d’instaurer la sélection à l’entrée des universités, des centaines de milliers d’étudiants et de lycéens descendirent dans la rue, et le gouvernement recula. Avec la loi relative à l’orientation et à la réussite étudiante (dite loi ORE, ou « plan étudiants ») concoctée par l’actuel gouvernement, la sélection est devenue une réalité. Malgré la mobilisation de nombreux enseignants-chercheurs, les manifestations sont — pour l’heure — restées clairsemées, et aucune résistance ne semble s’organiser. Comment l’expliquer ?
Une partie de la réponse se trouve dans la reconfiguration des rapports de forces au sein des établissements. Côté étudiants, les syndicats classés à gauche sont en perte de vitesse. La Fédération des associations générales étudiantes (FAGE), qui soutient la réforme, ne cesse de gagner du terrain dans les instances représentatives. Côté enseignants, le souvenir de la longue et infructueuse grève de 2007 contre l’« autonomie des universités » alimente toujours un certain découragement, tandis que la dégradation des conditions de travail (amphithéâtres surchargés, recours croissant aux vacataires, tâches administratives de plus en plus lourdes…) conduit parfois au fatalisme.
Cette dégradation est largement organisée par l’État, qui se désinvestit de l’université à mesure que les effectifs augmentent : entre 2009 et 2015, on a compté 280 000 étudiants de plus, quand 7 147 postes de titulaires ont été supprimés [1]. Pour faire passer son projet, le gouvernement a joué sur le refus du tirage au sort, pis-aller hérité du mandat de M. François Hollande, qui n’avait pourtant concerné que 0,9 % des candidats à l’entrée à l’université en 2017 : la sélection au mérite n’est-elle pas plus juste que le hasard ?
La loi ORE réalise une promesse formulée par le président Emmanuel Macron : « Nous ferons en sorte que l’on arrête de faire croire à tout le monde que l’université est la solution pour tout le monde » (Le Point, 31 août 2017). Fondée sur deux volets, l’un relatif à l’instauration de critères de sélection à l’université, l’autre sur la réforme du baccalauréat et du lycée, ce texte sonne le glas des politiques de démocratisation de l’accès à l’enseignement supérieur menées depuis les années 1960 dans le but d’élargir le nombre de salariés qualifiés.
La réforme promeut une conception « tubulaire » de l’orientation, qui relie directement la classe de seconde au marché du travail dans une suite ininterrompue d’épreuves sélectives et de choix d’orientation « rationnels », selon une approche parfois appelée « bac — 3 - bac + 3 ». Avec le futur lycée à la carte, qui verra disparaître les filières scientifique, littéraire et économique, un élève souhaitant entrer à l’université devra, dès la seconde, s’assurer que les « disciplines de spécialité » et les modules choisis correspondent bien aux critères de sélection (les « attendus ») de l’établissement qu’il veut intégrer. Cela suppose non seulement d’avoir une idée claire de l’offre de formation disponible, mais aussi d’être certain de son choix d’orientation, à un âge de découverte, et non de projection dans l’avenir. Au risque de se retrouver coincé dans une mauvaise voie.
La loi fait ainsi reposer sur l’élève — et sur des choix effectués à 15 ou 16 ans — la responsabilité de sa réussite ou de son échec. Fini les errements, les tâtonnements que permettait dans une certaine mesure l’ancien système : désormais, chacun doit anticiper la place qu’il veut se donner dans la société, sous peine qu’on la lui impose. Bien sûr, de ce point de vue, la réforme n’invente pas tout. Elle renforce des logiques déjà présentes dans l’univers scolaire, en particulier ce que Pierre Bourdieu nommait dès 1964 la « culture de la précocité », c’est-à-dire la prime donnée aux trajectoires linéaires et aux « voies royales » [2].
« Société du concours » et apologie de la performance individuelle
À bien des égards, l’adhésion — ou tout au moins le consentement — au principe de tri à l’entrée de l’université renvoie à une approbation plus générale des multiples formes de classement et de sélection qui parsèment les sociétés contemporaines. Peu importe que la sélection génère des inégalités, les élèves des classes populaires étant moins bien représentés dans les filières sélectives qu’à l’université : elle est porteuse d’un idéal de société méritocratique pure, fondée sur l’idée platonicienne d’un gouvernement des meilleurs. L’élargissement des publics scolaires joue à plein dans ce processus. Les individus acceptent d’autant plus les hiérarchies scolaires qu’ils ont baigné dedans durant leur formation [3]. Ainsi, la scolarisation obligatoire et son extension à l’enseignement secondaire auraient eu pour effet d’accélérer, auprès d’un nombre de plus en plus large d’individus aspirant à un diplôme de l’enseignement supérieur, l’adhésion et la croyance à cette forme institutionnelle d’évaluation de soi et de comparaison avec autrui [4].
La familiarité avec ce type de recrutement « par les capacités » fait écho à la méconnaissance de l’université par les élites politiques, souvent passées par les grandes écoles et par des filières sélectives élitistes : des trajectoires marquées par l’expérience du concours. Seuls dix des vingt-cinq ministres de l’éducation nationale et de l’enseignement supérieur qui se sont succédé entre 1958 et 2016 étaient diplômés d’une université, et tous avaient présenté (et réussi) au moins un concours [5]. Quant aux présidents de la République, de Charles de Gaulle, formé à l’École spéciale militaire de Saint-Cyr, aux énarques Valéry Giscard d’Estaing, Jacques Chirac, François Hollande et Emmanuel Macron, en passant par l’agrégé de lettres Georges Pompidou, le diplomé de l’École libre des sciences politiques François Mitterrand et l’avocat Nicolas Sarkozy, ils partagent tous l’expérience du concours. L’absence de résistance au « plan étudiants » apparaît comme le fruit de cette « société du concours », qui a érigé l’expérience commune du classement en parangon démocratique, dans un contexte d’apologie permanente de la performance individuelle.
Pour les bacheliers et leurs familles, la réforme ne se contente pas de fermer l’accès de droit à l’université : elle organise les conditions d’un marché de l’anxiété. Les lycéens avaient jusqu’au 13 mars dernier pour formuler leurs vœux d’affectation sur la plate-forme virtuelle Parcoursup, ouverte fin janvier. La phase de préparation des candidatures a été vécue par de nombreuses familles comme une période de stress intense, à cause de l’inflation des démarches : pour le dépôt de chacun des dix vœux, il fallait proposer un curriculum vitae (CV) et une lettre de motivation adaptés, en plus du dossier scolaire rassemblant tous les bulletins. Sujet de nombreux films et romans d’apprentissage, l’angoisse précédant le passage dans l’enseignement supérieur n’a rien de nouveau. Mais, désormais, elle s’impose comme un passage obligé pour tous, quelle que soit la filière choisie. Un marché ad hoc est déjà apparu pour aider les familles à atténuer ce sentiment désagréable. Moyennant 560 euros, la société Tonavenir.net propose une « formule sérénité », qui comprend des conseils d’orientation, une aide à l’écriture de lettres de motivation, et même la gestion du dépôt des vœux sur la plate-forme...
La réforme aura également des conséquences immédiates sur les personnels (enseignants-chercheurs, vacataires…), qui se voient chargés d’une nouvelle mission : le tri des dossiers de candidature. Cela modifiera le sens même de leur métier, en les détournant des tâches qui assurent ordinairement la réussite des élèves : le suivi, l’encadrement, la préparation des cours. Le décret d’application de la loi précise que les enseignants qui s’engageront dans les commissions seront tenus de classer les dossiers, excluant de fait la possibilité de les admettre tous sans les trier.
Ces changements affecteront également les enseignants du secondaire, qui doivent émettre un avis sur chacun des dix projets d’orientation des lycéens, transformant les conseils de classe en précomités de sélection pour l’université. Par ailleurs, tout cela ne manquera pas d’entretenir les inégalités entre les établissements : pour une même note et une même orientation, un avis émanant d’un lycée prestigieux de centre-ville pourra être interprété différemment d’un autre, provenant d’un établissement plus populaire, situé en milieu rural ou à la périphérie d’une grande ville.
Pour les personnels administratifs, la sélection représente aussi une mission supplémentaire, et non des moindres. Dans tous les établissements sélectifs, des grandes écoles aux universités d’« excellence » étrangères, le tri des candidatures occupe des départements entiers, qui disposent de moyens importants pour réceptionner les dossiers, les examiner, etc. Certaines grandes écoles ont même récemment ouvert des centres d’appels pour informer les familles des raisons d’un refus. Or, à ce jour, le gouvernement ne s’est pas engagé à octroyer des moyens à la hauteur de cette nouvelle tâche.
Bientôt, les médias établiront un palmarès des meilleures filières
Lors des discussions sur la loi ORE, de nombreux étudiants désabusés ne se sentaient pas concernés, puisque déjà entrés à l’université. Mais la nécessité d’une solidarité avec les lycéens n’est pas le seul argument à leur opposer. En renforçant la concurrence entre établissements pour attirer les meilleurs élèves, Parcoursup transforme les élèves en consommateurs obligés de comparer les offres de formation. Pour les aider dans ce choix difficile, les médias ne tarderont pas à établir des palmarès des meilleures filières, comme ils le font déjà pour les écoles de commerce, les écoles d’ingénieurs ou les masters. Une batterie de critères épars (quel taux de réussite en licence ? Quel taux d’encadrement ?…) seront convertis en notes qui détermineront la valeur d’un établissement et, par extension, la valeur de ses diplômes. À n’en pas douter, d’anciens étudiants en pâtiront quand ils enverront leur CV pour trouver un travail.
Le gouvernement de M. Édouard Philippe a bouleversé l’articulation entre enseignements secondaire et supérieur en un temps record. Cette rapidité laisse augurer de nouvelles initiatives : réforme de la licence, augmentation des frais d’inscription, modification du statut des enseignants-chercheurs. De ce point de vue, le « plan étudiants » fait de l’université le laboratoire des réformes à venir dans la fonction publique.
Annabelle Allouch
Maîtresse de conférences en sociologie à l’université de Picardie-Jules Verne.
[1] « La réforme de l’accès à l’université. Faits et chiffres », Syndicat national de l’enseignement supérieur - Fédération syndicale unitaire (Snesup-FSU), Paris, février 2018.
[2] Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, Les Héritiers. Les étudiants et la culture, Éditions de Minuit, coll. « Le sens commun », Paris, 1964.
[3] Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, La Reproduction. Éléments d’une théorie du système d’enseignement, Éditions de Minuit, coll. « Le sens commun », 1970.
[4] Sur cette hypothèse, cf. La Société du concours. L’empire des classements scolaires, Seuil, coll. « La République des idées », Paris, 2017.
[5] Christophe Charle, « Élites politiques et enseignement supérieur. Sociologie historique d’un divorce et d’un échec (1968-2012) », « La France et ses élites », Pouvoirs, no 161, Seuil, 2017