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Comment la fac de Toulouse est devenue un laboratoire de la « coagulation » des colères - Emmanuel Riondé, Médiapart, 21 avril 2018
dimanche 22 avril 2018, par
Étudiants, demandeurs d’asile, individus et collectifs réunis pour penser et organiser « l’autodéfense populaire » : cette semaine, l’université Jean-Jaurès de Toulouse a vu converger les luttes de divers secteurs militants sur fond d’émeutes dans le quartier du Mirail.
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C’est est un cinglant démenti, mais il s’ignore. Le 15 avril, les occupant.e.s de l’université Jean-Jaurès de Toulouse n’étaient pas devant leur poste pour voir Emmanuel Macron nier toute « coagulation » des « mécontentements » lors de son entretien télévisé. Pourtant, l’ambiance sur le campus évoque depuis avec force cette opération chimique de « précipitation de particules en suspension dans un liquide, causée par le chauffage, l’addition d’un acide ou une réaction de condensation » (définition de coagulation selon Le Petit Robert).
Expérience locale : dans le rôle de l’acide chauffé ou ajouté, on retiendra la politique du gouvernement, offensive sur plusieurs fronts simultanément : l’université, le ferroviaire, l’immigration, les services publics. Et dans celui des « particules en suspension dans un liquide », la cohabitation, pendant une dizaine de jours sur deux sites distincts de la fac du Mirail (l’ancien nom de l’université Jean-Jaurès, généralement préféré par les étudiants), de trois entités « mécontentes » : des étudiants en lutte, des « autonomes » en quête de riposte collective et des migrants sans hébergement. Auxquels se sont ajoutés, dès dimanche soir, des affrontements entre jeunes et police dans plusieurs quartiers du grand Mirail.
Mobilisés dès le mois de décembre contre la fusion des établissements et pour l’abrogation de la loi ORE (lire notre précédent article), les étudiants toulousains bloquent la fac depuis le 6 février et en occupent deux bâtiments depuis plusieurs semaines. Celui de l’Arche, d’abord, un « portail d’entrée » rebaptisé ARRRCHE pour « Autogestion et riposte radicales et révoltées contre la hiérarchie et l’esbrouffe ». Les accès intérieurs sont en partie entravés et il faut emprunter les passerelles extérieures pour passer du deuxième au troisième étage. Où se trouvent « Josée », « Moïse », « Charlotte », « Willy » et « Loupi » (voir la Boîte noire), occupant quelques-uns des « trente couchages » disponibles à ce niveau.
Ils ont entre 21 et 25 ans, trois sont étudiants, les deux autres sont là, « en soutien ». « Nous sommes des personnes non affiliées à des partis ou des syndicats qui luttons contre la sélection à l’université et la fusion, et plus généralement contre toutes les politiques sociofuges ou sociopathes », résume Charlotte. Josée défend la nécessité de « rendre des espaces disponibles dans ce moment de lutte pour s’organiser et organiser la solidarité avec la grève des cheminots ou le soutien aux lycéens ». Sensibles au fait que « parmi les personnes les plus hargneuses contre la mobilisation, figurent les étudiants les plus précaires qui seront pourtant les premiers à souffrir de ces réformes », ils entendent « rendre la lutte accessible à tout le monde ». Moïse, qui « voyage », était à la fac de Montpellier et s’apprête à partir à Notre-Dame-des-Landes. Loupi, lui, a passé une partie de la semaine précédente dans le bocage nantais. L’une des banderoles suspendues aux rambardes des coursives promet « de NDDL à Bure, ZAD partout ».
En dessous, le deuxième étage et le rez-de-chaussée accueillent un festival d’autodéfense populaire. Un « espace de rencontres entre individus, collectifs et associations » souhaitant « créer des réseaux de solidarité et d’entraide » et « se former à l’écriture, la radio libre, la boxe autogérée, l’autodéfense juridique, administrative et numérique, le soin... ».
« S’autodéfendre » contre quoi au juste ? Pour répondre, Camille et Dominique veillent à donner des pseudonymes « non genrés ». « Il y a aujourd’hui des formes de résistance aux oppressions davantage présentes dans le débat public : l’antiracisme, le féminisme… On revient dessus, ça passe des couches, et au fil des ans et des luttes, certaines choses commencent à prendre, à s’installer. » Le festival propose des ateliers parfois en non-mixité (femmes, LGBT ou personnes racisées). Ils sont autour de cinquante, parfois plus, en AG. Et plusieurs centaines sur la semaine.
« La proposition de venir se poser à la fac nous a été faite par des étudiants en occupation, souligne Camille. Et on a trouvé que c’était pertinent, que ça faisait sens dans ce moment de lutte. De fait, la rencontre et la cohabitation se passent très bien. Alors qu’on est toujours très dispersés par la multiplicité des fronts ouverts, cela offre un espace d’échange, où l’on peut aller plus loin, en partageant le quotidien par exemple... »
Certain.e.s participant.e.s au festival ont été aux « AG interluttes » qui depuis quelques semaines se déroulent régulièrement à l’École supérieure d’audiovisuel, dans le centre de Toulouse. « On a aussi amené de la bouffe sur une AG de cheminots », note Dominique. Aux murs, un panneau donne le programme (chargé) de la semaine, une affiche explique où sera reversé l’argent récolté dans les différentes urnes à « prix libres ». Parmi les bénéficiaires, « les familles en galère des squats toulousains », « la caisse IVG hors délais du planning familial » ou la « caisse d’autodéfense juridique ».
Une autre affiche distribue le partage des tâches, parmi lesquelles « l’achat de clopes en Andorre » mais aussi « la gentillesse » et « la gestion des conflits ». Pas superflu : avec les vigiles restés dans le bâtiment pour s’assurer que le premier étage et certains espaces ne sont pas investis, les tensions sont parfois vives.
À deux cents mètres de l’Arche, le bâtiment abritant l’accueil de l’université et son grand amphi est occupé, lui, depuis le 20 mars. Ici, s’est tenu le 10 avril un meeting unitaire avec les cheminots en grève. Mais les vacances ont divisé par dix les réunions à plus de 600 personnes du mois de mars. La prochaine grosse AG de lutte est prévue à la rentrée, le 30 avril. En attendant, il faut mandater des représentants pour la coordination nationale étudiante (CNE), prévue samedi 21 à l’université Paris-VIII de Saint Denis. « Nous irons avec des idées sur la question des liens à établir avec les lycéens et sur l’accueil des migrants dans les facs occupés », résume Quentin Ventelon, étudiant en deuxième année d’histoire bilangue et syndiqué à l’Union des étudiants toulousains (UET).
Depuis le 31 mars et la fin de la trêve hivernale, le bâtiment accueille un peu plus d’une vingtaine d’hommes, demandeurs d’asile ou réfugiés statutaires sans hébergement. Lors d’une soirée de soutien organisée lundi soir à La Chapelle, squat autogéré « historique » de Toulouse, certains ont pris la parole pour parler de l’université, « cet endroit où nous nous sentons respectés ». En attendant que les autorités fournissent une solution et sachant que « le 115 ne propose pas d’hébergement » comme le résume, dépité, un demandeur d’asile afghan, une vie collective s’est organisée autour de tâches quotidiennes partagées. Pour vivre, c’est récupération de denrées et aide d’associations.
Ralliant étudiant.e.s et migrants, la « convergence des luttes » s’incarne aussi par les échanges avec les participants au festival, estampillés « syndicalistes » ou « anars-totos ».
Mais personne n’avait prévu l’irruption dès dimanche soir, dans l’environnement immédiat du campus, d’une autre colère : celle des jeunes des quartiers environnants, notamment de Bellefontaine et de la Reynerie. Bilan de ces quatre nuits « chaudes » consécutives : 26 interpellations, une soixantaine de véhicules brûlés et du mobilier urbain dégradé.
Pour la préfecture et la justice, relayées par les médias locaux, cette flambée de violence s’explique par la conjugaison de trois événements, comme autant de planètes désalignées : la mort à la prison de Seysses de Jaouad, un jeune détenu de 27 ans originaire du quartier de la Reynerie, l’arrestation houleuse d’une femme vêtue d’un niqab à Bellefontaine et la réaction supposée de trafiquants aux récentes interventions policières.
Une séquence que tout le monde, sur la fac, n’appréhende pas de la même façon. « On est très solidaires des quartiers en lutte contre les discriminations racistes, la prison et son monde, les familles touchées par la répression et leurs proches », avancent Camille et Dominique. « L’UET n’a pas encore pris de position sur ces événements », se borne à répondre Quentin Ventelon.
Un jeune de 18 ans a été condamné mercredi à six mois de prison dont trois ferme. Et une dizaine d’autres sont passés en comparution immédiate différée ce vendredi, essentiellement pour des faits de dégradation et de violences. En une après-midi d’audiences, on a vu défiler quatre militants venus de la fac, étudiants en grève ou participants au festival. Pour deux d’entre eux, le jugement a été reporté au 23 mai ; les deux autres ont été relaxés et condamnés à des amendes pour avoir refusé de se soumettre à des prélèvements biologiques.
On a aussi vu défiler les jeunes issus des quartiers, et les condamnations à six mois de prison ferme, six mois avec sursis, trois mois avec sursis et 210 heures de travaux d’intérêt général… Ceux qui ont écopé d’une peine de prison ferme ont cependant été libérés, avec la perspective de se voir proposer des aménagements de peine leur évitant l’incarcération.
Jeudi, la famille de Jaouad organisait une marche silencieuse dans le quartier des Izards. À la fin, son grand frère a appelé les jeunes des quartiers toulousains « au plus grand calme ». Dans les quelque 200 personnes qui ont suivi la marche, derrière la famille, les proches et les amis, figuraient aussi quelques militants « blancs ». Dont une bonne partie venaient du campus du Mirail.