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Sacha Ghozlan (UEJF) : « L’université n’est plus un rempart à la haine antisémite » - Faïza Zerouala, Médiapart, 31 octobre 2018
mercredi 31 octobre 2018, par
Depuis quelques mois, les actes antisémites se multiplient dans les établissements d’enseignement supérieur. Une jeune étudiante en médecine vient de déposer une plainte pour injures antisémites contre des camarades de promotion. Le président de l’Union des étudiants juifs de France est inquiet. Il alerte sur une banalisation de ces actes, et notamment de la haine en ligne.
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Des « blagues » sur la Shoah, des saluts hitlériens, des lancers de kippa. Des mois durant, Rose, une étudiante en deuxième année de médecine à l’université de Paris XIII, a subi un harcèlement antisémite de la part de huit camarades d’université.
Au départ, ils étaient amis, explique Europe 1, qui révèle l’affaire. Puis la propension du petit groupe à pratiquer un humour antisémite a fini par indigner la jeune fille, qui a déposé plainte contre les huit étudiants pour injures antisémites le 20 octobre.
Dès la révélation de l’affaire, la ministre de l’enseignement supérieur et de la recherche Frédérique Vidal a réagi. Elle considère que ces faits « sont profondément inacceptables » dans un communiqué publié le 29 octobre. « Au surlendemain de l’attaque antisémite de Pittsburgh aux États-Unis, je veux rappeler que les mots aussi peuvent tuer et que les injures et les gestes déplacés ont toujours été les prémices de violences plus grandes encore », ajoute Frédérique Vidal.
En effet, deux jours plus tôt, à Pittsburgh en Pennsylvanie, un certain Robert D. Bowers a fait irruption dans une synagogue, lors d’un office pour le shabbat. Il a mitraillé les fidèles en scandant « Mort à tous les juifs ! » selon des sources policières. L’homme a été appréhendé. Il a fait onze victimes.
Le ministère de l’enseignement s’est déjà saisi de la question. Le 23 octobre, les principaux acteurs de la lutte contre le racisme et l’antisémitisme étaient reçus par la ministre après plusieurs incidents à caractère antisémite dans différents établissements d’enseignement supérieur en 2018.
En mars, un local de l’Union des étudiants juifs de France (UEJF) avait été mis à sac sur le site de l’université de Tolbiac, à Paris. En septembre, des tags antisémites avaient été découverts sur un mur de l’université Grenoble-Alpes. Ils visaient son président, Patrick Lévy. En octobre, c’étaient des inscriptions antisémites, dans la salle d’études d’une résidence étudiante d’HEC Paris. Il y a deux semaines, plusieurs tags nazis, parmi lesquels un signe SS et une croix gammée, étaient apparus sur les murs de l’université Paris II-Assas.
Le président de l’Union des étudiants juifs de France, Sacha Ghozlan, fait part à Mediapart de son inquiétude vis-à-vis de cette « banalisation » des actes antisémites.
Mediapart : Quelle est votre réaction vis-à-vis de ces actes antisémites perpétrés dans les établissements d’enseignement supérieur et que vous inspire en particulier cette dernière affaire, la plainte pour injures antisémites déposée par une étudiante en médecine à l’université Paris XIII, le 20 octobre ?
Sacha Ghozlan : On observe une multiplication et une banalisation des actes antisémites dans les établissements d’enseignement supérieur. Le plus marquant pour nous étant le saccage du local de l’UEJF à l’université Paris I sur le site de Tolbiac pendant la mobilisation contre la loi ORE. Nous avons été choqués de voir ces tags violents sur les murs et tout ce mobilier détruit dans ce lieu où les étudiants ont l’habitude de travailler, de monter des projets. Il y a eu une intrusion dans un espace d’éducation familier, un espace de rencontre aussi.
L’enquête est en cours, nous ne savons pas ce qui s’est passé, il n’y a pas de caméras dans les universités et ce n’est pas ce qu’on réclame, ce serait délirant. L’administration a réagi, la ministre de l’enseignement supérieur Frédérique Vidal nous avait reçus à l’époque. Bien entendu, le choc suscité par cette agression ne veut pas dire qu’il faut minimiser les autres dégradations qui sont elles aussi très graves. Les insultes qui visaient par exemple le président de l’université de Grenoble Patrick Lévy sur la base de son patronyme, alors qu’il n’est même pas juif, le sont également.
Sur l’affaire de Paris XIII, nous sommes en contact avec cette étudiante pour l’accompagner depuis quinze jours. Cette histoire raconte, je le crains, cette fascination qu’il y a dans les facultés de médecine pour le nazisme. Ce n’est pas la seule université où cela nous a été remonté. Les dérives des week-ends d’intégration sont déjà connues. Il y a un entraînement morbide dans ces moments-là. Les jeunes recherchent ce qu’il existe de plus trash. Le nazisme apparaît comme la transgression ultime. Ils rient de l’antisémitisme, en font des blagues. Les étudiants visés en souffrent. Surtout quand les propos sont dits, écrits, répétés sur une longue période. Ils ne savent pas s’il s’agit d’humour noir ou d’une pensée réelle. La confusion est facile. Le climat est malsain, il y a une intériorisation de cette souffrance et une omerta chez les étudiants juifs. On espère un mouvement de libération de la parole. L’université a bien réagi.
Relève-t-on une augmentation de ces actes ? Existe-t-il des chiffres permettant de mieux cerner le phénomène ?
Les chiffres de 2018 ne sont pas encore publics. Mais ils étaient en hausse en 2017. D’après les statistiques du ministère de l’intérieur, il y avait en 2017 une baisse de 56 % des actes antisémites et une augmentation de 20 % des actes violents dirigés contre les juifs. Ces deux dernières années, avec les assassinats de Sarah Halimi et de Mireille Knoll, on peut noter que l’antisémitisme devient protéiforme. Il y a toujours de bonnes raisons pour les antisémites de l’être.
Dans le milieu étudiant, y a-t-il des inquiétudes qui remontent ? Les étudiants se sentent-ils armés pour lutter contre l’antisémitisme ?
Ces dégradations, en dehors de l’aspect transgressif de dessiner une croix gammée ou d’écrire le mot « Juden » sur un mur, créent un sentiment d’inquiétude. L’université ou les grandes écoles ne sont plus des remparts à la haine. Ils étaient des sanctuaires, des lieux d’émancipation intellectuelle.
Quelle forme cela prend-il ?
Il y a une libération de la parole antisémite chez des gens comme Alain Soral. Il a rendu hommage au négationniste Robert Faurisson. En septembre, on a réussi à faire supprimer de l’Apple store et du Google play store l’application de son site Égalité et réconciliation. L’antisémitisme agité par ces propagandistes est devenu un business. Il y a cet antisémitisme traditionnel d’extrême droite, souvent associé à de la xénophobie. Il existe un autre antisémitisme, qui instrumentalise et s’inspire du conflit israélo-palestinien. C’est comme ça qu’on a retrouvé dans notre local l’inscription « Mort à Israël, local sioniste raciste ».
« L’antisémitisme traverse toutes les couches sociales »
Ce qui ressort de cette affaire, c’est que les jeunes qui ont harcelé cette jeune fille sont éduqués. Est-ce que l’antisémitisme fait fi du statut social ?
L’antisémitisme traverse toutes les couches sociales. Le vote en faveur des extrêmes le prouve. Ce n’est plus l’apanage des classes sociales les plus modestes ou qui n’ont pas fait de grandes études. Il faut souligner qu’on découvre des tags de croix gammées à HEC ou à Assas, des lieux où l’on forme une certaine élite. Ce qui n’est pas étonnant, dans les périodes où une sensation de vide politique affleure, la violence l’emporte et prend le dessus. Quand une démocratie va mal, les minorités ethniques ou tous ceux qui sont jugés différents sont pris à partie.
Je note aussi que le discours racialiste qui infuse dans la société et les syndicats étudiants est dangereux. Il essentialise les Blancs et les non-Blancs et tend à segmenter la société. Moi, en tant qu’étudiant juif, je suis concerné par l’antisémitisme, mais ce n’est pas le problème des seuls juifs. Je veux pouvoir combattre le racisme antimusulman ou antiasiatique de la même manière. Cette vision de la société crée des divisions et facilite le rejet de l’autre. Chaque groupe se renferme sur des questions identitaires.
Les étudiants incriminés dans l’affaire de Paris XIII disent avoir voulu faire des blagues. Comment réussir à expliquer que l’humour ne peut être le paravent derrière lequel s’abriter ?
Il y a une différence entre une blague et du harcèlement. Le problème n’est pas de rire des juifs, des Arabes, des Blancs, des homos, le problème est l’intention qu’il y a derrière. Dieudonné a instrumentalisé l’humour à des fins haineuses. Quand il fait monter Robert Faurisson sur scène, il politise son action et incite à la haine raciale. Là, il quitte sa casquette d’humoriste.
Depuis 2015, nous avons eu beaucoup de débats sur Charlie et la liberté d’expression. Eh bien, elle n’est pas absolue. Quand il y a une logique haineuse derrière ce discours, ce n’est pas acceptable. Cet humour, certains le vivent mal. Quand un étudiant se fait surnommer « Crif » juste parce qu’il est juif, on peut noter qu’il n’y a aucune bienveillance. Quand on perd cette capacité d’écoute et de compréhension, quand on n’écoute pas les demandes de stopper ces prétendues blagues, on quitte le registre humoristique.
Vous mettez en avant le rôle des réseaux sociaux. Est-ce qu’ils sont l’antichambre d’un passage à l’acte, selon vous ?
La haine se répand sur Internet et les réseaux sociaux, je pense qu’il y a un lien. Même s’il est difficile à prouver. Les réseaux sociaux ont une responsabilité vis-à-vis de l’Histoire et de la société. Ils sont utiles pour communiquer et sont entrés dans notre quotidien. Le problème est qu’ils sont fondés sur le premier amendement américain, très permissif, qui n’est pas du tout adapté à notre manière d’appréhender la liberté d’expression en France.
Quand vous tapez Shoah sur YouTube, vous pouvez tomber sur des explications de spécialistes du mémorial de Yad Vashem et en même temps sur un entretien avec Robert Faurisson, sans filtre ni modération. Ce qui est problématique quand on sait que les moins de 35 ans considèrent les réseaux sociaux comme une source d’information fiable. Les victimes d’homophobie, de racisme ou d’antisémitisme vont en plus voir se surajouter à leur douleur des messages haineux en ligne. Les non-victimes, face à ces propos, ne réagissent pas et s’habituent.
Or quand on grandit comme ça, en voyant écrit « sale Arabe » ou « sale juif », on se dit que si c’est autorisé sur les réseaux sociaux, pourquoi ne le serait-ce pas dans la vraie vie ? La Shoah, le génocide arménien ou celui au Rwanda l’ont prouvé. Si on laisse un discours de haine se légitimer, il est suivi de passages à l’acte.
Quelles solutions contre cela ? Il existe des référents racisme et antisémitisme dans les universités depuis 2015, par exemple. Quelles mesures peut-on prendre pour agir concrètement ?
Il faut multiplier les campagnes de sensibilisation et rendre plus visibles – et mieux formés – ces référents. Il faut aussi qu’on réinsère au sein des universités de grands débats, en ne les hystérisant pas. Il faut que des justes, des résistants, des survivants de la Shoah témoignent. Il faut organiser des projections de films, de documentaires, de témoignages, des expositions. Il faut aussi que la semaine de l’éducation à l’antiracisme et contre l’antisémitisme ne soit pas un événement au rabais. Cela demande des budgets.
En parallèle, il faut aussi agir sur les réseaux sociaux. Intervenir lorsque des propos haineux sont tenus en ligne. Et plus largement, l’Union européenne doit mettre la pression à ces entreprises – Twitter, Facebook, YouTube – et les mettre face à leurs responsabilités vis-à-vis de cette question éthique et de la banalisation de la haine. Facebook est capable de supprimer la photo d’un téton dans la minute ou presque, mais ne pourrait pas agir sur des messages antisémites ? Nous allons aussi interpeller la ministre de l’enseignement supérieur en fin de semaine. Nous voulons être accompagnés dans notre lutte.
Revoir notre débat « Comprendre et combattre l’antisémitisme »