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Les fonctionnaires sacrifiés sur l’autel du système « universel » de retraites - Thomas Amossé et Joanie Cayouette-Remblière, Libération, 19 janvier 2020
mardi 21 janvier 2020, par
Le projet de réforme proposé par le gouvernement risque de se traduire par une pénalisation des salariés du public de niveaux intermédiaire et supérieur par rapport à ceux du privé en CDI.
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Beaucoup de critiques ont été justement formulées contre le projet de réforme des retraites, dépassant largement la seule question de l’âge pivot. D’abord, sur l’incertitude qu’engendrerait un système de points par rapport à un système où des droits réels sont accumulés, avec ses conséquences prévisibles, comme le recours croissant aux assurances privées pour y faire face. Ensuite, sur les limites d’un projet qui fixe à 14 % du PIB le montant total des pensions de retraite alors que la démographie française ainsi que le volume de richesses produites par actif sont en permanente évolution. Enfin, sur le caractère artificiel du déficit annoncé des systèmes de retraite actuels, qui a bien été mis en évidence par un collectif d’économistes.
En tant que sociologues travaillant sur les inégalités sociales, nous souhaitons intervenir dans ce débat en insistant sur le renforcement du système d’inégalités dont est porteuse la dernière version de ce projet. Ces inégalités, nous avons pu les mettre en évidence grâce à une nomenclature d’emploi élaborée dans le cadre de la rénovation des professions et catégories socioprofessionnelles (PCS) 2020 de l’Insee, qui permet, pour la première fois, de comparer les fonctionnaires aux salariés du CDI dans le privé à quatre niveaux de qualification distincts.
Certes, la communication gouvernementale laisse entendre que la réforme vise à combattre les inégalités de notre société : le système universel proposé serait équitable dans la mesure où il applique les mêmes règles à tous et à toutes. Emmanuel Macron déclarait encore, lors de ses vœux aux Français le 31 décembre, qu’il devait faire cette réforme parce qu’« il s’agit d’un projet de justice et de progrès social ». Mais, contrairement aux apparences, la même équation n’aura pas les mêmes conséquences sur toutes les carrières, et le projet de réforme tend, en réalité, à accentuer les inégalités par rapport au système actuel, en particulier, au détriment des fonctionnaires.
Le renoncement annoncé à un « âge pivot » de 64 ans ne change en rien cette détérioration annoncée de leur situation.Rappelons un fait central : en France, les conditions de rémunération et de progression salariale entre le secteur public et le secteur privé diffèrent fortement, au détriment des fonctionnaires, et ce sur l’ensemble des carrières. Le mode de calcul actuel des retraites compense, en partie seulement, cette inégalité structurelle.
Gel du point d’indice, modification des règles d’avancement, retour du jour de carence, réduction du nombre de postes aux concours, etc. : les décisions politiques des dernières années sont sévères pour l’emploi public et particulièrement pénalisantes pour les fonctionnaires. Plusieurs de ces décisions, motivées par l’objectif de contenir les dépenses publiques, contribuent à accroître les écarts avec les salariés du privé. Paradoxalement, dans le cadre de la réforme des retraites, c’est l’argument d’une plus grande égalité de traitement entre secteurs public et privé qui est cette fois convoqué pour justifier la modification du mode de calcul des pensions des fonctionnaires : celles-ci ne sont calculées que sur les six derniers mois d’activité, contre les vingt-cinq meilleures années dans le secteur privé.
Un système universel des retraites serait ainsi plus équitable. En réalité, il ne ferait que prolonger les inégalités de carrière entre fonctionnaires et salariés du privé, qui se sont fortement accentuées avec les politiques conduites depuis quinze ans.
Entre 2014 et 2017, les fonctionnaires exerçant un emploi de niveau supérieur (dont font notamment partie les plus de 900 000 enseignants, mais aussi les médecins hospitaliers ou encore les hauts fonctionnaires) ont perçu en moyenne 2 668 euros net mensuels, primes comprises avant impôt, contre 3 508 pour les salariés du privé en CDI de même niveau de qualification (cadres et ingénieurs). Sur quarante ans de carrière, cette différence de 840 euros tous les mois équivaut à… 403 200 euros ! Mais ces inégalités-là, pourtant bien connues du gouvernement après deux ans et demi de consultation des partenaires sociaux, on n’en parle pas. Ou alors on les renvoie à d’hypothétiques plans de revalorisation, souvent annoncés mais toujours repoussés, et dont les montants ne semblent pas du tout à même de compenser le décrochage salarial de ces fonctionnaires.
Au contraire, ce que le projet de réforme prévoit, c’est d’appliquer un même mode de calcul des droits à la retraite à des carrières inégales. Or les rémunérations ne sont pas seulement inégales en moyenne, elles le sont aussi en progression : les salaires des fonctionnaires de 50 à 59 ans (3 177 euros) correspondent au double de ceux de 20 à 29 ans (1 686 euros) ; rien de tel ne s’observe dans le privé, où les salaires sont nettement plus élevés en début de carrière et augmentent moins ensuite.
Si jusqu’à présent la faiblesse des rémunérations pendant une grande partie de la carrière avait des conséquences sur l’attractivité de l’emploi public, les démissions précoces et les conditions de vie des fonctionnaires, elle ne pesait au moins pas dans le calcul de leurs pensions. La prise en compte de l’ensemble de la carrière et non des six derniers mois changera la donne. Difficile pour le gouvernement de présenter comme équitable une réforme qui accroît les inégalités à l’âge de la retraite alors qu’elles sont déjà béantes en cours de vie active !
Aux autres niveaux de qualification, les écarts de salaire entre public et privé sont moins marqués. Si les fonctionnaires exerçant un emploi de niveau intermédiaire (comme les infirmières ou les agents de police) gagnent moins que leurs homologues du privé en début de carrière (1 653 euros par mois, contre 1 750 euros par mois), ils tendent à les dépasser en fin de carrière (2 299 euros contre 2 216 euros). Mais ce que gomme cette proximité, c’est l’écart des contraintes horaires que produisent les missions de service public : les fonctionnaires exerçant un emploi de niveau intermédiaire sont davantage concernés par le travail le dimanche (33 % travaillent au moins un dimanche par mois, contre 14 % de leurs homologues du privé), le soir (34 %, contre 21 %) et la nuit (20 %, contre 9 %).
On peut supposer que ces pénibilités ont été prises en compte pour justifier le maintien d’un régime spécifique pour les agents de police. Pour les autres fonctionnaires, si le projet de réforme était adopté, le nouveau mode de calcul des droits à la retraite réduirait le léger avantage qu’ils peuvent tirer de leur progression salariale, pour situer leur pension au niveau de leurs homologues du privé, qui ont pourtant moins eu à affronter ces contraintes d’emploi du temps. Equitable, dites-vous ?
En appliquant à tous et à toutes le mode de calcul des retraites le moins avantageux, le projet de réforme joue la carte d’un nivellement par le bas. Les données statistiques montrent qu’il se traduirait de plus, et surtout, par une pénalisation des fonctionnaires de niveau intermédiaire et supérieur, par rapport aux salariés en CDI du privé. Non seulement ce projet est donc loin d’être égalitaire, mais il serait en outre dangereux pour l’avenir des services publics qui, de fait, parviendraient de moins en moins à susciter des vocations. A l’heure où le nombre de candidats au concours d’enseignement ne cesse de chuter, où les hôpitaux peinent à recruter et à fidéliser leurs personnels, la perspective de cette dégradation est susceptible de porter un nouveau coup - et cette fois vraiment majeur - à la qualité des services publics.
Thomas Amossé sociologue, chercheur au Cnam , Joanie Cayouette-Remblière sociologue, chercheuse à l’Institut national des études démographiques (Ined)