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La République et l’Université : à propos d’une petite phrase - Jean-Louis Bothurel, ResPUBLICA, 28 juin 2020
jeudi 2 juillet 2020, par
Emmanuel Macron, on le sait, aime à se poser en roi-philosophe, arbitre des élégances intellectuelles au nom d’une formation dont il adore se gargariser, même si elle est entourée d’autant de mystères que les diplômes de Nicolas Sarkozy, puisque son supposé directeur de recherche, Etienne Balibar, a déclaré ne pas se souvenir de l’étudiant Macron [1], et que le conseil scientifique du Fonds Ricoeur a tenu à prendre publiquement ses distances vis-à-vis des revendications présidentielles de proximité avec le penseur protestant [2]. Après nous avoir gratifié sur France Culture d’un inepte « grand débat des idées » en direct de l’Elysée en 2019, le Président de la République a de nouveau trouvé le temps de se fendre d’un avis, supposément informé, sur le monde intellectuel français. Mais cette fois, le ton est moins onctueux qu’il y a un an : il s’agit de dénoncer le rôle de l’enseignement supérieur public, que M. Macron s’acharne il est vrai à dépecer depuis longtemps, dans la montée du fameux « séparatisme » qu’il choisit de voir derrière les manifestations contre les violences policières : « Le monde universitaire a été coupable. Il a encouragé l’ethnicisation de la question sociale en pensant que c’était un bon filon. Or, le débouché ne peut être que sécessionniste. Cela revient à casser la République en deux. » [3]
La saillie peut prêter à sourire : la République serait bien fragile si quelques études sociologiques suffisaient à la briser… Fragile, ou désarmée. À cet égard, venant du personnage dont le seul travail conceptuel un peu notable a consisté à théoriser le démantèlement du service public de l’enseignement supérieur dès 2007 dans les colonnes de la revue démo-chrétienne d’extrême-centre Esprit en tandem avec un mandarin syndicaliste CFDT [4], la notion de « filon » sonne comme l’aveu d’une certaine conception managériale de la science. D’autant que l’année suivante, M. Macron passait du cours magistral aux travaux pratiques en concevant avec Jacques Attali le système des « initiatives d’excellence » qui a bouleversé l’organisation et le financement de la recherche française [5], et qui n’est pas étranger à l’affaissement intellectuel de l’Université française. Avant de revenir sur le fond de l’affaire (la remise en cause des discours universalistes dans certains secteurs de la sociologie universitaire et l’usage politique fait de ces recherches), intéressons-nous donc à la contribution macronienne aux conditions de production des discours incriminés.
Filon, vous avez dit filon ?
Reprenons. Les effets de mode et les guerres de coteries ont toujours existé dans la recherche. Il y a toujours eu, dans toutes les disciplines, des départements, instituts ou facultés où l’on ne pouvait être recruté qu’en étant du bon bord théorique. On peut même dire qu’il s’agit là d’un mode d’organisation sociale impondérable de la culture du dissensus collégial, qui constitue le cœur de la science comme pratique collective [6]. Mais dans un système universitaire et scientifique régulé par la gratification symbolique et l’estime des pairs, à l’intérieur d’un cadre protégeant l’indépendance des travailleurs intellectuels via des statuts protecteurs, des postes pérennes et un budget stable et suffisant, il n’y a pas de « filon » que les uns et les autres devraient absolument suivre pour amasser de l’or. Cette logique de filon correspond en fait à un système où l’on ne donne qu’à ceux qui en ont déjà le plus, c’est-à-dire très exactement la logique promue par les réformes dont M. Macron était jadis le scribe obscur [7]. Dans ce domaine-là comme dans d’autres, la force qui « casse la République en deux », c’est d’abord le mouvement réformateur néolibéral.
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[1] Et il ne s’est pas arrêté là… Pour plus de détails sur cette posture macronienne, on renverra le lecteur à cet article : https://www.lexpress.fr/actualite/politique/macron-philosophe-ces-intellectuels-qui-n-y-croient-pas_1827700.html
[3] Source : https://www.lesinrocks.com/2020/06/11/actualite/societe/macron-juge-le-monde-universitaire-coupable-davoir-casse-la-republique-en-deux/
[4] Cette contribution « historique » est consultable ici : https://esprit.presse.fr/article/yves-lichtenberger-et-emmanuel-macron-et-marc-olivier-padis/introduction-la-rehabilitation-inattendue-de-l-universite-au-sein-de-l-enseignement-superieur-14251
[5] Il s’agit de la neuvième proposition listée à l’époque dans cet article sur le « Rapport Attali », dont M. Macron était rapporteur :https://www.lefigaro.fr/economie/2008/01/18/04001-20080118ARTFIG00537-les-propositions-phares-de-la-commission-attali.php
[6] Tenir ce discours impose bien sûr d’adhérer à une certaine conception de la sociologie de la science, en l’occurrence celle de Robert Merton (mais celle de Pierre Bourdieu, dans son dernier ouvrage, Science de la science et réflexivité, n’en est finalement guère éloignée).
[7] Je reprends ici à mon compte les analyses développéesnotamment par le collectif RogueESR dans sa profession de foi sur les normes de probation savante et dans son appel à la refondation de l’université.