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"La culture de la grève ou celle du résultat ?", par Xavier Roux enseignant agrégé et membre du laboratoire Professions-Institutions-Temporalités (Printemps), CNRS, université de Versailles, "Libération" du 28 novembre

jeudi 4 décembre 2008, par Laurence

En dénonçant, le 20 novembre, la « culture de la grève qui nous
empêche de débattre de la réalité qui concerne les élèves
 »
Monsieur le ministre Xavier Darcos, sous l’aspect d’un truisme,
a adopté un discours beaucoup plus radical qu’il n’y paraît.
Comment en effet ne pas réagir à l’emploi du mot « culture » qui,
incidemment, concerne un aspect central du travail des
professionnels de l’enseignement et de la recherche ? Or, Darcos
emploie le mot dans un sens bien précis, celui d’un
particularisme définitif et irrécupérable emploi qui peut être
qualifié de « culturalisme » : la prise de position d’une partie
de la population, quelle qu’elle soit, y est réduite à
l’expression d’une culture qui « les » détermine y compris malgré
« eux » et dans laquelle on les fige, parfois sous prétexte de
« respecter leur » culture.

Ce point de vue a déjà été appliqué à toutes sortes de
mouvements sociaux. Voilà qu’il s’applique maintenant, depuis
quelque temps déjà, à divers interlocuteurs du monde
professionnel. Bien évidemment, en réduisant à l’avance le
mouvement des enseignants et chercheurs à la manifestation d’une
culture, Darcos disqualifie a priori tout contenu possible de
leurs revendications. Tout ce qu’ils vont dire ou revendiquer ne
sera que l’expression de « leur culture », ce qui revient à dire
que leur discours n’est pas considéré comme une prise de
position, aussi discutable soit-elle, dans le « débat »
introuvable qu’il évoque, mais comme l’expression d’un folklore
suranné et incurable. Cela revient de fait à refuser,
aujourd’hui aux professionnels de l’enseignement et de la
recherche comme hier à ceux de la justice, non seulement l’accès
à l’espace du discours sur les affaires de la cité, mais aussi
la reconnaissance de la possibilité de la légitimité d’un
discours sur des réalités qui sont pourtant en plein cœur de
leur champ de compétence professionnelle. Ainsi le point
caractéristique est ici la constance avec laquelle ce
gouvernement joue l’Etat contre les professions et les
professionnels, que ce soit dans le domaine de la justice, de
l’éducation, de la recherche ou encore de la médecine
hospitalière et de la psychiatrie.

La présence remarquée, et au demeurant fort courageuse, de
professeurs de l’école libre dans les manifestations du 20
novembre, montre d’ailleurs clairement que le mouvement ne peut
plus être pensé, aujourd’hui, sur le mode de la défense des
« privilèges des fonctionnaires » : il est devenu, depuis quelque
temps déjà, un mouvement de professionnels de l’enseignement et
de la recherche. De ce point de vue, on doit cependant
reconnaître que les propos de Darcos sont en pleine cohérence
avec l’action de son gouvernement. Ce dernier, en réduisant
toute culture professionnelle à un particularisme nuisible,
semble ne pas avoir rencontré l’idée que la culture des
professionnels pouvait avoir un rapport avec des savoirs, avec
des valeurs, voire avec l’expérience des réalités sur lesquelles
ils travaillent - autres sens, d’ailleurs fort intéressants, du
mot culture. En outre, en réduisant la grève à l’expression d’un
particularisme culturel, Darcos semble oublier deux faits
fondamentaux : le fait qu’il s’agit, d’une part, d’un droit
historique, et d’autre part, d’un moyen collectif de transmettre
un message aux représentants du peuple dans un Etat
démocratique. A ce jour et depuis 1864, la grève est un droit,
autrement dit, non pas une bizarrerie culturelle, mais, à
quelques exceptions près, une ressource d’action universelle,
reconnue comme telle, et inscrite dans la loi. L’obtention de ce
droit est une page somme toute plutôt glorieuse de l’histoire de
tous les Français, et le président de la République, en
exprimant son admiration pour Jean Jaurès, a tout à fait bien
montré à quel point ce défenseur historique de la grève faisait
partie, universellement et bien au-delà des dissensions
partisanes, de notre patrimoine culturel à tous. Droit
historique et référence culturelle universelle, la grève est
aussi, peut-être avant tout, une tentative de transmettre un
message collectif, en l’occurrence, en pointant des réalités que
Darcos ne veut pas voir. Nous n’en citerons que trois.
La première concerne la suppression des Réseaux d’aides
spécialisées aux élèves en difficulté (Rased). Xavier Darcos
fait partie d’un gouvernement qui a fait de la lutte contre la
délinquance l’une de ses énergiques priorités. Comment, dès
lors, ne pas s’étonner de la suppression prévue d’un dispositif
qui tente de remédier dès l’enfance à des difficultés vécues et
(ou) détectées à l’école, difficultés dont le non-traitement
pourrait risquer de conduire ces enfants à la délinquance ? On
notera au passage que la mobilisation spectaculaire des
enseignants du primaire pour sauver les Rased atteste que ces
enseignants, loin d’être fermés sur une culture professionnelle
étroite, plébiscitent le recours à d’autres professionnels ayant
des compétences complémentaires des leurs.

Le deuxième point concerne les sciences économiques et sociales,
menacées de marginalisation par le projet de réforme du lycée,
et qui jouent pourtant un rôle fondamental dans l’apprentissage
du « débat sur la réalité qui concerne les élèves » - aujourd’hui,
en particulier, la réalité de la faillite du système financier
international.

La troisième réalité que nous citerons, et que Darcos, par une figure
de rhétorique éprouvée depuis plusieurs décennies dans les
entreprises, tente de voiler derrière un discours de la qualité, n’est
autre que l’importance de la « culture du résultat ». Car c’est bien en
définitive par son adhésion sans limite à celle-ci, qui dans son
exclusivité implique la fermeture à toute forme de savoir
professionnel, que le gouvernement s’en prend systématiquement, au nom
des chiffres, à tout ce qui ressemble aux professions et aux
professionnels. La dénonciation de la grève comme particularisme
culturel révèle ainsi à quel point la culture du résultat est devenue
la croyance exclusive d’une partie importante des grands serviteurs de
l’Etat aujourd’hui.