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Un collectif d’enseignants-chercheurs de LSH de l’Université de Rouen

12-22 novembre 2007

samedi 24 novembre 2007, par Carla Bruno

A travers une série de réunions tenues entre les 12 et 22 novembre, quelque 80 enseignants-chercheurs syndiqués et non syndiqués de la Faculté de Lettres et Sciences Humaines de l’Université de Rouen ont développé une réflexion collective sur la LRU à laquelle ils sont en majorité hostiles, bien qu’ils soient mécontents du système actuel dans lequel ils évoluent et de leurs conditions d’exercice. Le besoin de réforme étant évident, ils dénoncent une loi écrite à la hâte, discutée entre happy few et votée en catimini. Afin d’ouvrir une véritable négociation avec toutes les parties concernées, ils ont avancé une plate-forme alternative aux principales mesures de la LRU.
1. Les présupposés idéologiques de la loi s’inscrivent dans la politique générale du gouvernement et dans la démarche de libéralisation des services d’enseignement au niveau européen, conformément aux impératifs formulés par l’OMC. Visant le démantèlement du service public d’État, cette politique à courte vue juge les acteurs sociaux uniquement à l’aune de leur supposée utilité économique et ne s’intéresse qu’à son équilibre budgétaire. Malgré la richesse et la puissance de notre pays, cette politique oublie notre civilisation et notre identité. Le savoir gratuit dispensé aujourd’hui assure l’avenir de la société de demain : les « humanités », lettres et sciences humaines (LSH) ne sont-elles pas qualifiées de filières « sans débouché » par N. Sarkozy ? Cette orientation est reflétée par la loi LRU, fondamentalement hostile aux LSH et plus généralement aux universités généralistes qui, au nom de la conception universaliste et gratuite du savoir qui est la nôtre, remplissent en province le rôle d’un service public pluridisciplinaire de proximité.

Pour pouvoir fournir aux étudiants des diplômes offrant des débouchés, nous leur apprenons d’abord à décrypter la société et le monde qui les environne pour mieux y négocier leur place dans la vie, place qui ne se résume pas à celle de producteur et de consommateur. Nous pouvons le faire parce que nous sommes des intellectuels investis dans la recherche : grâce à l’interaction constante entre recherche et enseignement, sans laquelle les avancées de la connaissance cesseraient d’irriguer l’enseignement à tous les niveaux, puisque nous avons la charge de la formation initiale des enseignants et d’une large partie des agents de la fonction publique. La production et la reproduction de l’identité citoyenne, préalable à tout apprentissage technique, est bien une mission de service public, et ne peut être que cela.

Or les nouvelles missions que la loi entend nous assigner (orientation et insertion professionnelles), tout comme l’introduction des financements et des contrats privés dans l’Université remettent en question notre utilité et notre fonction sociale en tant qu’enseignants-chercheurs, dans des disciplines « non productives » et « non concurrentielles ». Face à la loi qui prévoit l’apparition dans l’université des contrats de droit privé, nous réaffirmons la nécessité de la sauvegarde de notre statut de fonctionnaires.
La recherche est une activité de création, qui nécessite la liberté de penser, une sécurité matérielle certaine et un temps souvent indéfini. Ces conditions sont garanties par nos statuts actuels de fonctionnaires, malgré la dégradation constante de nos conditions de travail et de rémunération depuis trente ans. La sécurité d’emploi est la condition même de notre travail, et nous y parvenons au terme d’un très long parcours et de sacrifices financiers ; le statut de fonctionnaire garantit l’indépendance de nos recherches. Nous appelons donc l’État à se montrer fidèle à la tâche qui est la sienne depuis la Révolution française : la diffusion gratuite des savoirs dans toute la société.

2. Concernant nos missions, les conséquences de la massification de l’enseignement supérieur depuis trente ans n’ont jamais été prises en compte, et l’adoption du LMD a alourdi nos missions en augmentant la quantité de tâches administratives et de suivi pédagogique (examens, stages, mémoires) qui ne relèvent pas de nos tâches statutaires, et qui ne sont plus rémunérées sous prétexte de déficit budgétaire. Or la LRU prévoit désormais statutairement un certain nombre de nouvelles missions qui pourront être imposées aux enseignants-chercheurs, au-delà de l’enseignement et de la recherche, par lesquelles elle ouvre la voie à un recul dramatique et du temps – déjà maigre - que nous pourrons consacrer à la recherche et par conséquent de sa qualité - et ce sans compensation financière pour la plupart d’entre nous. À ce sujet, il faut rappeler que les tâches administratives - qui n’ont cessé de s’accroître ces dernières années - ne font pas partie actuellement de la définition de nos métiers. La professionnalisation et la création de nouvelles tâches - tutorat, accueil des étudiants sortant des bacs pro - nécessitent d’en acquérir les moyens, tant en termes de formation que d’information, d’horaires de travail et de matériel.

La loi prévoit en outre l’introduction des contrats de droit privé pour recruter des enseignants, des chercheurs ou des enseignants-chercheurs dans l’université. Cette disposition précarise tout le personnel universitaire qui pourra, à terme, être substitué par une catégorie d’enseignants dont les tâches seront plus lourdes et qui seront moins bien payés que nous – ainsi que cela s’est produit aux Etats-Unis, où l’on commence déjà à en entrevoir les effets néfastes tant en termes d’enseignement que de recherche.

Nos conditions de vie et de travail, l’indécence des conditions matérielles dans lesquelles nous exerçons, sont déjà suffisamment décourageantes pour beaucoup d’étudiants brillants qui renoncent précocement à l’entrée dans nos carrières au profit de filières plus rémunératrices. Ce constat nous incite à exiger une revalorisation de nos métiers dans la société, et premièrement de nos salaires, primes et heures supplémentaires. A cet égard, on s’étonne que la LRU consacre la séparation entre université et classes préparatoires, accordant à ces dernières des budgets proportionnellement supérieurs, préservant des conditions d’exercice professionnel bien meilleures à leurs enseignants.
Enfin la modulation des services prévue par la loi doit être mise en débat. Dans le but de réduire la masse budgétaire, les Inspections invitent (Cahier des charges, p. 11) à limiter le recours aux heures complémentaires grâce à la « modulation des services », c’est-à-dire à une redéfinition complète de nos obligations de service entre enseignement, recherche et administration. Il ne peut en aucun cas être question de revoir à la hausse nos 192 HETD obligatoires, nos services bien supérieurs en heures d’enseignement à ceux de nos collègues statutaires européens et ne nous laissent souvent pas suffisamment de temps pour accomplir nos recherches. Toutefois une modulation en deçà des 192 HETD statutaires ouvre la possibilité de compenser les missions nouvelles, d’alléger les services des collègues en début de carrière et de compenser des tâches administratives.

3. Concernant le recrutement des étudiants, le gouvernement a opéré un recul tactique en juin pour anesthésier l’UNEF, en effaçant de son projet les expressions « sélection » et « augmentation des droits d’inscription ». Le texte voté en août prévoit toutefois une « pré-inscription » (art. 20), et N. Sarkozy préconise l’« orientation active » (lettre à la CPU). De quoi s’agira-t-il ? D’une forme de pré-sélection, visant à écarter les moins bons.… ? Plusieurs signes font redouter un accroissement spectaculaire des inégalités entre étudiants.
La suppression de la carte universitaire mettra fin au brassage social qui distingue aujourd’hui nos établissements de leurs homologues anglo-saxons. Comme l’Etat cherche à se retirer du financement des universités, celui-ci devient une préoccupation active de la loi. Dans les interprétations de la LRU qui circulent revient l’idée d’une augmentation des droits d’inscription dans certaines universités (des présidents avancent le chiffre de 3000 euros), alors même que les études en BTS et en classes préparatoires sont gratuites, ce qui ne choque pas ceux qui déplorent la « faiblesse » des droits universitaires depuis que les enfants d’ouvriers et d’employés y ont accès ! À condition d’en avoir les moyens, les bons lycéens iront dans quelques universités réputées. En jouant sur la capacité d’accueil, on risque aussi d’aboutir à une sélection sociale au sein même des universités, entre des parcours sélectifs jugés « utiles » et les filières « sans débouchés », ouvertes à tous, mais paupérisées.

Se pose donc la question du financement des études par les élèves et leurs familles. Une augmentation des bourses n’est guère d’actualité, alors que nos étudiants sont souvent obligés d’occuper des « petits boulots » dont la charge horaire explique en partie le fort taux d’échec à l’université. Comme dans les pays anglo-saxons, faudra-t-il avoir recours davantage à l’épargne des parents et à l’endettement des étudiants ?

4. Nous contestons également les modalités de la « gouvernance » de l’université prévues par la LRU.
Le pouvoir du président de l’université augmenterait considérablement : son droit de veto (« avis défavorable motivé ») relatif aux affectations du personnel enseignant est une innovation juridiquement douteuse dans la mesure où elle ne prévoit aucune instance de recours.
Le même principe de régression démocratique anime la réforme de la composition du Conseil d’administration : la réduction du nombre de ses membres (entre 20 et 30, dont 8 à 14 pour les enseignants-chercheurs) pose le problème de la représentation des différentes composantes. Le poids accru accordé aux personnalités extérieures (7 ou 8) soulève tant des problèmes techniques (quorum difficile à atteindre), que matériels (déplacements coûteux) et démocratiques, puisqu’elles seraient nommées par le président. La sous-représentation des personnels BIATOSS (2 ou 3) et des étudiants (3 à 5) sont d’autres entraves à la prise en compte d’avis émanant de personnes au cœur de l’établissement.

Pour qu’une vie démocratique s’exerce au sein de l’université, la composition du CA doit refléter toutes les composantes et toutes les catégories de personnes qui y travaillent, représentées par des membres élus selon un système de représentation (à scrutin majoritaire, proportionnel ou mixte). Nous contestons encore la précipitation brutale et anti-démocratique de l’application de la réforme du CA : le choix du nouveau CA doit être arrêté avant le 11 février 2008 par délibération statutaire du CA en exercice. Là encore, aucune consultation démocratique n’est envisagée, étouffant toute tentative pour dégager une réflexion consensuelle sur les nouvelles formes de gouvernance.

L’incertitude accompagne le fonctionnement des comités de sélection appelés à remplacer les commissions de spécialistes. Si la nomination de leurs membres par le président de l’université est prévue par la loi, aucun article ne précise si les comités fonctionneront avec de véritables spécialistes (selon la classification du CNU) ; on ignore leur nombre et la durée de mandat. L’obligation de composer les comités pour moitié avec des enseignants-chercheurs extérieurs augure des difficultés attendues pour tenir une session, sans parler – encore une fois - des coûts excessifs des déplacements occasionnés. Aucune consultation sur la composition des comités n’étant prévue, les pouvoirs renforcés du président laissent augurer l’atmosphère de cour qui prévaudra à l’avenir. Nous contestons la totale liberté du président en matière de nomination des membres de comités de sélection. Nous exigeons la mise en place de conditions d’expertise transparentes et indépendantes à tous les niveaux (commissions locales, CNU, conseil scientifique) dans un cadre national voire européen. Pour contrer les silences intentionnels de la LRU, il convient de renforcer les structures démocratiques de recrutement en insistant pour que les comités de sélection soient d’une dimension suffisante pour éviter les manipulations, pour qu’ils soient composés de spécialistes, tout en imaginant de nouvelles mesures prévenant le clientélisme ou le localisme.

5. L’Etat se désengageant largement du financement de l’enseignement supérieur, les dispositions concernant le budget sont une préoccupation majeure de la loi.
Innovation majeure, elle dote chaque université d’un budget global intégrant non seulement les crédits et les dépenses de fonctionnement et d’équipement, mais aussi la masse salariale. Les universités seront désormais responsables de l’équilibre de ce budget et assureront elles-mêmes le versement des traitements et des salaires - probablement par le biais d’une paie à façon assurée mais aussi facturée (!) par le Trésor Public. Or l’état actuel des finances des universités – conséquence du sous-financement chronique et notoire de l’enseignement supérieur français - est tel que le Cahier des charges (daté du 10 octobre 2007) destiné à piloter l’application de la loi s’inquiète de la capacité des universités à « assurer la paie des personnels » (p. 8) !!!
Le Conseil des Présidents d’Université chiffre à 11 milliards d’euros l’effort nécessaire pour mettre nos universités au niveau européen – mais le gouvernement n’a annoncé qu’une rallonge budgétaire d’un milliard, qui correspond pour l’essentiel à un déblocage de fonds gelés et à la compensation de l’inflation.… Alors même que la LRU oblige les universités à se doter d’une programmation budgétaire pluri-annuelle dans le contrat conclu avec l’État, ce dernier se garde bien de s’engager (cf. le nouvel article 712-9 du Code de l’éducation : « sous réserve des crédits inscrits en loi de finance ») ! La LRU permet donc à l’Etat de se défausser sur d’autres instances de ses responsabilités en matière de financement, en laissant à chaque université, à chaque composante le soin de gérer la pénurie, ce qui fait grandir le risque d’une guerre de chacun contre tous pour défendre ses maigres dotations.
Pour leur garantir « l’autonomie », la LRU offre – ou plutôt impose - aux universités de devenir propriétaires « des biens mobiliers et immobiliers appartenant à l’État qui leur sont affectés ou qui sont mis à leur disposition » (art. L 719-14), donc de locaux souvent vétustes et/ou insuffisants. Ces patrimoines sont de valeurs fort diverses : que l’on compare la Sorbonne avec le campus de Mont-Saint-Aignan ! Les universités devront ainsi prendre en compte dans leur comptabilité l’assurance, l’amortissement et le renouvellement de leurs biens (Cahier des charges, p. 12-13), ce qui grèvera encore plus leurs budgets.
Quelles autres ressources pourront-elles mobiliser pour éviter la faillite ? Les dotations accordées par les collectivités locales ne sont pas extensibles à l’infini, d’autant moins que l’État a déjà largement profité de la décentralisation pour se décharger sur les régions et les départements de nombreuses autres compétences coûteuses. Une source de financement proposée par la LRU consiste à réduire la masse salariale, en utilisant le principe de la « fongibilité asymétrique » des crédits, expression obscure qui signifie que les crédits affectés à la rémunération des personnels peuvent être redéployés vers les budgets de fonctionnement ou d’équipement - mais que l’inverse est interdit. En outre, les présidents d’université (assistés par leur CA) pourront gérer librement la masse salariale, en transformant par exemple des postes de BIATOSS en poste d’enseignant (ou réciproquement), ou des postes de fonctionnaires de quelque catégorie que ce soit en contractuels (CDI ou CDD). Présenté comme un moyen de recruter des « pointures » de niveau international et de freiner la fuite des cerveaux, cette disposition servira – comme dans le secondaire - à multiplier les contractuels mal payés et les statuts précaires pour compenser les trous laissés vacants par la politique de non-remplacement des fonctionnaires partant en retraite.

Quant aux primes, le Cahier des charges (p. 11) invite à ne plus distribuer les (rares) primes qui nous étaient accordées jusqu’ici qu’à « un nombre raisonnable de bénéficiaires ». Cette rémunération au mérite doit être accordée « en fonction de la manière de servir ». De quel service s’agira-t-il ? Le Cahier des charges insiste sur la nécessité pour les universitaires-administrateurs de faire en permanence du « reporting » à la « tutelle » (p. 16) sur des critères purement gestionnaires. Curieuse conception de l’« autonomie » qui prétend rendre les universités « responsables » tout en les asservissant plus étroitement que jamais aux ministères de tutelle, à leurs inspections et à leur pseudo-culture managériale !
Imposer aux personnels de travailler plus pour gagner moins ne suffira pas pour éviter la faillite de nos universités. C’est pourquoi la LRU (art. 28) amplifie les possibilités de recours aux financements privés en ouvrant la possibilité de créer des fondations universitaires. Mais qu’est-ce qui nous permettra de garantir notre indépendance intellectuelle si les donateurs tentent d’exercer un contrôle sur l’utilisation des fonds ? N’y a-t-il pas un danger de les voir réorganiser nos filières en fonction de leurs intérêts, en nous faisant passer d’une tutelle à une autre ? Quelle garantie à ce que les lettres et les sciences humaines ne seront pas oubliées ? La redistribution par le biais de l’impôt semble préférable parce que plus équitable. On peut aussi craindre que, comme en Angleterre depuis M. Thatcher, l’augmentation des financements privés ne s’accompagne d’une baisse équivalente des crédits publics. Cette solution ne peut être envisagée qu’à condition qu’elle s’accompagne de la mise en place de research councils centralisant les crédits pour financer les chercheurs dans tous les domaines de la connaissance. Le financement privé ne saurait être la panacée et il ne doit pas servir à masquer le désengagement des pouvoirs publics, qui rendrait nécessaire le recours à une dernière source de financement.

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On le voit, on ne pourra réformer sérieusement l’université qu’à condition de remettre à plat l’architecture de l’ensemble du système de d’enseignement supérieur et de recherche et son financement. L’état actuel de l’université française ne se comprend qu’au sein d’un système qui l’oppose aux classes prépas et aux grandes écoles. C’est pourquoi nous appelons le gouvernement à abroger cette loi. Faute de quoi, nous serons conduits à amplifier le mouvement actuel et à envisager de nouvelles actions, comme le boycott des futures élections universitaires afin de bloquer la mise en place des institutions prévues par la LRU ou la grève de la collation des grades.