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Discours prononcé par C. Pebarthe à l’occasion de la cérémonie de remise des diplômes de doctorat de l’université Bordeaux 3, le 14 mars 2009.

samedi 14 mars 2009, par Laurence

Monsieur le président, madame la vice-présidente, messieurs les vice-présidents, mesdames et messieurs les membres des conseils, mesdames, mademoiselles et messieurs les docteurs de l’Université, chers amis de l’université Bordeaux 3, chers collègues et chers étudiants mobilisés,
cette cérémonie, cette tradition en voie d’invention, se déroule dans une université occupée. Mais son organisation et son déroulement ne constituent en rien une exception à la règle de la mobilisation. Bien au contraire, cette remise des diplômes de docteur de l’université s’intègre dans le cadre de ce vaste mouvement qui anime depuis plusieurs semaines et même plusieurs mois les universités françaises. Expliquons cet apparent paradoxe.

En effet, la remise d’un doctorat semble récompenser le mérite individuel. Et qui nierait, surtout ici, au sein de cette docte assemblée, que la rédaction d’une thèse suppose de grandes et multiples qualités chez les doctorants ? La première d’entre elles est assurément la patience, patience dont il faut faire preuve très tôt, très jeune. Au lieu d’opter pour une formation courte, bien côté le cas échéant sur le marché du travail, source éventuelle de revenus substantiels, le futur docteur doit d’abord affronter au minimum cinq années de formation, licence puis master. Si les trois premières peuvent être considérées comme la découverte d’une discipline, qui a souvent peu à voir avec celle qu’ils avaient connue au lycée si tant est qu’elle fut enseignée, les années de master, jusqu’à aujourd’hui, offrent aux étudiants une véritable initiation à la recherche. La meilleure preuve en est la rédaction d’un mémoire, comportant parfois plusieurs centaines de pages, prélude à la préparation d’une thèse.

Et puis vient le moment de la thèse, le choix du sujet avec son directeur, le
désespoir parfois et l’excitation toujours, les heures intenses de l’écriture, de longs voyages intérieurs ou non pour compléter une note en bas de page, les échanges fructueux avec d’autres doctorants, son directeur, les lectures et les relectures, la remise du manuscrit, l’attente des pré-rapports, la soutenance, la délibération du jury toujours trop longue et puis l’annonce devant parents et amis, collègues même parfois. Qu’il en faut donc de la patience pour en arriver à cette cérémonie ! Qu’il faut aussi de la persévérance et de la rigueur ! Surtout quand, pour bon nombre d’entre vous, il a fallu financer vos années de thèse, voire même la totalité de votre formation, en travaillant à l’université ou dans des établissements scolaires, en travaillant dans des entreprises privées. Ce bref rappel ne débouche évidemment pas sur l’apologie du contrat doctoral dont la seule finalité est d’inscrire les doctorants dans la logique de la précarité, pendant leurs études et après.

Cette précarité qui s’annonce pour vos successeurs semble être le seul horizon dans ces lendemains qui chantent que nous annonce le gouvernement à chaque nouvelle étape des réformes. Qu’on ne s’y trompe pas en effet, ces réformes s’intègrent et même constituent un plan d’ensemble qui n’a du reste rien de secret : laRévision Générale des Politiques Publiques ou RGPP.

Concernant l’Université, la première étape a été marquée par le vote de la loi sur la Liberté et la Responsabilité des Universités le 10 août 2007. Comme l’affirme le premier Rapport d’étape de la Révision générale des politiques publiques de décembre 2008, la mise en œuvre de la loi LRU constitue le cadre indispensable pour "accompagner au mieux les universités vers l’autonomie et la culture de la performance", les encourager à "augmenter les activités qui génèrent des ressources complémentaires", augmenter progressivement "la part de financement sur projet pour la recherche", moduler "les services des enseignants chercheurs", mobiliser les "chercheurs non publiant", instaurer "un financement budgétaire des universités fondé sur la performance"… Bref, le projet est sans ambiguïté : transformer l’université en lui imposant les normes managériales au moment même où celles-ci font faillite dans les entreprises.

Au moment où vous recevez ce diplôme de doctorat, vous devez avoir conscience que la formation que vous avez reçue, votre parcours, votre choix même de préparer un doctorat, entrent en contradiction avec cette Révision Générale. En s’engageant à poursuivre les suppressions de postes au CNRS (254 postes de chercheurs à l’horizon 2013), en proposant le recrutement de quatre cents professeurs agrégés détachés dans l’enseignement supérieur (PRAG) pour les universités, en instaurant une réforme de la formation des maîtres dont les conséquences, entre autres, sont la disparition des masters recherche et la rupture du lien étroit qui existe entre enseignement et recherche (à travers la secondarisation des programmes des nouveaux concours), en modulant les services même avec l’accord des universitaires, les universités s’apprêtent à cesser de recruter de nouveaux maîtres de conférence. La grande majorité d’entre elles risquent de devenir des collèges universitaires tournant définitivement le dos au savoir, à la recherche, pour se lancer vers l’insertion professionnelle, l’adaptation des formations et de l’enseignement au besoin du marché du travail. Le savoir n’irriguera plus la société. Il ne restera plus que la culture, la récitation et non la création, l’assujettissement et non la critique.

Mais qu’attendre d’autres d’un homme pressé, trop pressé à faire, à s’agiter à défaut de penser. Qui d’autres aurait pu penser qu’évaluer la recherche supposait de compter des articles et des livres au lieu de les lire et de s’en nourrir, que le résultat était plus important que la démarche ? Que le succès, les prix et les brevets étaient les seuls critères permettant d’évaluer la qualité de la recherche ? Rappelons lui, et à ceux qui l’entourent, que comme l’écrit Lindsay Waters (in L’éclipse du savoir, Paris, 2008, 124 et 135), "il est parfaitement possible d’être un grand penseur et de ne rien publier", que "la profondeur de la pensée ne s’énonce pas toujours à grands cris, mais bien souvent en chuchotant". Le savoir que vous avez produit vaut par la démarche que vous avez adoptée, par le partage au moment de son élaboration et par le don que vous en faites à la communauté toute entière.
Jeunes docteurs, vous n’avez que peu à voir avec cet homme soi disant modèle qui ne pense qu’à maximiser ses profits et réduire les coûts. Vous savez avec Marcel Mauss (in Sociologie et anthropologie, Paris, 1999, 271-272) que "ce sont nos sociétés d’Occident qui ont, très récemment, fait de l’homme un ‘animal économique’", que "dans nos masses et dans nos élites, la dépense pure et irrationnelle est de pratique courante", que "l’homo œconomicus n’est pas derrière nous [mais] devant nous […] comme l’homme de la morale et du devoir ; comme l’homme de science et de la raison". Oui, comme le dit également Marcel Mauss, "l’homme a été très longtemps autre chose ; et il n’y a pas bien longtemps qu’il est une machine, compliquée d’une machine à calculer". Vos valeurs sont celles de l’Université. Au bruit et à l’efficacité, vous préférez le chuchotement des discussions raisonnées et la lenteur de la réflexion.

Quelle anecdote plus que celle rapportée par Montaigne (Les Essais, livre 3, chapitre 13 : "De l’expérience", La Pléiade, Gallimard, Paris, 2007, p. 1166) l’exprime mieux : "Ésope ce grand homme vit vit son maître qui pissait en se promenant. ‘Quoi donc’, fit-il, ‘nous faudra-t-il chier en courant ?’ Ménageons le temps, encore nous en reste-t-il beaucoup d’oisif, et mal employé. Notre esprit n’a volontiers pas assez d’autres heures, à faire ses besognes, sans se désassocier du corps en ce peu d’espace qu’il lui faut pour sa nécessité. Ils veulent se mettre hors d’eux et échapper à l’homme. C’est folie : au lieu de se transformer en Anges, ils se transforment en bêtes ; au lieu de se hausser, ils s’abattent".

Merci donc, jeunes docteurs, de ne pas avoir cédé à la précipitation et à l’efficacité du court terme. En ménageant le temps, vous avez produit du savoir. En soutenant une thèse, vous nous avez donné un bien précieux, le savoir. Ce savoir que nous recevons de vos mains, nous le recevons avec gratitude. Vous nous l’avez donné, sans en être les propriétaires. Vous le partagez avec nous, avec la communauté universitaire toute entière et avec la société. Car le savoir est le patrimoine de tous, il est l’Université. Il exprime aux yeux de chacun l’esprit du service public. Il est l’humanité.

Christophe Pébarthe, maître de conférences en histoire de l’Antiquité grecque à l’université Bordeaux 3.