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Le CNRS sous pressions politiques - Jade Lindgaard, Médiapart, 6 avril 2009

mercredi 8 avril 2009, par Laurence

Ambiance de fin d’un monde ces jours-ci au CNRS : le sociologue Michel Wieviorka dépose une plainte à la Halde pour discrimination après avoir été écarté de la direction du nouvel institut de sciences humaines et sociales – et avoir appris de la bouche d’une membre du comité de sélection que c’était en raison de son âge. La promotion de Pierre-André Taguieff et de Lucien Jaume est entachée de soupçons de copinage. Catherine Bréchignac, la présidente de l’organisme, a failli se faire séquestrer lors de l’occupation du CNRS du 26 mars dernier. Et le 31 mars, la direction des sciences humaines et sociales (SHS) a réuni ses directeurs d’unité au très peu académique club Med. « C’est un climat de crise, de décomposition terrible », soupire Michel Wieviorka.

Le mouvement de contestation qui agite depuis deux mois les universités françaises s’étend aux laboratoires de recherche. Mardi 7 avril se tient la deuxième réunion de la Coordination nationale des laboratoires en lutte, créée sur le modèle de la Coordination nationale des universités qui a déclaré l’université en grève le 2 février. La restitution par le ministère de la recherche, la semaine dernière, des 130 postes supprimés au titre de la création des chaires d’excellence ne devrait pas suffire à calmer les protestations des chercheurs qui réclament un plan pluriannuel de création d’emplois et l’arrêt du « démantèlement » des opérateurs de la recherche publique.

Mais un autre sujet d’inquiétudes affleure des protestations : le poids des pressions politiques sur les organismes publics. Accusé d’ « archaïsme » et de « rigidité » par le président de la République dans son discours du 22 janvier, le CNRS n’attire pas moins toute l’attention de son entourage. « Les liens entre la science et l’Etat ont toujours été forts en France, explique Philippe Büttgen, chercheur en philosophie, mais ça n’a jamais été aussi autoritaire. »

En sciences humaines, le poids de l’Elysée se fait sentir parfois sans même que des pressions soient expressément exercées. Ainsi l’année dernière, l’historien de l’immigration Patrick Weil est proposé par les historiens de la section « Mondes modernes et contemporains » pour recevoir la médaille d’argent du CNRS, l’une des plus hautes récompenses scientifiques hexagonales. Chaque année, chacune des 40 sections du comité national du CNRS suggère un nom, une sélection se fait. En 2008, trois places étaient à pourvoir. Le département des sciences humaines et sociales soutient Patrick Weil. Mais le directeur général de l’organisme, Arnold Migus, s’y oppose : « Ça va poser des problèmes à l’Elysée », explique-t-il à Denis Peschanski, alors directeur scientifique adjoint des sciences humaines et sociales du CNRS.

« C’est scandaleux », s’offusque ce dernier aujourd’hui, « la qualité scientifique de son dossier est même au-delà de la médaille d’argent ! ». Le spécialiste de l’immigration a été rétrogradé de la 3e à la 4e place, trop bas pour se voir honoré. L’ironie de l’histoire veut qu’au même moment, le ministère de Valérie Pécresse cherchait à le joindre, suite à un texte critique sur les réformes en cours qu’il venait de publier. En 2009, Patrick Weil est de nouveau en lice pour la médaille d’argent.

Effet de calendrier ou signal politique ?

Candidatures brimées d’un côté, promotions contestées de l’autre. Le 15 septembre 2008, le juriste Alain Laquièze est nommé directeur scientifique adjoint de l’institut des SHS – à la tête des sections « sociologie » et « Politique, pouvoir, organisation ». Spécialiste d’histoire du droit constitutionnel, il est peu connu en dehors du cercle des spécialistes. Enseignant à l’université de Poitiers puis à Paris 3, c’est un familier des cercles du pouvoir, longtemps expert auprès du ministère de l’enseignement supérieur.

Surtout, le 10 septembre 2008, il a publié dans Le Figaro l’une des rares tribunes en soutien au fichier Edvige, cette base de données nationale centralisant des informations sur les personnes ayant un mandat politique, syndical ou économique, et celles susceptibles de porter atteinte à l’ordre public. Pour le professeur en droit public à la Sorbonne, « il convient de nuancer les vives critiques (...) en aucun cas il ne s’agit d’une nouvelle affaire de fiches ! ». Simple « effet de calendrier » comme le croit un politiste ? Ou signe extérieur d’un choix politique ?

Alain Laquièze a aussi publié dans la revue de la fondation pour l’innovation politique, le think tank de l’UMP. Il a été l’élève de Jean-Pierre Machelon, juriste, membre du conseil d’administration du CNRS, et auteur d’un rapport sur le financement public des cultes pour Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’intérieur, en 2005. « Il est marqué à droite mais c’est un véritable universitaire », juge un confrère.

Alain Laquièze affronte aujourd’hui sa première fronde. Patrick Michel, président de la section « Politique, pouvoir, organisation », lui reproche dans une lettre approuvée par tous les membres de sa section d’avoir promu, au sein du CNRS, Pierre-André Taguieff et Lucien Jaume au détriment du candidat choisi par le comité national, l’africaniste Jean-François Bayart. Plus grave, il l’accuse d’avoir récompensé des proches : Jaume avec qui il a souvent publié et Taguieff qui appartient au même pôle du Cevipof que lui : « La préférence accordée sans explication à des candidats proches de la direction scientifique (...) ne peut qu’alimenter les suspicions. » Ces nominations contre l’avis du comité national ont été vécues comme un passage en force.

Exemple plus flagrant encore de pression politique : le débarquement à la rentrée 2008 de Marie-Françoise Courel de la direction scientifique des sciences humaines et sociales (SHS) du CNRS. Quelques mois avant son départ prévu pour cause de limite d’âge, cette géographe marquée à gauche avait dû précipitamment quitter ses fonctions sur ordre de Catherine Bréchignac, la présidente du CNRS. L’affaire à l’époque a fait grand bruit. Pour la première fois dans l’histoire de l’organisme, tous les directeurs scientifiques adjoints du département de SHS démissionnent en solidarité avec leur responsable limogée.

« L’Elysée m’a donné 48h pour te dégager »

Mais aujourd’hui Marie-Françoise Courel raconte pour la première fois ce qu’elle n’avait pas rendu public alors : Catherine Bréchignac lui a dit agir sur ordre de l’Elysée. « Catherine Bréchignac m’a dit : l’Elysée m’a donné 48h pour te dégager. » Pourquoi ? « Mon département s’opposait violemment à la direction. » L’équipe sortante voulait un institut de SHS fort et visible internationalement. Or « ce n’est un secret pour personne que Bernard Belloc, conseiller de Nicolas Sarkozy, veut sortir les SHS du CNRS et les cantonner aux universités », ajoute un observateur. Par l’intermédiaire de sa directrice de cabinet Monique Royer, jointe par Mediapart, Catherine Bréchignac a catégoriquement démenti avoir tenu ces propos.

Marie-Françoise Courel dit avoir été « dénoncée » auprès du cabinet de Nicolas Sarkozy comme opposante à la réforme en cours du CNRS : « L’institut des SHS a été qualifié de forteresse à décapiter, alors que le projet d’institut que je défendais avec mes directeurs adjoints était vu d’un très bon œil au ministère. » C’est pourtant Catherine Bréchignac qui l’avait nommée à la direction des SHS, avec le soutien alors de Jean-Marc Monteil, aujourd’hui conseiller de François Fillon, à l’époque directeur général de l’enseignement supérieur. « Il y a une droite anti-CNRS et assez anti-intellectualiste qui cible les SHS », ajoute Denis Peschanski, ancien directeur scientifique adjoint des SHS, démissionnaire en solidarité avec Marie-Françoise Courel, pour qui « cette culture technocratique converge aujourd’hui avec la gouvernance du CNRS. Le ministère de Valérie Pécresse n’est pas dans cette logique ».

« Il faut noter en la matière une triste spécificité des sciences humaines », se désole Philippe Büttgen. Pourtant, c’est en science de la vie que s’est déroulé un autre épisode marquant. A l’automne 2008, l’agence d’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur (Aeres) charge un comité de scientifiques de renom d’évaluer l’Inserm, lui aussi organisme de recherche public spécialisé dans la santé. C’est la première fois que l’agence procède à l’inspection d’un organisme public de recherche. Composé de prix Nobel (Peter Agre, Nobel de chimie, et Harold Varmus, Nobel de médecine) et présidé par Elias Zehrouni, alors directeur des agences nationales de la santé américaines (NIH), les évaluateurs choisis par l’Aeres sont présentés comme au-dessus de tout soupçon. Contre tous les usages, ils sont pourtant reçus à l’Elysée en septembre, alors même qu’ils sont en train de conduire leurs auditions à l’Inserm.

Président d’une commission spécialisée de l’Inserm, Rodolphe Fischmeister avait rendez-vous avec le comité Zerhouni pour être entendu. « Mais l’audition a commencé avec la moitié du comité, le reste du groupe arrivant avec un retard d’une heure ou d’une heure et demie car ils étaient retenus à l’Elysée », raconte le chercheur. Un peu plus tôt, les chercheurs de l’Inserm avaient eu la surprise de voir la garde républicaine stationner devant le bâtiment de l’organisme, patientant pour conduire à la présidence de la République les évaluateurs de l’Aeres.

« Dans les comités d’évaluation à l’étranger, on est jamais reçu par le chef d’Etat ! », s’étonne la directrice d’un centre de recherche de l’Inserm. Rodolphe Fischmeister se souvient d’une « orientation forte des questions des membres du comité Zerhouni : le rôle des commissions de l’Inserm les intéressait moins que la restructuration de la recherche française. Ils nous demandaient pourquoi les universités ne pilotaient pas la recherche ou pourquoi il y avait autant d’organismes. Ça avait l’air un peu piloté ». Le Sncs-FSU, syndicat de chercheurs, dénonce carrément « une manipulation politique ».

Pure visite de courtoisie ou « pression politique avérée » comme le dénonce Philippe Büttgen ? Elias Zehrouni n’est pas inconnu de Nicolas Sarkozy. Le chef de l’Etat lui a remis la Légion d’honneur le 10 avril 2008. Et le conseiller spécial de l’Elysée pour la recherche, le généticien Arnold Munnich, professeur à l’hôpital Necker, ne cache pas son admiration pour les NIH.

« Il y a eu abus de pouvoir »

Le rapport finalement remis par le comité Zerhouni ne se contente pas de proposer d’améliorer le fonctionnement de l’Inserm. C’est une véritable refonte du système de recherche français qu’il prône : création d’une structure de « management simplifié et unifié » de la recherche en sciences de la vie et de la santé (qui concernerait aussi le CNRS, l’Inra, le CEA), évaluation « rationalisée », titularisation plus tardive des jeunes chercheurs après au moins cinq ans de mise à l’épreuve... « Il y a eu abus de pouvoir du comité Zerhouni qui a pris des décisions sur le CNRS alors que l’organisme n’a pas été évalué par l’Aeres », dénonce Jean-Luc Mazet, secrétaire général du Sncs-Fsu.

Embaucher définitivement les chercheurs plus tard, cette idée figurait déjà dans un document interne qu’avait préparé l’Inserm en juin 2008, se souvient Alain Trautmann, membre de Sauvons la recherche. Il avait eu en main le texte préconisant « la titularisation au niveau de directeur de recherche », c’est-à-dire à un niveau de carrière atteint à 40 ans et plus tard. D’un document interne de l’Inserm au rapport Zerhouni, l’idée a fait son chemin. Et « s’impose désormais à nous », a expliqué André Syrota lors d’une réunion avec ses directeurs d’unité. Confirmation par François Fillon le 13 novembre à l’institut Pasteur : « Il est de notre responsabilité de prendre en compte ces recommandations formulées par de grands noms de la recherche en sciences du vivant et en médecine. »

« Ce qui est choquant, c’est que le mandat donné à ces évaluateurs n’était pas clair, remarque une membre de la précédente direction de l’Inserm. Ils ont entendu des personnes du CNRS, et ont été plus loin dans leurs conclusions que le seul sort de l’Inserm. » Rien dans les règles de l’Aeres ne l’oblige à rendre compte de la composition de son jury. « Je vous confirme la volonté du gouvernement de voir évoluer le secteur de la recherche biomédicale », a ajouté le premier ministre devant l’institut Pasteur. Pour Daniel Steinmetz, du Sntrs-CGT, « c’est de la pression politique directe ». Elias Zerhouni a depuis quitté les NIH et vient d’être nommé conseiller scientifique auprès du directeur général du groupe pharmaceutique Sanofi Aventis.

Quelques mois plus tôt, une controverse déchire les sciences humaines et sociales du CNRS qui s’apprête à se transformer en institut thématique. Enjeu du débat : quel découpage par domaine de recherche ? Le ton monte autour des sciences cognitives. Quelle place leur accorder dans le nouvel organigramme ? De nouveau, l’exécutif se manifeste dans ce débat scientifique. Mais cette fois-ci c’est Jean-Marc Monteil, chargé de mission auprès de François Fillon, spécialistes de psychologie sociale et de science cognitive, et ancien conseiller de Claude Allègre, qui semble avoir « poussé très fort pour qu’un tiers de l’institut porte sur les sciences cognitives et l’étude du cerveau », rapporte un chercheur en sciences sociales.

Ancien président de la section « philosophie et histoire des idées » du CNRS, Michel Blay fut l’un des plus virulents adversaires à la création d’un axe thématique dévolu aux sciences du comportement. Il est alors question de réorganiser les sciences humaines et sociales en trois grandes thématiques. « Le pôle science du comportement devait comprendre la psychologie cognitive, la micro-économie, l’économie cognitive, mais pas la sociologie, l’histoire... Cela revenait à étudier le comportement des individus indépendamment de leur contexte social, de leurs conditions économiques, rapporte-t-il, cela sentait la surveillance des personnes. »

Le chercheur interpelle sa direction scientifique sur le pourquoi de ce « paquet idéologique ». Réponse : « Va voir le cabinet du premier ministre, on les a sur le dos. » Un mail venait de parvenir à la direction scientifique du département, résultant d’un échange entre le cabinet de François Fillon et des scientifiques cherchant, selon Michel Blay, à « créer un bloc entre cognitivistes, sciences du comportement et études de l’Inserm ». En 2005, une expertise de l’Inserm sur « les troubles des conduites chez l’enfant et l’adolescent » et sa traduction dans la loi de mars 2007 sur la prévention de la délinquance avait suscité une vive polémique et le lancement d’une pétition : « pas de 0 de conduite pour les enfants de 3 ans ».


« La gouvernance du CNRS doit démissionner »

« Monteil est un personnage clef, l’homme sans doute le plus puissant du dispositif, analyse un historien et élu syndical, fin connaisseur du CNRS. On le voit très peu, mais c’est un ancien du Snesup, ancien recteur de Bordeaux et ancien vice-président de la CPU. Longtemps Directeur des enseignements supérieurs, il maîtrise mieux que quiconque les méandres de l’administration. Il a des contacts étroits à droite et à gauche. Plus que les conseillers de l’Elysée, c’est une éminence grise qui tire les ficelles, en particulier pour le choix des hommes. » Mais la levée de boucliers contre les sciences cognitives est trop forte. Et les sections thématiques restent finalement les mêmes qu’auparavant. Le Cnrs conserve – encore – des capacités de contre-pouvoir.

Dans cet inextricable noyau de réseaux, pressions anticipées et interventionnisme assumé, le ministère de Valérie Pécresse semble souvent sur la touche et a dû subir plusieurs déconvenues. D’abord, le discours de Nicolas Sarkozy du 22 janvier 2009, véritable diatribe contre le CNRS, réduit dans la bouche du chef de l’Etat à une simple agence de moyens, sans autonomie de programmation scientifique. Quelques jours plus tard, le 9 février, la ministre de l’enseignement supérieur et de la recherche écrit à Catherine Bréchignac pour lui dire exactement l’inverse : « Au-delà de cette fonction d’agence de moyens, je souhaite que le CNRS construise pour la communauté scientifique nationale une vision globale et partagée. »

Ensuite le torpillage de la candidature de Michel Wieviorka à la direction de l’institut des sciences humaines et sociales, recalé au bénéfice du médiéviste Bruno Laurioux, pourtant moins reconnu académiquement que le sociologue. Marqué à gauche, proche de Martine Aubry, Michel Wieviorka est aussi apprécié du ministère qui lui a confié en 2008 la rédaction d’un rapport sur la diversité dans l’enseignement supérieur. Sa mise à l’écart a suscité un autre courrier de Valérie Pécresse à la présidence du CNRS, le 2 février, pour lui demander des « explications ». Catherine Bréchignac lui a répondu « ne pas avoir connaissance de la manière dont les choses se sont déroulées ».

« Il n’y a plus de direction au CNRS, ce n’est plus rue Michel-Ange que ça se passe », se désole Philippe Büttgen. Pour preuve : la quasi-disparition de Catherine Bréchignac de la scène publique. Pas de réaction au discours présidentiel du 22 janvier, un conseil d’administration tenu clandestinement le 26 mars 2009 pour échapper à l’occupation en cours (la troisième en un an) « alors qu’il y a deux ans, elle descendait parler avec les chercheurs, se souvient Philippe Büttgen, Il y a eu un changement de pied. La décision ne lui appartient plus ». Certains l’annoncent même partante pour le haut conseil des biotechnologies qui devra se prononcer sur les futures demandes d’autorisation de cultures d’OGM en France.

Pour Denis Peschanski, « la gouvernance du CNRS doit démissionner. L’organisme fait face à une triple offensive : le gouvernement, la gouvernance du CNRS et le délitement autoprogrammé de la direction des sciences humaines. On est en train de casser le cœur de la recherche française ».

« Gloire à toi qui essaies de comprendre ce qui se passe au CNRS », ironise un jeune chercheur. L’humour de la remarque éclaire un désarroi collectif. Ebranlé par les réformes en cours et l’attaque présidentielle, l’organisme public devient plus vulnérable aux accusations de collusions et de mœurs « de République bananière ». Les divers jeux d’influence politique ne font que ternir son aura et nourrir ses mises en causes, l’affaiblissant davantage.