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"CNRS : un chercheur surveillé pour sa vision de l’islam ?", par Jade Lindgaard, Médiapart, 9 juin 2009

mercredi 10 juin 2009, par Elie

Pour lire cet article sur le site de Mediapart.

Déjà plombé par l’incertitude qui plane sur son sort, le CNRS est aujourd’hui secoué par une affaire d’espionnage interne et de surveillance de l’opinion de ses chercheurs. Le sociologue et politologue Vincent Geisser, spécialiste de l’islam, est convoqué le 29 juin devant une instance disciplinaire du CNRS pour des propos tenus à l’encontre du fonctionnaire de sécurité défense de l’organisme, chargé de protéger le patrimoine scientifique et technique de la maison, pour « manquement grave subséquent à l’obligation de réserve ».

Très inhabituelle, cette convocation devant la commission administrative paritaire pourrait se traduire par un blâme pour le chercheur. Elle a provoqué une levée de boucliers de chercheurs et d’intellectuels de premier plan (Esther Benbassa, Etienne Balibar, Edgar Morin, Eric Fassin, Olivier Roy...) rattachés ou non au CNRS, inquiets d’un risque de « censure » « particulièrement alarmant ». Ils ont constitué un collectif pour la sauvegarde de la liberté intellectuelle des chercheurs et enseignants-chercheurs de la fonction publique, et lancé une pétition sous la forme d’une lettre ouverte à Valérie Pécresse. Mardi en début d’après-midi, elle avait déjà recueilli plus de 1000 signataires.

Car derrière ce qui est en train de devenir l’affaire Geisser, s’ouvre un débat sur l’indépendance des chercheurs, et la peur d’une mise au pas politique : « Si la liberté est nécessaire pour penser et écrire, il va de soi que l’obligation de réserve qui s’applique en général à certaines catégories de fonctionnaires ne peut aucunement s’appliquer » aux chercheurs « sauf à n’attendre d’eux que la reproduction d’une doctrine officielle stérile », écrivent les signataires de la pétition.

C’est apparemment l’envoi d’un mail privé qui vaut à Vincent Geisser sa convocation. Le 4 avril, il envoie un message privé à Sabrina Trojet, une jeune chercheuse qui vient de perdre son allocation de recherche pour avoir refusé d’ôter son voile. Soupçonnant Joseph Illand, le fonctionnaire-défense du CNRS d’y être pour quelque chose, il écrit à Sabrina Trojet que l’homme « est un idéologue qui traque les musulmans et leurs "amis", comme à une certaine époque, on traquait les Juifs et les Justes ». Commentaire que le chercheur reconnaît aujourd’hui excessif. Ce mail est diffusé par le comité de soutien de la jeune femme et atterrit sur un blog zapatiste : « Basta ».

C’est ce qui permet aujourd’hui au CNRS de convoquer le sociologue pour avoir publiquement tenus des propos « aux conséquences dommageables » pour l’organisme et l’agent en question. Selon Vincent Geisser, ce message privé a été publié à son insu, et le responsable du blog ainsi que les animateurs des listes de diffusion ont été alertés et priés de dépublier le courrier peu de temps après. Le conseil de discipline devra juger de la bonne foi du chercheur. Le fonctionnaire-défense pourrait le poursuivre pour diffamation.

Interrogatoire politique

Mais c’est sur le deuxième motif de convocation, le manquement à l’obligation de réserve, que la polémique s’est constituée et que la controverse prend tout son sens. Car bien avant l’échange de mail avec l’allocataire de recherche, Vincent Geisser faisait déjà l’objet d’une étroite surveillance de la part de Joseph Illand.

En 2006, le fonctionnaire-défense vient inspecter le sociologue en son laboratoire d’Aix-en-Provence, l’Iremam (Institut de recherches et d’études sur le monde arabe et musulman). La rencontre doit porter sur la mise en conformité auprès de la Cnil d’une enquête que prépare alors Vincent Geisser sur « les enseignants-chercheurs issus des migrations maghrébines ». Mais « au bout de deux heures, il sort un dossier personnel qui m’était consacré recensant des interventions que j’avais faites, des propos tenus devant le conseil européen, à l’Ifri (institut français de relations internationales), des propos sur l’association Ni putes ni soumises, raconte aujourd’hui Vincent Geisser, et il me pose des questions sur l’islam : pourquoi avez-vous dit ça... ». Au point que l’entretien se transforme, selon lui, en véritable « interrogatoire politique ».

Les deux hommes ne se reverront plus. Mais les pressions continuent, comme le confirme l’ancienne directrice du département de sciences humaines et sociales du CNRS, Marie-Françoise Courel, qui apprend que le fonctionnaire-défense veut prendre des sanctions à l’égard du sociologue. « Ça fait quatre ans qu’il s’acharne sur lui », confirme-t-elle aujourd’hui. En 2004, le laboratoire dans lequel travaille Vincent Geisser, l’Iremam, a été classé « établissement sensible », et sommé de fournir mensuellement la liste de ses stagiaires étrangers à l’Union européenne. Ce laboratoire du CNRS est spécialisé sur le monde arabe et musulman.

« Un tiers des laboratoires du CNRS rentrent dans cette catégorie, explique Joseph Illand à Mediapart. La sensibilité est liée dans le cas présent soit à des recherches appliquées avec retombées en matière de brevets, soit une sensibilité de recherche de défense plutôt en amont, soit des enjeux sociétaux importants et susceptibles d’induire des risques pour le CNRS (juridiques par exemple) ou pour ses personnels (atteintes aux personnes, menaces de mort. » L’actuel fonctionnaire défense est en poste depuis le 1er septembre 2003. Il s’était fait connaître de beaucoup au CNRS en 2005 en leur demandant de ne plus utiliser le logiciel de téléphone par internet Skype, par souci de sécurité. Emanant du haut fonctionnaire de défense du ministère de l’éducation nationale, de l’enseignement supérieur et de la recherche, Bernard Vor, cette requête avait suscité moqueries et quolibets dans les labo, où travaille un personnel international, en contact quasi permanent avec collègues et amis à l’étranger. Et donc gros consommateur de ce logiciel de téléphonie gratuite.

Quel rapport entre les missions officielles de Joseph Illand et les travaux et interventions de Vincent Geisser ? Le sociologue est connu pour ses prises de position polémiques sur l’islamophobie, concept qu’il a développé dans son livre La Nouvelle Islamophobie (2003), accusé à sa sortie de servir la dérive victimaire de la société française. C’est un contributeur régulier du site de débat musulman oumma.com. Un chercheur engagé, militant dans ses interventions publiques, mais scientifiquement reconnu.

« Je le connais par ses travaux et par notre fréquentation, ensemble, des mêmes colloques », témoigne Esther Benbassa, très mobilisée pour sa défense. Pour Marie-Françoise Courel, « c’est un très bon jeune chercheur ». En quoi met-il en danger le patrimoine scientifique du CNRS ? « Dans le patrimoine scientifique on englobe aussi les risques d’atteinte aux personnes, de même que les atteintes à la réputation et l’image de marque de l’établissement, les questions d’éthique... », précise Joseph Illand. Concrètement, c’est notamment la signature de certaines tribunes et pétitions en tant que chercheur au CNRS qui a heurté le fonctionnaire-défense.

Un « lobby promusulman » au sein du CNRS ?

Jusqu’où a-t-il été pour surveiller le sociologue ? Jusqu’à contacter un laboratoire du Cevipof afin que soit contre-expertisé le questionnaire que Vincent Geisser s’apprêtait à utiliser pour son enquête sur les universitaires d’origine maghrébine. Le fonctionnaire-défense demande notamment au laboratoire si le sociologue « est en train de constituer un lobby pro-musulman au sein du CNRS », rapporte Vincent Geisser, sur la foi d’un témoignage direct. Le scientifique consulté alors par Joseph Illand précise aujourd’hui à Mediapart ne pas garantir l’exactitude de la formule mais que « la suspicion à l’égard de Vincent Geisser était de ce style ».

Surprise : un autre chercheur, Olivier Roy, autorité scientifique incontestable sur l’étude de l’islam radical, a lui aussi eu affaire au fonctionnaire-défense : « En 2007-2008, j’ai reçu un mail signé du haut fonctionnaire de défense me reprochant de mieux traiter l’islam que le christianisme », se souvient-il. Il dénonce « une attaque systématique envers les chercheurs qui refusent les clichés sur l’islam » et « regrette d’avoir alors traité cette affaire simplement par le mépris. Il apparaît maintenant qu’il s’agissait d’une sorte de provocation ».

Mardi 9 juin, la direction du CNRS refusait de réagir à l’affaire et de répondre aux questions de Mediapart. Mais face à la médiatisation de l’affaire, à l’implication d’intellectuels reconnus et au témoignage d’Olivier Roy, difficile d’imaginer que Cathérine Bréchignac et Arnold Migus, respectivement présidente et directeur général de l’organisme, puissent encore rester silencieux très longtemps.