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Une réforme de l’éducation bouscule les universités allemandes.

par Carter Dougherty, "International Herald Tribune"

lundi 11 février 2008, par Laurence

[|Une réforme de l’éducation bouscule les universités allemandes. Les petites disciplines sous pression|]

article de Carter Dougherty, paru dans l’International Herald Tribune
le lundi 14 janvier 2008

GÖTTINGEN, Allemagne :

L’avenir des études sur les indigènes d’Amérique dans cette ville universitaire historique se trouve aujourd’hui en partie dans les mains de l’australien Gordon Whittaker.

Whittaker est l’un des derniers professeurs en Allemagne qui étudie les langues en voie de disparition des indigènes d’Amérique du nord et du sud. À l’université de Göttingen, où il est professeur depuis 1990, il est probable qu’il assistera à la mort de telles études.

Cette année l’université a décidé que les étudiants pourraient obtenir des diplomes en études africaines et du Sud-Est asiatique, mais pas en études des Incas, des aztèques ou des Sioux. Jusqu’à sa retraite en 2019, Whittaker pourra continuer ses recherches personnelles sur la langue d’une tribu indigène d’Amérique, le peuple "Sac et Fox", et c’est tout.

« Göttingen ne produira plus dans les prochaines générations de savants qui gardent vivantes ces langues et cultures, dit Whittaker. Cela va simplement s’arrêter. »

La destinée des études précolombiennes à Göttingen – autant que les protestations du président de l’université disant qu’il n’a pas l’intention de les tuer - témoigne du changement historique actuel dans les universités allemandes, établissements naguère connus pour favoriser des domaines de recherche hautement spécialisés en sciences humaines.
Soumises à une forte pression financière, les universités subissent un spectaculaire changement entre les mains d’administrateurs à poigne pourvus d’une autorité capable de faire passer en force leurs décisions par-dessus les objections du corps enseignant. Leur objectif est d’adapter les universités allemandes aux besoins modernes - en particulier économiques - et de rationaliser leurs structures en sorte qu’elles puissent concurrencer les institutions d’études supérieures des États-Unis. Cette perspective a mis une énorme pression sur ce que les Allemands appellent les « kleine Fächer » - littéralement : "petites disciplines". Ces domaines d’étude, souvent aux mains d’un seul professeur par université, et présents seulement dans trois ou quatre universités allemandes, occupent des créneaux restreints.
Bien qu’assez mal définis, ils concernent essentiellement les sciences humaines, et incluent des secteurs exotiques tels que les études albanaises, la philologie orientale et les études des langues indo-européennes. Ils incluent quelques sciences, comme l’astrophysique, et quelques disciplines pour lesquelles l’intérêt public est large, notamment les études islamiques.
L’Association des Universités Allemandes, syndicat d’universitaires allemands, a calculé cette année que 663 chaires de sciences humaines ont disparu entre 1995 et 2005, soit 11.6% du total. Bernhard Kempen, secrétaire général de l’association, a indiqué en août dernier, quand lorsque l’étude a été publiée : « Il n’y a pas lieu de discuter pour savoir si la crise des études des langues et des cultures est réelle ou seulement une impression. »

Mais Kurt von Figura, président de l’université de Göttingen, est tout à fait disposé à en discuter. Ancien professeur de biochimie, plutôt calme, Figura insiste sur le fait que Göttingen, qui a récemment reçu d’une commission nationale le titre recherché d’université allemande d’« élite », tente moins de chasser les études précolombiennes qu’elle ne recherche le "bon dosage" des disciplines.
« Nous n’essayons pas de créer un débat pour savoir où il devrait exister des « petites disciplines » ou pas, dit Figura. Elles sont une des richesses que nous avons ici. »

Toujours est-il qu’il est difficile de ne pas remarquer l’accent mis sur les domaines d’études pratiques dans l’Allemagne d’aujourd’hui. L’année dernière, les trois premières universités à être récompensées du titre d’« élite » étaient furent des universités techniques - deux à Munich et une à Karlsruhe. Même Göttingen, malgré sa longue tradition dans les humanités, tend aujourd’hui à mettre en avant ses réussites en sciences - avec en toile de fond un pays cherchant à rester économiquement concurrentiel dans le contexte de la mondialisation.

A Göttingen, le résultat est que la discipline de Whittaker va de fait être ramenée à un domaine d’études dépourvu de la reconnaissance des examens. Les étudiants ne pourront plus faire de thèses en anthropologie linguistique ni en études américaines indigènes – le titre officiel de son domaine d’études – bien qu’ils puissent suivre des cours dans ces matières.

Göttingen suit les traces de l’université de Hambourg, qui a fermé son département d’études américaines indigènes dans les années 90, et même Berlin, où un programme naguère important a disparu.

Le déclin de cette discipline a eu un écho important parmi les universitaires en Allemagne parce qu’elle avait été fondée par deux frères : ce sont Alexandre et Wilhelm von Humboldt qui ont contribué à instaurer l’étude des langues des indigènes d’Amérique dans le monde occidental dès le début du 19e s.

Mais après avoir aidé des Américains à prendre plus clairement conscience de la richesse culturelle de leur passé, les Allemands abandonnent maintenant le domaine où ils furent précurseurs.

Pour des savants comme Whittaker, cette évolution montre ce qui est fondamentalement erroné dans la réforme des universités allemandes.
Des études occupant un créneau restreint sont sacrifiées parce que l’Allemagne manque d’un réseau de fondations privées, comme celui qui aux États-Unis a longtemps été associé aux noms de Rockefeller ou Ford, pour soutenir la recherche. Si l’État ne fournit pas les fonds, les universitaires craignent que personne ne le fasse.

« Les universités allemandes essayent de se réorganiser en suivant le modèle des États-Unis, sans avoir du tout les ressources de Harvard ou de Yale » dit Whittaker. « Personne n’a pensé à s’assurer d’abord des ressources, et il n’y a aucune tradition en Allemagne de levée de fonds pour des connaissances non appliquées. »

« Soyons francs, dit Andreas Gold, vice-président de l’université de Francfort, une partie des « kleine Fächer » disparaîtra simplement dans certaines universités. Et probablement, d’autres les renforceront pour se doter d’un meilleur profil sur le marché. »
C’est ce qu’a fait Francfort, bien que le processus n’ait pas été dépourvu de tensions.

Cette année, avec deux autres universités dans le Land de Hesse, Marburg et Giessen, l’université de Francfort a choisi de centraliser les études d’Europe de l’Est, du Proche Orient et de l’Asie du Sud-Est. Plutôt que d’avoir des professeurs dans chacune des ces trois disciplines dans chaque université, chacune a retenu seulement l’une des trois, à Francfort l’Asie du Sud-Est.
Marburg a obtenu les études orientales, et Friederike Pannewick, arabisante, trouve la solution idéale.
« Si vous êtes seul, vous devez tout faire de Mohamet à Oussama Ben Laden, dit Pannewick. Nous avons maintenant une offre complète de cours au même endroit. »

Mais Marburg a dû abandonner tout son département d’études d’Europe de l’Est à Giessen, malgré les protestations de professeurs rappelant l’existence d’un institut de recherche local dans le même domaine, mais pas rattaché à l’université. Néanmoins, le corps enseignant n’a pas eu grand chose à dire sur le sujet, du fait que le nouvel ensemble de lois autorise les administrateurs des universités à imposer ces changements radicaux.
« A mon avis, c’est une dé-démocratisation des universités » dit Stefan Plaggenborg, un spécialiste de l’Europe de l’Est qui a quitté Marburg par protestation et enseigne maintenant à l’université de Bochum. « Nous dirigeons-nous vers un système universitaire autoritaire ? Le terme est peut-être trop fort. Mais c’est pour le moins une centralisation. »

Figura ne cache pas son désir de renforcer Göttingen, plutôt que de disperser ses ressources. « Whittaker, précise-t-il, est le seul professeur d’études américaines indigènes à Göttingen, et sa chaire est liée à sa personne », ce qui signifie qu’elle disparaîtra quand Whittaker prendra sa retraite.
« La question décisive pour nos universités est aujourd’hui la situation de concurrence et cela signifie réussir à obtenir une visibilité » explique Figura. « En règle générale, c’est beaucoup plus facile à réaliser quand vous avez une certaine masse critique derrière les disciplines que vous voulez favoriser. Un seul professeur a beaucoup plus de mal a tenir cet objectif. »

Merci aux différentes traductrices !

Voir le texte original ci-dessous :

[|Education overhaul shakes up German universities
By Carter Dougherty International Herald Tribune
Monday, January 14, 2008|]

(...)
Under intense financial pressure, universities
are undergoing dramatic change at the hands of
strong administrators with broad authority to
force though decisions over the objections of the
faculty. Their brief is to make German
universities relevant to modern needs -
particularly economic ones - and rationalize
their structures so they can compete with
educational institutions in the United States.

That approach has put enormous stress on what
German calls the "kleine Fächer" - literally : the
small disciplines. These areas of study, often
handled by a single professor at one university,
and represented at three or four universities
nationwide, cultivate a narrow field.

Though somewhat ill-defined, they are
overwhelmingly from the humanities, and include
such exotic areas as Albanian studies, Oriental
philology and Indo-Germanic language studies.
They include some sciences, like astrophysics,
and some disciplines of wide public interest, notably Islamic studies.

The German University Association, a union for
German academics, calculated this year that 663
humanities professorships disappeared between
1995 and 2005, or 11.6 of the overall total.
Bernhard Kempen, the head of the association,
said when the study was published in August that,
"’we don’t need to debate whether there is a real
or perceived crisis of language and cultural studies
."

(...)

Still, the emphasis on practical areas of study
is hard to miss in today’s Germany. Last year,
the first three universities to be award the
title "elite" were technical universities - two
in Munich and one in the southern town of
Karlsruhe. Even Göttingen, though it has a strong
traditions in the humanities, today tends to
emphasize its achievements in the natural science
- all against the backdrop of a country searching
for how to remain economically competitive in a globalized world.

In Göttingen, the result is that Whittaker’s
discipline will be, effectively, downgraded to a
non-accredited area of studies. Students will no
longer be able to write theses in linguistic
anthropology and indigenous American studies -
his formal area of study - though they will be
able to take classes in the subject.

Göttingen is following in the footsteps of the
University of Hamburg, which closed down its
indigenous American studies department in the
1990s, and Berlin as well, where a once-strong program has lost ground.

The decline of this discipline has resonated
strongly with academics in Germany because a pair
of German brothers helped found it : Alexander and
Wilhelm von Humboldt helped anchor the study of
native American languages in the Western world in
the early 1800s. But having helped Americans to a
greater awareness of the cultural riches in their
backyard, Germans are now abandoning the field they pioneered.

For scholars like Whittaker, this evolution gets
to the heart of what is wrong with German university reform.

Niche areas of study are falling under the wheels
because Germany lacks the network of private
foundations that the United States has long
associated with names like Rockefeller or Ford
that would support research. If the state does
not provide the cash, academics fear, no one will.

"German universities are trying to reorganize
along the lines of the United States without
first having the resources of a Harvard or
a Yale,
" Whittaker said. "No one thought to lock
down the resources first, and there is no
tradition in Germany to finance non-practical kinds of knowledge gathering.
"

"I have to be honest," said Andreas Gold, vice
president of the University of Frankfurt. "Some
of the ’kleine Fächer’ will simply disappear in
some places. Probably, though, other universities
will strengthen them to create a better market profile.
"

Frankfurt has done just that, though the process was laden with tension.

This year, together with two other universities
in the state of Hesse, Marburg and Giessen, the
University of Frankfurt opted to centralize the
study of eastern Europe, the Near East and
Southeast Asia. Rather than have professors
handling all three of those disciplines at each
university, each of the three were assigned to a
single university, and Frankfurt got Southeast Asia.

(...)
Marburg had to give up its Eastern European
studies department to Giessen, despite intense
protests from professors who pointed to a local
research institute - unaffiliated with the
university - devoted to the subject. But the
faculty had little to say about the subject,
thanks to a new set of laws that empower
university administrators to impose sweeping changes.

"In my view this is a de-democratization of
universities,
" said Stefan Plaggenborg, an
Eastern Europe scholar who left Marburg in
protest and now teaches at the University of
Bochum. "Are we headed toward an authoritarian
university system ? That might be too strong. But
at the very least, it is a centralization
."

(...)
"The decisive question for our universities today
is the competitive situation and that means
achieving visibility,
" Figura said. "Doing that
is, as a rule, much easier when you have a
certain critical mass behind the disciplines you
want to tout. A single professor has a much harder time getting to that goal.
"