Accueil > Revue de presse > Intellectuels, « experts » et politiques, histoire de vies parallèles - (...)

Intellectuels, « experts » et politiques, histoire de vies parallèles - Sylvain Bourmeau, Médiapart, 1er août 2009

dimanche 2 août 2009, par Laurence

C’était aussi la fin du mois de juillet, mais il y a vingt-six ans, en 1983. Max Gallo, auteur de best-sellers devenu, quelques mois auparavant, porte-parole du gouvernement de Pierre Mauroy lançait dans les pages Opinions du Monde un débat sur le « silence des intellectuels ». Enième lamentation sur la disparition de ces grands hommes dont la France aurait le secret, cette tribune ministérielle témoignait surtout du malaise né dans les milieux intellectuels au sens large de l’arrivée, deux ans auparavant, de la gauche au pouvoir.

C’est la posture critique qui se trouvait ainsi questionnée. L’alternance tant attendue révélant toute la complexité des relations entre savant et politique, les intellectuels vivaient soudain plus intensément la tension classique entre éthique de responsabilité et éthique de conviction. Les choses étaient alors largement aggravées par les choix politiques du moment, qui conduisaient la gauche au pouvoir à procéder, sans toutefois véritablement l’assumer intellectuellement, à un véritable aggiornamento, un Bad Godesberg en catimini.

Rétrospectivement, le début des années 1980 apparaît comme le point de départ d’un long processus de professionnalisations parallèles. D’un côté, des hommes et quelques femmes appartenant à une génération ayant pleinement bénéficié de la massification scolaire et des « Trente glorieuses » accèdent à la carrière politique professionnelle. A l’Assemblée, où l’âge moyen des députés socialistes est alors de 40 ans. Au gouvernement, même si les postes sont alors surtout occupés par de plus anciens. Et surtout dans les cabinets ministériels, qui seront les antichambres de très nombreux lieux de pouvoir.

De l’autre côté, des hommes et presque autant de femmes, appartenant à la même génération, ayant traversé les mêmes années 1970, se sont progressivement éloignés de leur engagements politiques pour se consacrer à la recherche et se conformer aux exigences accrues de professionnalisation de l’univers académique. S’éloignant d’un espace public, ils se sont mis à publier dans des revues scientifiques, recherchant le seul jugement qui vaille à leurs yeux, celui de leurs pairs.

Ce sont eux, désormais, les intellectuels. Ils sont autrement plus nombreux que la poignée de ceux qu’on appelle les « intellos médiatiques » et qui ont su profiter du retrait sur l’Aventin scientifique des premiers pour investir massivement un espace public dorénavant cathodique. Depuis bientôt trente ans, ils en sont les « bons clients ». Des journaux sérieux contribuèrent, autant que la télévision, à leur conférer non seulement une notoriété mais aussi une légitimité même si, purement médiatique, elle fait sourire les académiques. Inutile de citer les noms : le casting a peu changé et l’indifférence demeure le moyen le plus efficace de ne pas leur concéder tout l’espace.

Si ces intellos médiatiques sont désormais au chevet d’un Parti socialiste qu’ils déclarent subclaquant, c’est bien que le patient n’a eu de cesse de les consulter, les prenant pour ce qu’ils ne sont pas. La disparition des Vernant, Vidal-Naquet, Bourdieu et Derrida, derniers grands chercheurs susceptibles d’incarner, en dépit de leurs propres réticences, la figure dépassée du Grand Intellectuel, ou, vingt ans avant, celle de Michel Foucault, inventeur de la notion d’intellectuel spécifique, a ouvert le bal des imposteurs.


Refonder la critique, réinventer l’engagement

Mais le PS ne se contente pas de ces Diafoirus-là. Il en voit d’autres, d’un nouveau type : les experts. Issus du même mouvement de professionnalisation des sciences humaines et sociales, ces chercheurs (en général, ils le sont) se sont définitivement débarrassés de toute posture critique et de la moindre éthique de conviction. Cela ne les empêche pas d’avoir des opinions soigneusement dissimulées dans l’apparente neutralité d’un jargon technocratico-compatible. Ils « implémentent » et « évaluent », cédant aux joies du benchmarking comme à celles du new public management. Sans doute sont-ils les seuls intellectuels à partager des « éléments de langage » avec les cohortes d’énarques qui peuplent le PS et ses think tanks.

Pourtant, depuis le milieu des années 1990, un nombre grandissant de chercheurs s’essayent à refonder la critique en assumant leurs responsabilités citoyennes. Sans fouler au pied leurs principes de rigueur scientifique, il leur est arrivé de plus en plus fréquemment de descendre dans la rue pour manifester, de se remettre à signer des pétitions ou des tribunes dans les journaux.

C’est d’abord le fait d’une nouvelle génération, dont la trajectoire est l’inverse de celle qui a vécu Mai 68. Au lieu, comme cette dernière, de s’éloigner des années de formation militante pour se professionnaliser dans la recherche, ces jeunes professionnels de la recherche ont progressivement trouvé les moyens de s’engager autrement, souvent en écho avec les nouveaux mouvements sociaux (ActUp, DAL, sans papiers, intermittents...). Le réinvestissement massif par Pierre Bourdieu de son capital scientifique en politique au moment du mouvement social de novembre-décembre1995 constitua, pour beaucoup d’entre eux, un signe d’encouragement.

Cela fait ainsi presque quinze ans que les intellectuels critiques (l’expression devrait être pléonasmique tant ils sont les seuls à légitimement prétendre à ce substantif) sont sortis de leur silence. Ils ont noué des relations solides avec des fractions de la société civile, du monde associatif, de tout l’univers qui traditionnellement entoure le Parti socialiste et le nourrit, la gauche au sens large, ce milieu ambiant dans lequel le Parti socialiste a évolué dans les années 1970 et qui lui permis d’accéder au pouvoir en 1981, ce milieu d’origine avec lequel il a rompu à mesure que ses élus se sont professionnalisés, notabilisés.

Différents épisodes témoignent du retour des intellectuels : de la pétition contre l’anti-intellectualisme de la droite (et de la gauche) en 2004, à l’Appel des appels l’an dernier qui fédérait une nouvelle fois toutes ces professions intellectuelles. Pourtant le Parti socialiste ne voit rien. Ne comprend rien. Et le fossé ne cesse de se creuser.

Les résultats des élections européennes en offrent un exemple saisissant : les grandes villes dans lesquelles ces professions intellectuelles sont surreprésentées ont nettement voté en faveur d’Europe Ecologie. Comme ce fut le cas en 2002, lorsque la multiplicité des candidatures à gauche privait Lionel Jospin de deuxième tour.

C’est ce traumatisme du 21 avril 2002 qui a conduit certains intellectuels à prendre leurs responsabilité dès le premier tour de l’élection présidentielle suivante en appelant à voter pour la candidate socialiste, Ségolène Royal. Contrairement aux membres du comité officiel de soutien, ils n’avaient pas été sollicités, pas plus qu’ils n’avaient été contactés ou consultés par le Parti socialiste au cours des cinq années qui venaient de s’écouler.

Ce fut donc une surprise de lire leur texte et surtout leurs noms en bas de ce texte paru dans Libération quelques jours avant le premier tour. Il y avait là quelques uns des auteurs des travaux les plus importants des sciences humaines et sociales de ces dernières années, des gens qui nous aident tous à comprendre la société dans la laquelle nous vivont. Et d’eux-mêmes, ils étaient venus apporter leur soutien. Ségolène Royal, et avec elle, le Parti socialiste n’aurait pu rêver mieux. Il n’est pas sûr qu’elle et il l’aient réalisé.

C’est ce que montrent clairement les résultats de notre enquête menée auprès de 22 signataires de cette pétition, choisis parmi les chercheurs en sciences humaines et sociales. Ils montrent à quel point le Parti socialiste s’est désintéressé de ces chercheurs et de leurs travaux, alors même qu’il est en plein désarroi intellectuel et programmatique.