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L’approche par compétences : une mystification pédagogique - Nico Hirtt, L’école démocratique n°39, septembre 2009

mercredi 14 octobre 2009, par Laurence

Nico Hirtt (nico.hirtt@ecoledemocratique.org)

Cet article a été publié dans L’école démocratique, n°39, septembre 2009

« Approche par compétences », «  évaluation par compétences », « compétences de base »,
« compétences transversales », « socles de compétences », « compétences terminales »... Le
concept de « compétences » est devenu incontournable dans les écrits sur l’enseignement. Son
succès est planétaire. Après les Etats-Unis, le Québec, la Suisse, la France, la Communauté
française de Belgique et les Pays-Bas, « l’obsession des compétences » [Boutin et Julien, 2000],
cette nouvelle « pensée pédagogique unique » [Tilmant 2005], est désormais en train de
conquérir la Flandre. Mais sous le couvert d’un discours parfois généreux et moderniste
pourrait bien se cacher une opération de mise au pas de l’enseignement : sa soumission aux
besoins d’une économie capitaliste en crise.

Plan de l’article en document joint

I. A qui profitent les compétences ?
A l’ombre de l’OCDE
et de la Commission européenne. 6

II. « Mobiliser », sans connaître ni comprendre. L’approche par compétences ou la
négation du savoir 16

III. Piaget, Vygotski, Freinet... tous coupables ? Approche par compétences et constructivisme 21

IV. Des programmes qui divisent. L’APC, facteur d’inégalité 29

Encadrés :

- Un concept lié à l’ère la globalisation 5
- Gramsci et l’enseignement
par compétences 14
- L’enseignement catholique souffre davantage du virus APC 20
Crahay : il faut aussi de la routine ! 28

Bibliographie............................................
31

Introduction

- Dans le monde francophone, le mouvement de réforme pédagogique baptisé « approche par compétences » a commencé par se développer au Québec et en Suisse romande, avant de s’étendre à la Belgique, à Madagascar et, plus timidement, en France. En Communauté française de Belgique, c’est le « décret missions » de juillet 1997 qui a donné le coup d’envoi de la réforme. Il y était question d’ « amener tous les élèves à s’approprier des savoirs et à acquérir des compétences qui les rendent aptes à apprendre à apprendre toute leur vie et à prendre une place dans la vie économique, sociale et culturelle ». Ainsi se trouvaient associées officiellement, et pour la première fois, deux idées : celle de viser le développement de « compétences » (même si en 1996 on les place encore sur le même pied que les «  savoirs ») et celle d’utiliser plus efficacement l’enseignement obligatoire au service de la « vie économique ». En mai 1999, le parlement de la Communauté française adoptait les « socles de compétences » de l’enseignement primaire et du premier cycle secondaire et, un an plus tard, il votait les «  compétences terminales » à atteindre en fin d’enseignement secondaire. Les années 2001 et suivantes virent l’arrivée progressive, dans tous les niveaux et réseaux d’enseignement, de nouveaux programmes basés sur l’approche par compétences.

Une approche ni récente ni originale

Ces réformes ont eu lieu au moment où, parallèlement, le Parlement européen et le Conseil des ministres européens approuvaient (de 2000 à 2006) un cadre de référence pour les « compétences-clé » nécessaires « à l’apprentissage tout au long de la vie, au développement personnel, à la citoyenneté active, à la cohésion sociale et à l’employabilité » [Parlement européen, 2006]. Ce programme européen faisait suite à des initiatives semblables au niveau de l’OCDE et de la Banque mondiale qui, elles aussi, proposèrent leurs listes de « compétences de base pour entrer dans l’économie de la connaissance ».

En parcourant la littérature française, belge, québécoise ou suisse-romande consacrée à l’approche par compétences, on pourrait avoir l’impression que celle-ci serait une invention purement francophone et assez récente. Rien n’est moins vrai. Les travaux théoriques de chercheurs anglo-saxons relatifs à la « competency based education » remontent pour la plupart au début des années 70 [Houston et Howsam 1972, Schmiedler 1973, Burns et Klingstedt 1973]. Cependant, ces travaux concernaient essentiellement la formation professionnelle.

C’est aussi, initialement, via l’enseignement professionnel que le « competentiegericht leren » fit, dès les années 90, son entrée aux Pays-Bas. Mais, très vite, cette orientation pédagogique allait s’étendre à tous les niveaux et types d’enseignement hollandais. La réforme essuya cependant de sérieuses critiques dès le début des années 2000, notamment en raison de l’extrême confusion liée aux multiples interprétations du concept de « compétence ». A tel point que le Onderwijsraad (Conseil de l’éducation) néerlandais commanda en 2001 un rapport d’experts destiné à clarifier et à justifier l’usage du concept de « compétences » [Merriënboer et al. 2002]. En Flandre, l’introduction d’une approche par compétences dans l’enseignement fut un peu plus tardive et plus progressive. Elle est toujours en cours. Dans le cadre du projet DeSeCO (Definition and Selection of Competencies) initié par l’OCDE, les autorités flamandes ont réuni un groupe d’experts qui publia en 2001 un premier rapport. Il s’agissait essentiellement d’un état des lieux sur l’importance qu’on accordait aux compétences-clé en Flandre [DVO 2001]. A partir de 2004 et, surtout en 2005, le VLOR (Vlaamse Onderwijsraad ou Conseil de l’Enseignement Flamand, une instance multipartite chargée de conseiller le ministre dans ses orientations en matière de politique éducative) décida, dans le cadre de sa fonction de recherche, de lancer une étude exploratoire concernant l’enseignement orienté sur les compétences. En 2008, dans son Ontwerpaanbeveling over de hervorming van het secundair onderwijs (Projet de recommandation sur la réforme de l’enseignement secondaire), le VLOR franchit le pas en décrétant que l’un des rôles essentiels de l’enseignement secondaire, en vue d’assurer l’intégration sociale des jeunes, est de leur permettre de « développer suffisamment de compétences afin de pouvoir évoluer d’une façon socialement acceptable dans la société en mutation rapide et dans la vie professionnelle ». Dans le même document, le VLOR estime que l’approche par compétences est l’un des principaux leviers pour mieux adapter l’enseignement secondaire aux défis de la société moderne [VLOR 2008a]. Un an plus tôt, à la demande de Frank Vandenbroucke, ministre flamand de l’Education mais également ministre de l’Emploi, un groupe d’experts avait publié un rapport intitulé « Competentieagenda », où ils examinaient quelles compétences-clés étaient requises dans le cadre du développement présent du marché du travail et ce qu’elles impliquaient quant aux pratiques pédagogiques et aux objectifs de l’enseignement flamand [Buyens et al. 2006 et 2007]. Enfin, le programme du nouveau gouvernement flamand, issu des élections de juin 2009, prévoit explicitement de «  promouvoir l’approche par compétences et la formation aux compétences » [Vlaamse Regering 2009].

Ce que ça change

Ce qui caractérise l’approche par compétences, c’est que les objectifs d’enseignement n’y sont plus de l’ordre de contenus à transférer mais plutôt d’une capacité d’action à atteindre par l’apprenant. Une compétence ne se réduit ni à des savoirs, ni à des savoir-faire ou des comportements. Ceux-ci ne sont que des « ressources » que l’élève ne doit d’ailleurs pas forcément « posséder », mais qu’il doit être capable de « mobiliser » d’une façon ou d’une autre, en vue de la réalisation d’une tâche particulière. Une compétence, dit l’un des promoteurs de cette approche, est « une réponse originale et efficace face à une situation ou une catégorie de situations, nécessitant la mobilisation, l’intégration d’un ensemble de savoirs, savoir-faire, savoir-être... » [Bosman et al. 2000]. Selon un document d’analyse publié par la Fondation Roi Baudouin, à la demande du gouvernement flamand, la compétence est «  la capacité réelle et individuelle de mobiliser, en vue d’une action, des connaissances (théoriques et pratiques), des savoir-faire et des comportements, en fonction d’une situation de travail concrète et changeante et en fonction d’activités personnelles et sociales » [De Meerler 2006].

Beaucoup d’auteurs insistent également sur le fait que la tâche à réaliser pour prouver sa compétence doit être « inédite » : l’élève (ou le travailleur) compétent doit pouvoir se débrouiller dans des situations nouvelles et inattendues, même si elles restent évidemment confinées dans le cadre d’une « famille de tâches » déterminée [Bosman et al. 2000, Roegiers 2001].

L’approche par compétences est née de la rencontre d’une double attente du monde de l’entreprise — disposer d’une main d’œuvre adéquatement formée et rationaliser ses coûts de formation — et de conceptions pédagogiques axées sur le résultat individuel plutôt que sur les savoirs — la pédagogie par objectifs inspirée du behaviorisme anglo-saxon et le cognitivisme [Bosman et al. 2000]. Certains affirment qu’elle puiserait également ses racines dans l’école pédagogique du constructivisme : nous montrerons plus loin pourquoi cette prétention nous semble non seulement infondée mais à l’exact opposé de la réalité.

Dans le monde anglo-saxon, après une période d’accalmie, l’approche par compétences est revenue sur le devant de la scène. Depuis la publication du célèbre rapport «  A nation at risk », sur l’état calamiteux de l’enseignement américain [US Department of Education 1983], on n’y parle plus que d’éducation axée sur les résultats (outcome-based education), de performances, d’excellence, de standards de contenu (ce qu’un individu doit être capable de réaliser ou d’accomplir) et de standards de performance ou benchmarks (repères de niveau qui permettent d’expliciter un standard de contenu au regard d’un niveau de formation). C’est dans ce contexte que l’approche par compétences y fait aujourd’hui un grand retour.

Cependant, cette « pédagogie » à la mode (ou plutôt, comme nous verrons, cette philosophie de l’éducation à la mode) a aussi ses détracteurs. Parmi eux on trouve parfois les porte-parole des conceptions les plus réactionnaires sur l’enseignement, ceux qui attaquent l’approche par compétences parce qu’elle se présente comme «  innovante » et par ce qu’elle affirme vouloir stimuler l’égalité des chances. En Flandre, un Raf Feys, qui publie la petite revue de droite « Onderwijskrant », attachée à l’élitisme et abhorrant tout ce qui pourrait ressembler à une démocratisation de l’enseignement, s’en prend à l’approche par compétences parce qu’il la considère comme une partie de « l’idéologie néfaste de l’égalité des chances ».

Des détracteurs … et non des moindres !

Chez les enseignants aussi, il s’en trouve pour rejeter a priori l’approche par compétences, simplement parce qu’elle les oblige à revoir leur façon de travailler. Mais on entend également des critiques autrement sérieuses et de plus en plus nombreuses. Au Québec, Gérald Boutin et Louise Julien ont publié, en 2000, un virulent pamphlet contre l’introduction de l’APC (approche par compétences) : « les pouvoirs publics manipulent les “affaires éducatives” au service d’une idéologie de rendement et d’efficacité, au détriment de la culture et du développement des personnes, voire même de l’apprentissage » [Boutin et Julien 2000]. Les mêmes auteurs stigmatisent « une stratégie de lancement qui prend la forme d’un “marketing” bien orchestré (vidéos, points de presse, publicité autour des journées de formation, etc.) et occulte les visées réductrices, les fondements paradoxaux et la mise en œuvre précipitée de cette vaste opération. On fait manifestement fi du point de vue de la majorité des formateurs d’enseignants, des enseignants dans les écoles et enfin, des étudiants en formation eux-mêmes ».

Le vaisseau des « compétences » craque également de l’intérieur. En 2005, les Cahiers du Service de pédagogie expérimentale de l’Université de Liège (ULg) publiaient un numéro explosif intitulé « Les compétences : concepts et enjeux ». Différents chercheurs en sciences de l’éducation y livraient leur avis, parfois très critique, sur l’APC. Ainsi le professeur Bernard Rey, de l’ULB, proposait-il une critique sévère du concept de « compétences transversales », pourtant au coeur des réformes. En 2002, le même Bernard Rey avait tenté de nuancer un peu le dogme des compétences en y distinguant les « compétences de premier, deuxième et troisième degré », ce qui revenait à « reconnaître l’utilité des automatismes dans le fonctionnement cognitif des individus » [Rey 2005, Crahay 2006]. Dans le même numéro des Cahiers, Dominique Lafontaine (ULg) évoquait le « désarroi des enseignants et des praticiens de terrain qui se demanderont légitimement comment les décideurs les ont lancés si vite dans une aventure pédagogique dont les périls paraissent nombreux ». Mais la contribution la plus forte et la plus surprenante fut assurément celle de Marcel Crahay. Celui qui avait été l’une des chevilles ouvrières des réformes en Belgique francophone à la fin des années 90, y qualifiait désormais l’APC de « mauvais réponse à un vrai problème ». Sur le plan théorique, il estime aujourd’hui que le concept de « compétence » est une « illusion simplificatrice », qu’elle n’est « pas étayée par une théorie scientifiquement fondée » et qu’elle « fait figure de caverne d’Ali Baba conceptuelle dans laquelle il est possible de rencontrer juxtaposés tous les courants théoriques de la psychologie quand bien même ceux-ci sont en fait opposés ». Ces critiques, Marcel Crahay les reprendra et les développera dans un article écrit pour la « Revue française de pédagogie » [Crahay 2005, Crahay 2006].

Nous-mêmes avons consacré plusieurs articles à la critique de l’approche par compétences et, plus particulièrement, aux dérives extrêmes où la mise en oeuvre des nouveaux programmes, des socles et des compétences terminales nous a conduits dans certaines disciplines, comme les sciences et les mathématiques [Hirtt 2001, 2005, 2008].

Dans le présent dossier nous entendons approfondir cette critique et montrer que :

- derrière l’approche par compétences se cachent essentiellement des objectifs économiques liés à l’évolution du marché du travail ;
- l’approche par compétences constitue bel et bien, quoi qu’en disent ses défenseurs, un abandon des savoirs ;
- l’approche par compétences ne peut en aucune façon se réclamer du constructivisme pédagogique ; il se situe en réalité à l’opposé des pédagogies progressistes ;
- loin de favoriser l’innovation pédagogique, l’approche par compétences enferme les pratiques enseignantes dans une bureaucratie routinière ;
- l’approche par compétences est un élément de dérégulation qui renforce l’inégalité (sociale) du système éducatif.

Tout le dossier dans le document joint