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La mutinerie des hussards - Christian Bonrepaux, Le Monde, 9 novembre 2009

lundi 9 novembre 2009, par Laurence

"Aujourd’hui, en conscience, je ne puis plus me taire ! En conscience, je refuse d’obéir." Le 6 novembre 2008, Alain Refalo, professeur des écoles à Colomiers, dans la banlieue toulousaine, débute ainsi la lettre qu’il envoie à son inspecteur d’académie. Il est bientôt imité par de nombreux collègues un peu partout en France. Chez les hussards noirs, ces instituteurs chers à Charles Péguy, il y a de la mutinerie dans l’air ! Ils sont 2 835 professeurs des écoles à refuser les réformes les plus récentes du primaire. Un mouvement de protestation comme l’éducation nationale les affectionne ? Pas si simple. Les "désobéisseurs", comme ils se qualifient eux-mêmes, se démarquent des formes classiques de contestation.

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Menée en dehors des syndicats, la démarche est atypique. Alain Refalo, militant depuis vingt-cinq ans au Mouvement pour une alternative non violente, et objecteur de conscience à l’époque où le service militaire était encore obligatoire, se réfère au philosophe et poète américain Henry David Thoreau, antiesclavagiste dont la théorie de la désobéissance civile a influencé Tolstoï, Gandhi et Martin Luther King. En exergue, sur son blog, une citation de Georges Bernanos, "Il faut beaucoup d’indisciplinés pour faire un peuple libre", donne le "la". Sur le site du mouvement, une citation d’André Gide annonce la couleur : "Le monde ne sera sauvé, s’il peut l’être, que par des insoumis."

Deux mille huit cent trente-cinq réfractaires, c’est peu, au regard des 367 900 enseignants du premier degré. C’est beaucoup, pour un mouvement qui ne comporte aucune revendication catégorielle mais se cristallise sur la seule relation de l’enseignant à l’élève, et fait courir de vrais risques à ceux qui le suivent. Tous se regroupent autour de trois refus. Celui d’appliquer les nouveaux programmes de 2008, vécus comme un retour à des méthodes directives où les savoirs comptent bien plus que la manière de les transmettre. Celui, pour les directeurs d’école, de refuser de transmettre les données chiffrées de base élèves, un dispositif statistique jugé attentatoire à la vie privée. Celui, enfin, de l’aide personnalisée, mise en place, elle aussi, à la rentrée 2008.

Ce dernier point est le coeur du débat et l’élément déclencheur du mouvement. Conçue pour permettre un soutien scolaire de deux heures hebdomadaires en français et en mathématiques aux élèves en difficulté, elle est jugée beaucoup trop scolaire pour ne pas renforcer les jeunes en échec dans leur rejet du système éducatif. D’autant que, avec l’adoption de la semaine de quatre jours et la fin de la classe le samedi matin, les deux heures alourdissent un emploi du temps déjà important. Les hussards se mutinent mais ne désertent pas : ils prennent les élèves deux heures par semaine, mais sur des activités ludo-éducatives, théâtre ou jeux pédagogiques, plutôt que pour faire des mathématiques et du français.

Leur aversion pour les réformes du primaire traduit un divorce plus ancien entre ces professeurs des écoles, proches des méthodes participatives de Célestin Freinet, et leur ministère de tutelle. De 2006, avec le débat lancé par Gilles de Robien à propos des méthodes d’apprentissage de la lecture, jusqu’à aujourd’hui, le climat n’a cessé de se tendre entre le ministère de l’éducation nationale et les tenants des pédagogies actives, qui estiment que leur espace se réduit au sein de l’éducation nationale. Les désobéisseurs cristallisent ces inquiétudes et les portent sur la place publique. Non sans remous.

Au-delà des questions de fond se pose celle de la légitimité du refus d’obéissance : est-il légitime de rejeter les circulaires et instructions d’un gouvernement issu d’une majorité légitimement élue ? Sans surprise, le ministère répond par la négative. Confirmant les propos de son prédécesseur Xavier Darcos, Luc Chatel, dans une de ses toutes premières déclarations, a asséné : "La désobéissance n’est pas compatible avec les valeurs de l’éducation, avec l’idée que je me fais du métier d’enseignant."

Les dents grincent. Y compris quand Alain Refalo répond à l’invitation du pique-nique annuel "Paroles de résistance", organisé par l’association Citoyens résistants d’hier et d’aujourd’hui, en présence de personnalités de la Résistance tels Raymond Aubrac et Stéphane Hessel. Eminemment politique, l’association se donne pour but de "refuser la récupération politicienne des combats et des valeurs de la résistance par le chef de l’Etat ainsi que pour célébrer les valeurs de fraternité et de solidarité du programme du Conseil national de la Résistance". Ce compagnonnage leur vaut de se faire stigmatiser par la droite comme "une passerelle jetée entre la mouvance anarcho-libertaire de la nébuleuse altermondialiste et la gauche institutionnelle qui fait depuis trente ans la pluie et le vilain temps dans l’éducation nationale" (Valeurs actuelles, 30 avril).

La réalité est plus complexe. S’il y a gros à parier que les sarkozystes doivent être fort peu nombreux dans leurs rangs, leur mouvance n’est pas idéologiquement homogène, entre pacifistes, gauchistes, gauche traditionnelle, non-syndiqués, syndiqués... Cette hétérogénéité se retrouve dans le rapport qu’ils entretiennent avec les syndicats. Aux prémices de leur action, ceux-ci ont considéré les trublions avec circonspection."Sud Education nous a immédiatement soutenus, explique Bastien Cazals, professeur des écoles à Saint-Jean-de-Vedas (Hérault). Pour le SGEN-CFDT, le SE-UNSA et le Snuipp, ce sont d’abord les adhérents des sections départementales qui nous défendent. Les directions nationales restent réservées sur nos formes d’action."

Quand elles n’y sont pas hostiles, comme le SE-UNSA : "Nous ne pouvons cautionner l’action individuelle. Seule l’action collective garantit la défense des salariés, explique Christian Chevalier, son secrétaire général. Au SE-UNSA, nous sommes légalistes. Nous considérons qu’en démocratie les fonctionnaires doivent appliquer les lois et les circulaires." Raisonnant à fronts renversés, le syndicaliste voit dans l’attitude des désobéisseurs face au dispositif d’aide personnalisée un possible... cheval de Troie du libéralisme : "Au nom de la liberté pédagogique, les désobéisseurs revendiquent la liberté d’action dans leur classe. Si l’enseignement et les méthodes varient beaucoup d’une classe ou d’un établissement à l’autre, les parents, dans une logique consumériste, vont choisir en fonction de ce que propose l’enseignant aux élèves."

Bastien Cazals s’étrangle d’un tel argumentaire. Cet ex-ingénieur est l’auteur d’un petit livre (Je suis prof et je désobéis, éditions Indigène) dans lequel il pourfend la logique libérale qui, pour lui, poursuit de façon méthodique la destruction totale de l’école républicaine : "Nous ne désobéissons pas parce que nous n’aimons pas les lois, mais parce que les récentes dispositions constituent une contre-réforme. Nous défendons l’école publique laïque de Jules Ferry."

Les parents d’élèves ne leur sont pas hostiles, du moins ceux qui adhèrent à la FCPE, fédération classée à gauche et majoritaire. "Nous approuvons leur rejet des réformes et leur hostilité à la semaine de quatre jours, explique Jean-Jacques Hazan, son président. Sur le terrain, les rapports entre la grande majorité de ces enseignants et les parents sont généralement assez bons. Les parents les soutiennent régulièrement."

Depuis le mois de juillet, les sanctions administratives tombent à l’encontre des désobéisseurs. Une centaine d’entre eux font l’objet de retenues sur salaire parfois importantes pour service non fait. Sur recours des intéressés, le tribunal administratif a suspendu ces retenues pour trois d’entre eux au motif que la nature du service qu’ils n’avaient pas effectué n’était pas assez précisée par leur autorité de tutelle. Mais le ministère a fait appel... Et lance la machine des sanctions disciplinaires contre les figures du mouvement. Alain Refalo a subi une rétrogradation d’échelon aux lourdes conséquences financières. Bastien Cazals a subi un blâme. Plus sévère, Erwan Redon, professeur des écoles à Marseille, a fait l’objet d’une mutation d’office.

Si leur mouvement suscite de la sympathie, leurs collègues rechignent à s’engager plus avant, au vu des risques encourus. Aujourd’hui, les désobéisseurs veulent élargir les bases du mouvement. Lors de leur université d’été, en août dernier, à Montpellier, ils ont élaboré une charte de résistance pédagogique qui permet d’affirmer "la possibilité de mettre en place toute alternative pédagogique dans l’intérêt des enfants". Une manière d’associer publiquement des soutiens qui n’osent se déclarer par peur des sanctions. A ce jour, seuls 2 000 enseignants ont signé.

Les hussards sont touchés dans leur solde, pas dans leur détermination. Selon Philippe Meirieu, universitaire et chef de file du courant pédagogue, ils ont transgressé une règle d’or de cette grande muette qu’est l’éducation nationale : "Le système scolaire s’est fait une spécialité de l’ensablement des réformes. Quand elles les dérangent, les professeurs se débrouillent pour ne pas les appliquer. Sans faire de vagues et sans sanction. En revendiquant publiquement leurs actes, ils rompent avec l’usage de ne pas faire et de n’en rien dire."

Sur le Web :

- Le blog d’Alain Refalo :

- Le site du mouvement Résistance pédagogique

- Le blog de Jean-Paul Brighelli