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Verbatim du 5e séminaire "Politiques des sciences" (EHESS) : le financement de la recherche, 6 janvier 2010

vendredi 15 janvier 2010, par Laurence

Cédric Lomba (Présentation de la séance)

Cette année, dans le cadre du séminaire Politiques des Sciences, nous avons décidé de revenir sur le thème du financement de la recherche, que nous avions déjà abordé l’année dernière [1] au travers d’un séminaire consacré exclusivement à la question de l’ANR (Agence Nationale de la Recherche).

On avait vu se confronter deux points de vue : les uns avançant l’idée que l’ANR, d’une part, offrait de nouveaux financements, en particulier aux équipes SHS (Sciences Humaines et Sociales), et plus spécialement encore, aux équipes SHS universitaires, financements qui lui manquaient jusque là, et, d’autre part, qu’elle offrait des opportunités d’emplois à court-terme, sous forme de post-doctorats, aux jeunes chercheurs sans poste. A l’inverse, d’autres soulignaient que l’ANR était peut-être un instrument mobilisé par le gouvernement afin de mettre en pièces les structures traditionnelles de financement de la recherche publique et qu’elle introduisait également une précarisation massive de l’emploi ainsi que certaines formes d’allégeance au sein des équipes de recherche.

Aujourd’hui nous voulions reprendre cette question des financements en proposant à des personnes qui défendent des points de vue variés voire opposés de présenter la question du rôle des financements sur les contenus de la recherche. Pour cela, nous avons invité quatre intervenants. Dans l’ordre de présentation, il s’agit de Marc Lipinski, chercheur Cnrs en biologie, mais qui intervient ici au titre de vice-président de la région Ile-de-France en charge des dossiers de l’enseignement supérieur, de la recherche et de l’innovation. Il interviendra donc sur les politiques de financement de la recherche publique par la région Ile-de-France, ses particularités notamment au regard des financements sur projet de l’Etat national. Ensuite la parole sera donnée à Gérard Lenclud, anthropologue. Il interviendra à un double titre. D’une part en raison de son expérience passée au sein des instances scientifiques du Cnrs et, de l’autre, de son expérience actuelle au sein des programmes de l’ANR. Ce sera ensuite le tour de Jean-Charles Hourcade, économiste, qui est spécialiste des questions du climat, du développement soutenable et qui est de longue date confronté aux différents types de financements publics nationaux, régionaux, internationaux mais aussi à différents types de financements privés, notamment de la part d’entreprises françaises. Enfin, Alain Trautmann, que l’on connaît évidemment pour son combat et sa participation au mouvement Sauvons La Recherche (SLR), immunologiste, interviendra sur les recompositions institutionnelles des Sciences de la Vie (SDV) et sur le nouveau rôle attribué aux Sciences de la Vie, notamment sur une certaine forme d’externalisation annoncée par l’industrie pharmaceutique vers les centres de recherche publics spécialisés en SDV.

Marc Lipinski, "Les politiques de financement de la recherche publique par la région Ile-de-France"

Je vais essayer d’être court dans mon intervention parce que je pense que, dans la période qui est la nôtre, on a intérêt à beaucoup échanger et à privilégier le débat. Et ce d’autant qu’il y a des échéances en cours sur les évolutions du système de recherche, sur le système de financement, bien sûr, mais aussi je crois sur l’orientation générale, la philosophie qui sous-tend l’idée que le secteur public, les gouvernements, les collectivités territoriales doivent ou non financer de la recherche.

J’essaierai également, si j’en ai le temps ou sinon on l’abordera lors de la discussion, de dire un mot sur ce qui se passe en Angleterre actuellement. C’est un cas intéressant parce qu’il y a un gouvernement travailliste et que l’Angleterre est souvent prise pour une sorte de petit modèle européen de ce qu’il faudrait faire ou ne pas faire. Donc, on pourra discuter de ça.

J’ai été présenté comme chercheur en biologie. Ce qui est vrai. Mais je suis également Vice-président du Conseil régional d’Ile-de-France depuis 2004, en charge de l’enseignement supérieur, de la recherche et de l’innovation. En 2004, c’était la fin du grand mouvement qui a vu la création de Sauvons la Recherche !, les Etats-généraux de la recherche, etc. Et d’une certaine manière, mon élection à la vice-présidence était une sorte d’effet indirect de ce mouvement. Pourquoi ? Parce que je crois que ce mouvement s’est inscrit dans une prise de conscience de la part d’un certain nombre de chercheuses et de chercheurs qu’il fallait peut-être arrêter de laisser à des gens qui ne connaissent pas grand-chose à ce secteur le soin de développer les politiques de recherche, et peut-être aussi d’enseignement supérieur, mais c’était moins au centre des préoccupations à ce moment là.

Ce grand mouvement a permis énormément de débats, a donné l’occasion à de nombreux chercheurs qui, en général, sont occupés par leurs activités personnelles de recherche, de prendre du temps et de réfléchir. Ce qui n’arrive pas souvent, et c’est bien embêtant, à mon avis.

Une des questions que l’on peut se poser est de savoir pourquoi il y a si peu de personnes issues du monde intellectuel, de la recherche, de l’enseignement supérieur, qui entrent en politique ? Il y a beaucoup de raisons pour cela. Une des raisons, c’est que la politique peut être vue comme quelque chose d’un peu vulgaire et d’un petit peu vain. D’un autre côté, moi j’ai fait cette démarche avec l’idée qu’il ne fallait pas forcément laisser à des gens relativement béotiens dans ce secteur et très emprunts de concepts idéologiques forts le soin de définir les politiques de recherche.

Je vais ici vous parler de ce qui a sous-tendu la politique que nous avons mise en place au conseil régional d’Ile-de-France depuis 2004. Les politiques se définissent par deux choses principalement : 1/ une sorte d’exposé des motifs, c’est à dire la manière dont on conçoit ce qu’on doit faire et 2/ le financement. Le financement, c’est souvent tout de même la conséquence de ce que l’on souhaite faire et des moyens que l’on parvient à se donner pour cela.

La situation de la collectivité régionale en matière d’enseignement supérieur et de recherche

Dans le contexte français, les Régions sont une création récente, la décentralisation datant des années quatre-vingt. On en est encore aujourd’hui à un stade de début de décentralisation parce que, par rapport à d’autres pays très décentralisés, nous sommes quand même des nains en la matière. Ce qui explique que les Régions n’ont pas eu beaucoup de politiques très structurées en faveur de l’enseignement supérieur et de la recherche. Et nous sommes peut-être à nouveau à un tournant de ce point de vue là car, d’une part, l’enseignement supérieur et la recherche ne font pas partie des compétences légales et obligatoires des régions et, d’autre part, les régions interviennent dans ces domaines au titre de la clause de compétence générale[1]. Pour l’instant, les collectivités territoriales françaises ont le pouvoir d’intervenir dans les secteurs qu’elles souhaitent grâce à cette clause de compétence générale. C’est une possibilité qui risque d’être supprimée ou extrêmement restreinte par de nouveaux projets législatifs du gouvernement actuel qui souhaite revoir complètement l’organisation des collectivités territoriales avec toujours le maître mot : simplification, optimisation, qui permet de changer les choses et rarement dans un sens qui nous agrée. Il est donc question que les Régions, qui jusque là avaient des moyens d’intervenir, soient privées de cette clause de compétence générale. Auquel cas il y aura un dilemme pour le gouvernement actuel, à savoir : faudra-t-il donner ou pas aux Régions cette compétence en matière d’enseignement supérieur et de recherche, sachant que, dans l’optique d’une simplification, a priori l’idée est de ne pas donner la même compétence à différents niveaux d’organisation territoriale.

Il fut un temps où la compétence lycée a été transférée aux régions. La question du transfert par l’Etat du budget et du personnel inhérent à cette dévolution de compétence a longuement fait débat. Une des questions qui se pose aujourd’hui de manière sous-jacente est donc de savoir s’il faut transférer la compétence enseignement supérieur aux régions ? Et si oui, dans quelles conditions (transfert des budgets de fonctionnement, d’entretien, quid du personnel, quid de l’état de l’immobilier, etc.) ? Ce n’est pas une question totalement théorique, parce que l’état des universités françaises et, en particulier, en Ile-de-France, est souvent tellement mauvais que les sommes à investir pour les mettre au niveau international – ce qui est souvent le but annoncé, notamment avec le grand emprunt et le plan campus qui égayent l’actualité depuis deux ans -, tout cela montre que le nombre de dizaines de milliards d’euros qu’il faudrait mobiliser pour que les universités françaises puissent se hisser à ce niveau international est très conséquent. Or, à mon avis, l’état de la dette publique ne favorise pas l’investissement de l’Etat français dans ce domaine. Je referme la parenthèse.

La politique de recherche de la Région Ile-de-France

Dans les limites que j’ai précisées pour des Régions qui décident d’intervenir dans un secteur qui n’est pas une compétence obligatoire pour elles, nous avons en Ile-de-France décidé d’installer vraiment une politique de soutien à la recherche dont j’ai la faiblesse de penser qu’elle est relativement originale. Pourquoi ? Parce qu’on a essayé de répondre à la fois à deux impératifs qui peuvent paraître opposés ou contradictoires : l’un est d’essayer d’aider à la structuration d’une certaine recherche régionale. Je reviendrai plus loin sur cette idée de structuration. Et l’autre est de s’efforcer de préserver l’autonomie des chercheurs, avec des financements qui viendraient de la collectivité territoriale régionale. Comment a-t-on procédé ? On a défini un concept qui est ce que l’on a appelé les Domaines d’intérêt majeur (DIM) pour la Région[2]. La raison en est qu’avec les moyens financiers dont nous disposions, il n’était pas question d’intervenir dans tous les domaines de la recherche. Il fallait par conséquent identifier un certain nombre de domaines qui nous paraissaient prioritaires. D’où cette idée de définir des Domaines d’intérêt majeur, des grandes thématiques qui sont décidées par un vote démocratique au sein de l’Assemblée régionale qui, au cours des quatre années qui se sont écoulées de 2005 à 2008, a donné ce label à quatorze grandes thématiques. Cela ne veut pas dire que nous ne sommes intervenus que sur ces grandes thématiques. Cela signifie plus exactement qu’une grosse moitié des moyens consacrés à la recherche a été ciblée sur ces Domaines d’intérêt majeur. Sur ces quatorze domaines de recherches, deux ont concerné le champ des SHS, mais il n’empêche que, dans les autres domaines qui concernaient surtout les sciences de la vie mais également les sciences exactes, nous avons insisté pour que les thématiques SHS soient partie prenante des grands axes de recherche explorés dans ces domaines.

Venons-en à la question de l’autonomie des chercheurs. Une fois que la thématique a été décidée, il nous est revenu d’aider à la constitution de réseaux de recherche régionale portés par les scientifiques. En pratique, nous essayons de faire travailler les chercheurs en réseaux. Nous faisons en sorte d’identifier, pour chaque thématique retenue, toutes les personnes et tous les laboratoires importants sur le sujet dans la région ainsi que les porteurs de projets. On les incite à travailler ensemble. Et ensuite, ce sont ces réseaux constitués qui présentent un programme de recherche pour l’année et puis qui sont autonomes quant à la façon dont ils dépensent les financements que nous leur accordons. Ceux-ci ne sont pas négligeables. Ils concernent à la fois l’équipement, ce qui intéresse peu les sciences sociales, mais aussi le fonctionnement, qui est constitué essentiellement par des allocations de recherche, allocations doctorales, allocations postdoctorales, organisation de colloques, etc. La façon de dépenser cet argent, qui peut se monter à plusieurs millions d’euros par an pour chaque grande thématique, est, dans des limites liées aux conventions signées, à la discrétion des réseaux de recherche.

De notre côté, nous nous efforçons de concilier à la fois l’autonomie des chercheurs et l’affirmation de choix politiques. Une Région, en effet, fait des choix politiques en décidant d’intervenir dans tel ou tel domaine. Une des raisons qui m’a poussé à choisir certaines thématiques reposait sur l’idée qu’il était préférable, plutôt que de jouer la carte de la concurrence avec l’Etat – ce qui est impossible eu égard aux moyens dont on dispose – et au lieu de faire du saupoudrage, de cibler des domaines qui sont négligés, sous-financés ou qui souffrent d’un manque de visibilité au niveau national.

- A titre d’exemple, un des accomplissements dont je suis fier dans cette mandature a été d’aider à la constitution d’un réseau de recherche sur une thématique qui est celle du genre. C’est ainsi que l’Institut Emilie du Châtelet (IEC) a été créé avec un financement émanant à 98% de la Région Ile-de-France. Cet institut est dédié à des recherches menées sur les femmes, le sexe et le genre. Donc, là, cette création de l’IEC qui résulte d’un profond volontarisme politique répond au constat, qu’en France, nous sommes très décalés par rapport à ce qui se fait au niveau international ; aussi convient-il d’essayer de rendre visible un champ de recherche qui existe mais qui est complètement dispersé et qui n’a pas les moyens de se développer. C’est une façon de faire.

- Une deuxième façon de procéder a été de reconnaître des réseaux préexistants et qu’il nous paraissait important de financer davantage pour qu’ils disposent de moyens accrus.

- Une troisième option politique que nous avons retenue a consisté à mettre les allocations de recherche à un niveau compétitif européen. Il s’agit de recherche doctorale, et ce sont forcément des contrats de recherche, donc des contrats de travail classiques avec un niveau de rémunération important, la prise en charge des cotisations sociales, etc. En mettant ces rétributions à un niveau européen, nous ambitionnions de tirer vers le haut ce qui existait au niveau national et, par exemple, pour les allocations doctorales financées par la Région Ile-de-France, la rémunération était très au-dessus de ce qu’était l’allocation doctorale du ministère de la recherche en 2005, quand nous avons commencé. Petit à petit, l’allocation doctorale du ministère de la recherche a augmenté, mais elle reste encore inférieure à ce que propose la Région. Il y a donc un certain nombre de principes que l’on essaie d’impulser tout en sachant que l’on ne peut pas, évidemment, se substituer à l’Etat.

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Gérard Lenclud, anthropologue

Quelques remarques préalables

Je voudrais tout de suite préciser que je n’interviens pas dans ce débat au titre de spécialiste des politiques de recherche, bien entendu. Je voudrais ajouter quelques autres précisions. Tout d’abord, je ne suis bien évidemment pas le porte-parole de l’ANR. Je n’appartiens aucunement à cette institution ; j’y apporte seulement une collaboration épisodique comme beaucoup d’autres chercheurs ou universitaires. Je ne suis donc pas « payé » pour chanter ses louanges ou pour la défendre, soit contre des attaques de principe, au nom de la nocivité intrinsèque des financements sur contrats, soit contre des critiques émises à l’adresse de son mode de fonctionnement ; je pense particulièrement à l’évaluation.

Ce n’est pas tout. Pour que les choses soient également très claires, il se trouve que je n’ai jamais eu ni l’envie ni l’idée de répondre à un appel d’offre de l’ANR. Je n’étais d’ailleurs pas particulièrement chaud à son égard lorsque j’ai assisté, depuis le département SHS du Cnrs, à son apparition sur la scène scientifique. Les conditions en étaient totalement précipitées et, assez curieusement, il a fallu que ce soit le Cnrs qui fournisse à l’ANR une liste d’experts afin de procéder à l’évaluation des projets déposés.

A quel titre puis-je parler de l’ANR ? C’est d’abord pour avoir participé sur le tard, à un certain nombre de ses comités scientifiques en charge d’arbitrer les projets candidats ; je l’ai fait en tant que rapporteur, comme un grand nombre de collègues, c’est à dire en tant que personne proposant des noms d’experts et confrontant les avis de ces experts entre eux. Puis j’ai participé, sur le tard également, à un certain nombre de réflexions de son comité dit « sectoriel SHS », qui est chargé de conseiller l’ANR en ce qui concerne l’élaboration de sa politique scientifique. C’est à dire, très concrètement : choix de thématiques prioritaires, proportion des appels d’offres thématiques par rapport aux appels d’offres « blancs », définition des appels d’offres thématiques, modalités de leur lancement et surtout leur chronologie, pluriannuelle ou non, mode de participation des communautés scientifiques au choix des thématiques, sachant que bien évidemment une thématique réussie pour l’ANR, c’est une thématique où il y a beaucoup de projets déposés.

Je dirai rapidement que ce sont les activités normales d’une agence de moyens dans le domaine de la recherche. Et je voudrais rappeler à cette occasion que l’expression « agence de moyens » est une expression qui est essentiellement vague, au sens où elle identifie extrêmement mal les institutions. Il y a évidemment toujours eu des agences de moyens avant qu’il y en ait officiellement en France. Je dirai que le Cnrs en était et en est, je le pense, toujours (et peut-être même plus) une à sa façon, et un laboratoire l’est évidemment, à sa façon, pour ses membres. Pour définir ce qui fait d’une institution une agence de moyens, il faut se pencher sur la part de son activité consistant à distribuer des moyens.

Troisième remarque. Je dirai que je ne suis absolument pas qualifié pour évoquer les incidences de l’existence de l’ANR sur la recherche proprement universitaire. J’ai tendance à croire que ses conséquences sur la recherche universitaire sont beaucoup plus importantes que celles déjà notables que l’on peut constater dans les organismes de recherche, en l’occurrence au Cnrs. La recherche universitaire était au sens le plus strict la parente pauvre ; elle l’est aujourd’hui beaucoup moins d’un point de vue financier grâce à l’ANR.

Quatrièmement, et là je vais certainement heurter le sentiment d’un grand nombre d’entre vous, je n’ai jamais pensé, et je ne crois pas être le seul, que le principal obstacle de la recherche en SHS en France et au Cnrs était la pénurie financière. Du moins considérée globalement. Certes certains secteurs de recherche peuvent se trouver dans la situation de manquer de moyens financiers et certains projets souffrir d’un financement insuffisant. Ce que je veux dire c’est que, en bloc, le financement alloué au Cnrs en matière de recherches SHS n’a jamais cruellement péché par défaut. La meilleure preuve en est que de nombreux laboratoires n’arrivaient pas à dépenser la totalité des moyens qui leur étaient alloués. Je vais même, par conséquent, dire que la réponse apportée par l’ANR sous forme de financement à la recherche SHS n’est évidemment pas la seule réponse à un problème unique qui se poserait et, disent certains, la panacée. Certainement pas. Mieux même, je suis convaincu que les sommes distribuées à nombre de projets par l’ANR entre 2005 et 2008, une moyenne comprise entre 145 000 et 175 000 euros par projet, sont excessives et pourraient être mieux employées autrement. Je pense que les SHS n’ont pas à singer les sciences de la nature. Or c’est un tout petit peu comme cela que ça se passe on va dire en gros, au sein des institutions de financement où le sérieux d’un projet se mesure au départ au montant demandé. Un projet de 15 000 euros n’est pas nécessairement pris au sérieux. Ce qui est absurde. Il y a donc, et il faut le noter, une complicité objective – comme on disait autrefois – entre l’agence de moyens et la communauté scientifique pour surévaluer le coût des projets. En soi, ce ne serait peut-être pas grave, sauf que cela a des conséquences (indirectes) extrêmement graves pour les autres formes de financement.

Et j’en viens justement à ma cinquième précaution. Pour que les choses soient claires, je suis convaincu qu’il faut maintenir un principe de dualité de financement, sans doute un financement sur projet, mais également un financement récurrent sur des programmes au long cours qui correspondraient à ce qu’on pourrait appeler à peu près une exigence de veille scientifique. Je vais prendre à titre d’exemple, qui n’est pas tout à fait imaginaire, le tout petit nombre de chercheurs qui travaillent sur les manuscrits de la Mer Morte. Leur déchiffrement constitue une entreprise de longue haleine. Si on la juge pertinente, et en attendant l’émergence de laboratoires européens sinon internationaux, cette entreprise là ne peut pas s’accommoder des à-coups d’un financement sur contrat qu’au demeurant elle n’obtiendrait pas. Sur ce point précis, qui me paraît être très important, de la nécessité pour les SHS en France d’un financement récurrent, les responsables de l’ANR en sont parfaitement d’accord. Et, à ma connaissance, aucun d’eux n’a jamais prétendu devoir détenir un monopole du financement en SHS ni se substituer aux organismes de recherche ou aux universités. Ce n’est pas de leur faute si ces organismes de recherche, éventuellement, ou ces universités, éventuellement, n’ont pas de politique de recherche. Je pense, par conséquent, que si une distorsion flagrante entre le financement sur projet et le financement récurrent venait à franchir un certain seuil, cela résulterait seulement d’un a priori idéologique et de source politique même si de nombreux chercheurs y souscrivent, en le disant ou en ne le disant pas.

L’ANR et le financement de la recherche en SHS

Voilà. Maintenant quelques réflexions rapides sur le rôle de l’ANR dans le financement des recherches SHS. La question est de savoir si cette agence a changé la donne dans le financement des recherches. Et bien, tel est évidemment le cas et s’est réalisé progressivement. Deux ou trois chiffres simplement, pour qu’on les garde en mémoire. Entre 2005 et 2008, 2297 projets ont été déposés. Ce qui indique au demeurant le nombre de projets candidats qui émanent d’équipes universitaires. Sur ce total, 578 ont été financés pour un montant global de 104,4 millions d’euros, avec, je l’ai dit, une allocation moyenne par projet comprise entre 145 000 et 175 000 €. Je remarque en passant que cette allocation moyenne par projet est infiniment supérieure au montant moyen du budget attribué, en tout cas par le Cnrs, à ses laboratoires SHS. Donc, évidemment, l’ANR a changé la donne dans le financement de la recherche SHS. Cette dernière a globalement plus de moyens ; ce serait complètement absurde de le nier.

Maintenant la question intéressante est la suivante : est-ce que cette transformation du mode de financement de la recherche SHS a modifié le contenu intellectuel de la recherche ? A cette question, je dis franchement que je n’apporterai aucune réponse, faute de l’avoir. Et je serais très curieux de l’avoir, cette réponse. Je doute fortement que quiconque soit en mesure de la donner, du moins une réponse sans a priori. Pourquoi ? Parce que pour y répondre il faudrait enquêter bien davantage chez les chercheurs que sur l’ANR. Ce qu’il faudrait savoir en particulier, c’est ce qu’un chercheur a dans la tête au moment où il dépose un projet, est-ce qu’il formule son programme de recherche ou est-ce qu’il ajuste son programme de recherche à ce qu’il pense devoir être attendu par cette institution qu’est l’ANR, notamment, éventuellement, attendu des attendus, si je puis dire, supposés de l’ANR à ce sujet ? Cela demanderait donc une enquête extrêmement approfondie qui, à mon avis, amènerait à des conclusions très nuancées. Une chose est sûre, c’est qu’il est vraiment absurde de prétendre que l’ANR importe dans les SHS un critère d’utilité immédiate, comme j’ai pu le lire, qu’elle instrumentalise les SHS, je l’ai lu, qu’elle privilégie à tout prix le socio-économique, et – pourquoi pas ? – qu’elle apporte ces sciences sur un plateau alors à ce que vous voulez : depuis le CAC 40 jusqu’à éventuellement le Grand Capital dont, au demeurant, on se demande ce qu’il pourrait faire des SHS.

Je rappellerai seulement pour démontrer l’absurdité de cette prise de position qu’en 2009 l’ANR a financé 116 projets pour un montant global de 28 millions d’euros. Sur ces projets, 33 étaient thématiques contre 61 non thématiques et 22 de coopération internationale. Est-ce que ces 61 projets non thématiques financés par plus de 50% du montant global disponible véhiculaient une intention qui n’était pas une intention de connaissance au départ ? Soutenir ce point de vue est, à mon sens, injurieux pour la communauté scientifique elle-même.

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Alain Trautmann, biologiste, SLR

Je vais parler un petit peu de l’ANR et beaucoup de l’Alliance des Sciences de la Vie, dans les deux cas pour dire ce qui se passe de spécifique actuellement dans la restructuration de l’organisation des sciences de la vie. Je me considère comme minoritaire chez les biologistes, dans la mesure où peu d’entre eux sont, comme moi, très inquiets sur la situation actuelle, et l’évolution du secteur qu’elle annonce. Je pense que ce qui est en train de se jouer pour les sciences de la vie (SDV) pourrait se jouer ensuite ailleurs. Même si c’est actuellement spécifique aux SDV, je crois que ça vaut la peine, pour des non-biologistes, de regarder ce processus d’un peu plus près.

L’ANR et la déstructuration des laboratoires dans les Sciences de la Vie ; ses conséquences pour la recherche

Commençons par l’ANR. Dans le champ des sciences de la vie, le fonctionnement en laboratoires est important. Cette structure permet la prise de risques, qui peut impliquer, de travailler dur mais sans publier pendant plusieurs années. C’était possible avant, dans des laboratoires où, si le directeur de laboratoire faisait confiance à un chercheur, il lui disait : « vas-y, je te finance même si tu ne publies pas pendant un certain temps ». Moi, ça m’est arrivé et maintenant j’essaie d’en faire bénéficier d’autres. Or cette possibilité disparaît à partir du moment où s’opère la déstructuration des laboratoires, associée au fait que seules les équipes sont financées. Sauf dans les lieux où il y a une volonté commune de résistance, ce qui est possible, lorsque des collègues disent : « nous, qui rassemblons un certain nombre d’équipes, décidons de fonctionner ensemble et de mutualiser une partie de nos financements respectifs pour en faire bénéficier ceux d’entre nous qui n’ont pas de contrat ». On peut résister un peu ainsi, mais ça ne durera pas éternellement. En outre, je pense que cette déstructuration peut s’aggraver, et s’aggravera. L’individualisation des équipes et des personnes s’amplifiera lorsqu’arriveront, au sein des contrats, des primes pour les chercheurs qui auront ces contrats. Dans la même période, un autre élément de déstructuration, ou en tout cas de changement de structure important, est constitué par l’augmentation de l’emploi précaire. C’est un point important, mais qui n’est pas spécifique à la biologie.

Une spécificité pour la biologie, c’est le fait que l’ANR pousse à orienter les recherches vers des applications médicales et pharmaceutiques. Cela apparaît clairement dans des disciplines que je connais bien comme l’immunologie ou la neurobiologie. Les premiers appels thématiques en immunologie et neurobiologie en 2005 étaient relativement peu thématisés, c’est à dire qu’en gros tous les chercheurs dans ces deux domaines pouvaient demander un financement ANR. Maintenant, il existe toujours une thématique affichée d’immunologie et une autre de neurobiologie, mais on ne peut demander de financement sur ces thématiques affichées que si l’on indique pour quelle maladie on travaille. On ne peut plus dire, je fais de la recherche cognitive, j’essaie de comprendre comment fonctionne ce système. Ou alors on doit faire des demandes dans les appels blancs. Concernant votre commentaire, M. Lenclud, sur le fait que de nombreuses demandes de financement signifieraient qu’il y aurait un accord des demandeurs avec l’appel d’offre, je pense que cette conclusion est erronée. Dans mon domaine cela signifie simplement que les chercheurs considèrent qu’il est plus facile d’obtenir un financement dans une thématique affichée que dans un appel blanc. Si je travaille sur une pathologie qui a un rapport avec l’immunologie, j’en profiterai car je sais qu’une demande faite dans le cadre d’un appel blanc a moins de chances d’aboutir. Donc, il n’y a aucun doute que pour la biologie, l’ANR sert notamment à exercer une pression pour orienter les recherches vers les applications médicales et pharmaceutiques.

La restructuration des sciences de la Vie et ses enjeux

Venons-en maintenant, à la restructuration des sciences de la vie. Cette restructuration a été préparée en mars 2008 par le fait que l’Inserm a été découpé en huit instituts. Quelques mois après, c’est le Cnrs qui a été découpé de la même façon. Un an plus tard, en avril 2009, a été créée l’Alliance Nationale des Sciences de la Vie et de la Santé, désormais connue sous le sigle AVIESAN. J’ai dit que je me sentais minoritaire dans mon milieu, dans la mesure où beaucoup de collègues m’apparaissent peu conscients de l’importance de ce qui est en train de se jouer. Cet état de fait est dû en grande partie au fait que le gouvernement fait tout ce qu’il faut pour brouiller complètement le sens de ce qu’il fait. C’est à dire qu’il peut très bien annoncer des choses qui sont exactement le contraire de ce qu’il fait. Par exemple, je me souviens très bien que V. Pécresse, lorsqu’elle a annoncé le découpage de l’Inserm en huit instituts, a indiqué que l’objectif était d’augmenter la cohérence de l’Inserm ! Pareil pour le Cnrs. Et il y a des gens qui vont se demander : « sûrement, si un ministre le dit, c’est que ça doit être vrai ». Cela m’évoque 1984, de George Orwell. Un des mots d’ordre du Parti au pouvoir était : «  la liberté, c’est l’esclavage », ce qui devait provoquer dans le peuple le réflexe obéissant : « si les gens au pouvoir disent que la liberté, c’est l’esclavage, c’est qu’ils doivent avoir une bonne raison de le dire ». Dans le roman de George Orwell, c’est ce qu’il appelle « la double pensée », le fait de croire simultanément vraies deux choses totalement incompatibles, faire un effort intellectuel pour penser que les deux choses sont vraies. Je pense que notre gouvernement est en train de faire cela avec nous.

Sur l’Alliance des Sciences de la Vie, ils ont annoncé au départ que c’était une structure de coordination souple, sans aucun pouvoir, simplement pour que les gens puissent se parler, renforcer les interactions. On sentait très bien que c’était faux. Et depuis, c’est devenu évident. Pourtant, dans une interview que A. Syrota, le PDG de l’Inserm et président de l’Alliance, a donnée à la mi décembre, il a réaffirmé que l’Alliance est une simple structure de coordination souple, alors qu’il est patent que c’est absolument faux. Ma façon de décoder les choses, c’est de considérer que l’Alliance des Sciences de la Vie a été mise en place pour préparer la formation d’un Institut unique des sciences de la vie et de la santé, qui sera contrôlé par le lobby médical et permettra de mettre à la disposition de la recherche pharmaceutique une partie de la recherche publique. C’est une accusation assez grave que je vais expliciter et justifier.

Comment puis-je affirmer cela, en étant certain de ce que j’avance ? Le 26 octobre 2009 a eu lieu une réunion importante à l’Elysée. N. Sarkozy a passé une demi-journée avec ce qui s’appelle le Conseil Stratégique des Industries de Santé [2], qui regroupe des représentants des cinq plus grosses industries pharmaceutiques françaises. Eux-mêmes se nomment très modestement le « G5 ». Ils sont venus en annonçant à l’avance pourquoi ils venaient. Ils ont dit, « on y va premièrement pour demander une réduction d’impôts supplémentaire ». Il faut savoir qu’une entreprise comme Sanofi, malgré la crise, au dernier bilan, fait état d’une hausse de 20% de son bénéfice par rapport à l’exercice précédent. Donc ils venaient demander cette réduction d’impôts, et d’autre part, ils venaient pour expliquer à Sarkozy comment utiliser au mieux le grand emprunt pour financer la recherche publique en biologie, en entrant dans le détail des secteurs et structures concernés. Ils l’avaient annoncé à l’avance et dans les annonces qui ont eu lieu par la suite par Mme Pécresse, on a vu repris exactement les mêmes termes. J’affirme que l’AVIESAN est une nouvelle structure de pilotage de la recherche en biologie en France et que derrière cette alliance de façade entre les différentes structures où se fait la recherche publique en biologie en France, (à savoir : l’Inserm, le Cnrs, la biologie du CEA, l’INRA, etc.), il y a une véritable alliance, celle des grandes entreprises pharmaceutiques et du gouvernement.

J’affirme cela dans la mesure où, lors de cette réunion, Sarkozy a dit exactement ce qu’il attendait, lui, de l’Alliance, et je le cite précisément : « l’Alliance doit aller vite vers une gouvernance opérationnelle intégrée ». Voilà pour l’alliance souple ! Il ne l’a pas dit par hasard. Il ajoute : « c’est une condition de succès de tous nos partenariats industriels, donc de la valorisation de notre recherche et de notre croissance. Nous n’attendrons pas, nous ne cèderons pas, parce que c’est l’intérêt de la France ». Et Syrota, donc PDG de l’Inserm et président de l’Alliance, a déclaré aux syndicats en novembre 2009, un peu après cette réunion : « l’Alliance doit être l’agence de la programmation biomédicale. Le système a maintenant gagné en visibilité. L’Alliance prépare la programmation de la recherche, l’ANR la met en œuvre ». Je ne sais pas si la direction de l’ANR est très d’accord avec cela, mais en tout cas, lui considère que c’est l’Alliance qui programme l’ensemble. Et encore une fois, en décembre, il nous dit : « non, c’est juste un petit truc de rien du tout ». Et il a dit aussi aux syndicats que le plan stratégique de l’Alliance s’imposerait à l’Institut National des Sciences Biologiques (INSB), qui a remplacé le département des sciences SDV du Cnrs. Et il espérait que ce plan s’imposerait même à l’Institut de chimie du CNRS. Voilà ce que l’on peut glaner quand on gratte les informations, mais il y a plein de déclarations pour dire exactement le contraire afin que les personnes concernées soient anesthésiées et disent par exemple : « mais non, regarde cette déclaration, l’Aviesan n’imposera rien au CNRS ».

Revenons maintenant sur le fait que la recherche publique soit mise à la disposition des «  big pharma », une accusation qu’il faut étayer. J’ai rappelé dans quelle disposition d’esprit le G5 était venu à la réunion du 26 octobre 2009 à l’Elysée. Il faut rappeler un élément de contexte important, à savoir que la principale de ces Big Pharma, Sanofi, avait annoncé un plan de licenciement de 20% de ses effectifs de chercheurs propres, c’est à dire 1200 personnes. Le motif qui a été donné en interne à Sanofi, d’après une information que j’ai obtenue auprès de collègues CGT de Sanofi – ça n’a pas été clamé sur les toits -, c’est que ça coûtait moins cher à Sanofi d’externaliser sa recherche dans le public que de la faire en internef. également Alain Trautmann, « 2009 : une année déterminante pour la réorganisation et le pilotage renforcé de la recherche publique en biologie », [3]]. Il suffisait de faire en sorte que des laboratoires aient besoin de cet argent, et Sanofi pourrait l’externaliser. Ça n’était pas parce que Sanofi y était acculé pour des raisons financières. J’ai dit que l’entreprise se portait très bien. Et au même moment où elle va réduire ses efforts de recherche, elle va continuer à toucher le Crédit Impôt Recherche (CIR) [4]. L’assiette du CIR a été récemment modifiée, précisément pour mieux satisfaire les grandes entreprises. Auparavant, pour pouvoir toucher le CIR, il fallait que le budget recherche augmente. Maintenant, c’est simplement le volume que l’entreprise affecte à la recherche qui est pris en compte. C’est cela qui permet aux Big Pharma de continuer à bénéficier du CIR tout en réduisant leur effort de recherche.

Donc, il y avait de quoi être choqué. On se disait que peut-être la ministre de la recherche, présente à cette réunion, allait protester, tenir d’autres propos. Et de fait, Valérie Pécresse devant les dirigeants du « G5 », a fait ce jour-là des déclarations très intéressantes. Une des questions posées était : à quoi sert l’enseignement supérieur ? Et bien voilà la réponse de Mme Pécresse : « Vous aurez besoin de former ceux qui, depuis des années, ont mis leur talent au service de vos entreprises et notre enseignement supérieur sera au rendez-vous. J’en prends l’engagement devant vous ». C’est sans doute ce qu’elle appelle « l’autonomie ». Voilà pour continuer la version Pécresse du principe “mutualiser les risques et privatiser les profits”. Cela donne : « De plus en plus les médicaments innovants que vous développerez ou produirez auront été découverts par d’autres. Réussir ce transfert du capital intellectuel de nos scientifiques vers vos entreprises, c’est l’enjeu ». Et sur la question de l’autonomie, pourquoi les universités doivent-elles être autonomes ? La réponse de Pécresse : « Nous avons donné l’autonomie et les moyens à nos universités pour qu’elles puissent enfin être libres de nouer des partenariats, d’imaginer de nouveaux cursus et de vous accompagner dans cette révolution qu’est « l’innovation ouverte » ». Ça, c’est le nouveau terme à la mode, « innovation ouverte ». Il faut comprendre : innovation ouverte sur l’utilisation de la recherche publique.

Quant au CIR, j’ai dit tout à l’heure que son assiette avait été récemment modifiée de telle façon que désormais pour certains types d’investissements, le CIR puisse atteindre 60% de la somme engagée par les entreprises. Concrètement, vous investissez cent euros et le fisc français vous en rembourse 60. Quelques jours plus tard, dans un communiqué, le ministère de la recherche se félicitait de ce que, sur le site de l’ANR, il soit désormais possible de trouver des annonces d’appels d’offres faits directement par les Big Pharma pour la recherche publique. Si vous allez sur le site de l’ANR « ANR », vous pourrez y voir que Sanofi fait une proposition précise. Pour vous dire combien l’offre est concrète : « Déterminants génétiques des maladies à composant immuno-inflammatoire », Cela correspond à un créneau qui intéresse Sanofi, qui souhaite s’y engager sans trop y investir, en y attirant des chercheurs du secteur public « ceux qui veulent travailler là-dessus peuvent nouer un contrat avec nous ». C’est d’ailleurs assez curieux comme contrat, parce que le montant n’est pas indiqué – « à négocier » ; la durée – intéressante - : 3 mois à 12 mois. Aucune recherche fondamentale n’est évidemment compatible avec ce type de durée. Quant aux possibilités de publication, il est précisé : « confidentiel entreprise ». Cette politique de la recherche publique qui va travailler pour les Big Pharma est entérinée par quelqu’un comme Syrota qui a donné une interview dans La Tribune du 15 novembre 2009. Le titre est « Demain 20 à 30% de la recherche privée se fera en partenariat avec la recherche publique ». Pour qu’une telle chose « marche », il faut que les gens aient vraiment besoin d’aller à la soupe. Et pour ce faire, il faut réduire les financements. C’est la politique que l’on vit actuellement, de diminution d’une année sur l’autre des crédits qui viennent de l’Inserm et du Cnrs.

Donc, en ce qui concerne la biologie, les restructurations qui sont en cours, c’est à dire les restructurations en liaison avec le fonctionnement de l’ANR, les restructurations avec cette Alliance sont clairement destinées au pilotage de la recherche, à la mise en place d’une politique ultralibérale et sont également destinées à casser les structures qui pourraient s’opposer à cela. En ce sens, une des missions de l’Alliance est de tuer le Cnrs. Dans un premier temps, on met les SDV complètement hors-circuit. Visiblement, actuellement, les décisions concernant l’Alliance se font sans le département des Sciences de la Vie. Ici, dans l’assemblée, il y a Didier Chatenay, membre du conseil scientifique de l’INSB du Cnrs, qui pourra vous dire comment les conclusions de l’Alliance tentent d’être imposées au Cnrs.

Les raisons du « succès » d’une telle politique de déstructuration de la recherche publique

Je terminerai avec l’expression d’une grande inquiétude de ma part dans la mesure où ces politiques marchent. La communauté des biologistes ne s’est pas dressée comme un seul homme contre cette politique, loin de là. On peut essayer de comprendre quelles sont les raisons pour lesquelles ça marche.

D’abord, en ce qui concerne l’ANR, une des raisons, c’est l’ambition. Parmi les gens qui ont applaudi à l’ANR, il y a un certain nombre de biologistes, jeunes chefs d’équipes, la quarantaine, dont certains étaient d’ailleurs actifs en 2004 avec Sauvons la Recherche et qui rêvaient de remplacer les mandarins en place. Les contrats permettent justement d’accélérer le turnover de remplacement des mandarins par de nouveaux mandarins. Donc certains sont satisfaits de cela.

D’autres font seulement preuve d’un manque de lucidité par rapport à ce qui risque de se jouer comme déstructuration globale et se disent simplement : « bon, jusqu’à présent, moi je me débrouille, j’arrive à ruser avec le système, donc ce n’est pas si mal que ça ». Et puis même, il y a un certain plaisir à arriver à s’en sortir quand on voit que d’autres ne s’en sortent pas.

Pour d’autres encore, c’est simplement du réalisme : « la nouvelle donne, c’est celle-là, on n’a pas le choix, il faut s’y adapter ». Je ne compte plus le nombre de fois où j’ai pu entendre cette formule. Réalisme y compris syndical et j’ai vu des textes de collègues syndicalistes, que j’aime bien par ailleurs, que je ne souhaite pas dénoncer, mais auxquels j’exprime mon désaccord. J’ai donc lu un texte ou deux disant en gros : «  l’Alliance, ça pourrait aller si les choses étaient plus transparentes, s’il y avait des élus et pas uniquement des gens nommés, etc. ». Pour moi, c’est un peu comme si les Troyens, quand les Grecs leur ont envoyé le cheval de Troie, avaient dit : « vous savez, votre cheval nous inquiète un peu, peut-être que ce serait mieux si c’était nous qui le poussions à l’intérieur de la ville, et pas vous ». J’ai un peu l’impression que cela correspond au discours des syndicalistes, par rapport à l’Alliance, lorsqu’ils disent : « il faudrait essayer de voir ce qui pourrait être récupéré ». Je pense que c’est une grosse erreur.